Titre : Carmilla
Genres : Romance, fantastique
Réalisatrice : Emily Harris
Scénario : Emily Harris, d'après la novella de Joseph Sheridan Le Fanu
Année : 2019
Pays : Royaume-Uni
Avec : Hannah Rae, Jessica Raine, Devrim Lingnau, Greg Wise, Tobias Menzies
Bande originale : Philip Selway
Synopsis : Au début du XIXème siècle, Lara est une jeune femme qui vit dans un manoir coupé du monde avec son père sous la conduite d'une gouvernante intraitable, Miss Fontaine. Les choses changent lorsque d'étranges circonstances amènent au manoir la mystérieuse Carmilla, qui trouble Lara et fait craindre à son entourage une menace surnaturelle...
Nous en parlions dans notre article sur Joseph Sheridan Le Fanu : Carmilla est restée une des grandes figures du roman vampirique, souvent reprise dans d'autres œuvres. En conséquence, la novella où l'écrivain fantastique irlandais créa le personnage a fait l'objet de diverses tentatives d'adaptation au cinéma dont la plus connue est The Vampire Lovers de la Hammer, efficace mais qui ne brillait pas par sa finesse, on pourrait aussi citer l'étrange et langoureux Et mourir de plaisir de Roger Vadim. Ces adaptations sont aujourd'hui datées, et l'on peut se sentir frustré d'un film qui retranscrive vraiment la puissance émotionnelle de Carmilla. C'est donc avec enthousiasme que l'on a vu arriver en 2019 le film d'Emily Harris, basé sur la novella de Sheridan Le Fanu : serait-ce enfin l'occasion ? On pouvait cependant être inquiet du faible budget du film, qui d'ailleurs n'a pas été distribué en France, nous contraignant à l'anglais. Mais enfin, il fallait qu'on aille voir ça !
Mieux vaut prévenir : ce n'est pas encore cette fois que l'on aura une adaptation vraiment fidèle. Le Carmilla d'Emily Harris est très différent de celle de Sheridan Le Fanu par bien des aspects, à commencer par le fait que le surnaturel n'est pas du tout mis en avant dans le film, au point de devenir subjectif : si Carmilla est un film fantastique, c'est au sens le plus étroit du terme, dans la mesure où il y a un doute. Le film ne cherche aucunement à nous faire peur, l'essentiel n'est pas là : c'est la romance qui est au centre du film, le soupçon du surnaturel est un élément angoissant qui rôde autour d'elle. Ce qui disparaît également, c'est le caractère toxique de la relation entre Carmilla et Laura dans le livre, ainsi que la dépression qu'elle entraîne, ce qui faisait justement la force du texte. Pour la même raison, les personnages sont très différents et n'ont d'ailleurs pas tout à fait le même nom : Laura devient Lara, jeune femme perturbée par sa curiosité et sa sexualité naissante dans le cadre étouffant du manoir, au point de développer des idées morbides ; Mademoiselle de Lafontaine, personnage secondaire du livre, devient Miss Fontaine, gouvernante rigide et très religieuse ; le père est un homme aimant mais effacé ; Carmilla, quant à elle, est toujours séduisante et inquiétante de mystère et de spontanéité, mais dans le contexte où elle intervient, notre vision du personnage change...
Bon, mais alors que reste-t-il des idées fortes de la novella ? Eh bien, il en reste ceci que Carmilla, aussi bizarre que cela puisse paraître, apparaît comme étant la vie. Plus exactement, elle apparaît comme trop vivante à la maisonnée, et c'est cela qui la démasque comme un vampire. La novella insistait sur le fait que Carmilla n'avait pas le teint pâle mais paraissait au contraire plus vivante que les vivants, et elle le montrait dans son attitude spontanée et ses paroles lyriques qui surprenaient l'héroïne et son entourage, tandis qu'a contrario, le château où vivait Laura était un lieu austère où la solitude pesait sans cesse sur elle ; ici, le film est pleinement fidèle à Le Fanu, et c'est d'autant plus intéressant que les adaptations précédentes avaient ignoré cet aspect. Emily Harris restitue cette opposition entre l'environnement de Laura/Lara, protecteur mais figé et sans saveur, et la tentation incarnée par une Carmilla mystérieuse et sauvage. C'est autour de cet affrontement que se construit le film. Alors après tout, tant pis pour les autres aspects du texte : l'idée est excellente.
