Décrit par l'éditeur comme "le nouvel enfant maudit de la bande dessinée suédoise", Erik Svetoft n'avait encore jamais été traduit en français. C'est désormais le cas avec SPA, sa quatrième œuvre, sortie début juin chez l'Employé du Moi, une drôle d'histoire d'hôtel de luxe dont les clients se retrouvent pris d'hallucinations... à moins que tout cela ne soit réel ? Allez savoir.
Singulier, SPA l'est dès sa forme. On peut même mentionner le travail de l'éditeur qui met l'accent sur la couleur rouge, jusqu'à la tranche (les bords des pages sont teints), alors que tout le reste est en noir et blanc. Est-ce du sang, ou un voile fiévreux ? Graphiquement, le style de Svetoft marque : ses personnages sont caricaturaux, grotesques, ridicules. Les divers éléments horrifiques (cadavres, apparitions diverses) bénéficient au contraire d'un traitement bien moins naïf et plus détaillé. L'ensemble a fière allure et, surtout, dégage déjà à lui seul un climat de malaise et un décalage absurde savoureux.
Dans SPA, on suit plusieurs péripéties dénuées d'intérêt dans un hôtel de luxe : les employés font face à un problème de fuite, les clients se prélassent, un membre du staff commence sa première journée de travail. Peu à peu, une mystérieuse substance suinte des murs et des tuyauteries. D'étranges créatures errent dans les couloirs, la violence jaillit... Mais tout le monde s'en fout. Une main géante sort d'une porte pour étrangler un type ? Des gens se massacrent ? Peu importe : les clients continuent leurs discussions fadasses sans se soucier des événements étranges autour d'eux. La BD s'ouvre sur un couple, les deux ayant plus ou moins le même visage, dans leur appartement. Ils s'interrogent, sans émotion : "C'est chez nous ici ? Et si on partait quelques jours en vacances ?". Autour d'eux, des cadavres pourrissent dans chaque pièce. Pourquoi ? Pourquoi pas !
Dans son mélange entre humour absurde et atmosphère malsaine, SPA évoque aussi bien David Lynch, l'hôtel Overlook de Shining, le manga d'horreur façon Junji Ito (intrigues inexistantes, mystères inexpliqués, personnages interchangeables et créatures grotesques incroyables) et le clip de Black Hole Sun de SOUNDGARDEN pour ses visages figés où la béatitude de surface se mélange à l'horreur insidieuse. Doit-on voir dans l'indifférence des usagers de ce service de luxe une réelle insensibilité aux phénomènes surnaturels qui s'y déroulent, ou plutôt l'expression de leur nombrilisme dans une vie sans saveur basée sur le consumérisme ? Le propos a beau ne pas être lourdement souligné, SPA est aussi une critique mordante du consumérisme, de l'obsession pour les apparences, le luxe et le fric qui rendent aveugle (sciemment ?) à la souffrance qu'ils provoquent. "Vous savez, je n'ai pas toujours été directeur de cet établissement, j'ai eu une vie avant" explique ainsi le patron à son employé... Avant qu'un flashback montre qu'il en est le directeur depuis ses huit ans, sa "vie d'avant" se résumant à avoir fait des pâtés de sable sur la plage.
Svetoft fait preuve d'un découpage d'une efficacité redoutable. La succession des cases, souvent muettes, impose un rythme flottant, décalé. Au-delà des références que l'on citait plus haut, SPA est profondément cinématographique justement dans la façon dont s'enchaînent ses vignettes qui évoque presque un travail de montage : on passe d'une scénette à l'autre par l'intermédiaire d'un personnage au second plan qui sert à faire le raccord, les différents plans de coupe figés imposent un rythme hypnotique à la fois inquiétant et facétieux.
La lecture de SPA est aussi réjouissante qu'intrigante. On n'en aura pas les clés, rien n'est explicité, mais qu'est ce qu'on s'y amuse ! Svetoft cultive le malaise avec un réel génie, c'est à la fois très drôle, effrayant et gênant. Et voilà une BD atypique qui mérite d'être découverte !