Chronique | Thot - Delta

Pierre Sopor 10 mai 2024

Il aura fallu un certain temps à Thot avant de sortir un nouvel album : Fleuve remonte à 2017. Au fil des années, Thot a suivi le flux de la vie, sorti quelques formats courts, mais est surtout passé par une remise en question qui a bénéficié à la petite troupe menée par Grégoire Fray qui nous offre enfin Delta. Comme un delta désigne le lieu où un fleuve se sépare en plusieurs cours d'eau plus petit, ce nouvel album s'étend dans plusieurs directions et se nourrit de multiples courants.

Thot n'a jamais été simple à classer : entre rock industriel, noise rock et post-rock, leur musique peut aussi bien être taxée d'avant-gardiste, histoire de ne pas s'encombrer de trop d'étiquettes. On passe de la rage à la mélancolie, c'est souvent poétique, viscéral, intense, effréné à l'image de la pulsation électronique qui lance Euphrate et s'étoffe au fur et à mesure d'instruments et de voix. Comme un cours d'eau grossit avec ses divers affluents, le son gagne en ampleur et en puissance au fil de titres aux structures riches et imprévisibles. Thot se nourrit de ses différents musiciens, de différentes sensibilités (la chanteuse tchèque Lenka Dusilová apporte à l'hypnotique Sleep Oddity un parfum onirique, on sait aussi que Grégoire Fray a travaillé avec le chœur Le Mystère des Voix Bulgares, qu'il sample régulièrement) : même quand les titres sont courts, ils donnent l'impression d'une épopée riche en rebondissements.

Parmi les choses qui sautent immédiatement aux oreilles, il y a l'apparition du français, une première dans Thot. Les textes ciselés y gagnent une immédiateté et une spontanéité nouvelle : ça fuse, entre des élans quasi punk et des plages introspectives presque mystiques (The Last Solstice). Thot est toujours d'une inventivité rare : aucun des morceaux de Delta ne donne l'impression d'avoir été posé là, un peu par défaut. Au contraire, les idées se superposent en un courant continue. On ne stagne jamais et de ce mouvement perpétuel s'extirpent de nombreux moments de grâce, des fulgurances poétiques d'une élégance frappante(le morceau en conclusion, Estuaire, où le piano fantomatique et des chœurs apportent une touche théâtrale aussi poignante que réjouissante).

Des turbulences, des accalmies et surtout des directions imprévisibles : la traversée de Delta est souvent tumultueuse et nous laisse entrevoir des rivages aussi variés que fascinants. Comme quoi, prendre du recul et du temps a été bénéfique : en 2024, Thot est d'une classe folle.