Or, délicieuse surprise : le résultat en est un bijou esthétique. Avec fort peu de moyens, l'équipe d'Emily Harris a su créer le cadre d'un manoir dans la campagne au début du XIXème siècle tout à fait recevable. La photographie est impériale, soignant ses effets sur la lumière. Mais ce qui nous marque surtout, c'est la mise en scène : le film développe magnifiquement l'opposition entre le manoir, sombre et austère, où les bougies n'éclairent jamais assez, perpétuellement hanté par le bruit de la vieille horloge et où même la lumière des flammes paraît froide, et l'extérieur, où la vie grouille, représentée par les plans sur les insectes qui fascinent Lara, où le vent souffle sans cesse et où la lumière illumine tout. La bande originale de Philip Selway remplit à merveille son office : douce et mélancolique, elle se fait parfois perturbante, lorsque la flûte se met à nous hanter ; mais ce qu'il y a de plus glaçant, c'est précisément lorsqu'elle se coupe, nous abandonnant au silence mortifère du manoir.
Toutefois, au-delà de la beauté des images et de la mise en scène, il faut aussi donner chair à ce film, l'incarner. Là aussi, le film s'avère une réussite : les actrices sont excellentes. Les actrices, car le film tourne autour du triangle formé par Lara (Hannah Rae), Carmilla (Devrim Lingnau) et Miss Fontaine (Jessica Raine). Le jeu de Jessica Raine s'accorde avec l'écriture pour faire de Miss Fontaine un personnage ambigu, qui ne sombre pas dans la caricature tout en apparaissant comme l'antagoniste principale du film. Ce qui est encore plus louable, c'est que la relation entre Hannah Rae et Devrim Lingnau fonctionne : on en a connu, des couples peu convaincants au cinéma, mais ici, leurs réactions à toutes les deux sonnent juste. Devrim Lingnau est particulièrement impressionnante : si elle n'y est pour rien, l'actrice allemande a l'avantage d'un physique qui dénote avec celui d'Hannah Rae et d'une beauté atypique qui lui confère d'emblée une apparence surnaturelle dans ce contexte, on scrute avec attention sa dentition ; son jeu d'expression et sa gestuelle, quant à elles, lui donnent juste ce qu'il faut d'à la fois sauvage et passionné pour donner son charme et son ambiguïté au personnage.
Reste une dernière crainte. Tout cela est bien beau mais, comme il est vite évident que le film n'a pas l'intention d'aller très loin dans le fantastique, l'intrigue ne risque-t-elle pas de devenir mièvre ? Qu'on se rassure, ce n'est pas le cas. Au long de sa petite heure et demie, le film nous surprend à plusieurs reprises lorsque le sang et la violence font brutalement irruption. La fin est choquante et par-là même, excellente. On prendra garde, enfin, au détail de la dernière image, d'une tristesse saisissante. Une fois rassuré, on a envie de le revoir !
Carmilla d'Emily Harris n'est certainement pas ce que l'on cherchait en tant que lecteur de Le Fanu, ni en tant qu'amateur de cinéma fantastique. Au fond, ce n'est pas tant une adaptation qu'une interprétation à un autre degré de lecture. Pourtant, le film nous a convaincu ; même si ce n'est pas ce qu'on cherchait, il a finalement plus d'intérêt qu'une adaptation qui se contente d'enfoncer les portes ouvertes comme celle de la Hammer. Le mélange entre la tension psychologique, l'érotisme diffus et l'ombre du vampire qui conduisent au drame en font une œuvre forte et originale. On regrette que le film n'ait pas rencontré plus d'écho, une traduction en français eût été bienvenue.