Titre : Mad God
Réalisateur : Phil Tippett
Année : 2021
Avec : Alex Cox, Niketa Roman
Synopsis : Une cloche de plongée corrodée est au milieu d'une ville en ruines et l'Assassin en sort pour explorer un labyrinthe de paysages étranges habité par des gens bizarres.
Quelque part entre 1987 et 1988, Phil Tippett, alors superviseur des effets spéciaux sur des films comme L'Empire Contre Attaque, Piranhas, Indiana Jones et le Temple Maudit ou RoboCop, décide de se lancer dans son coin sur une oeuvre folle : la réalisation de MAD GOD, un film en stop-motion inspiré entre autres par ses rêves. En 1993, quand il apprend qu'il devra faire des dinosaures en images de synthèse plutôt qu'en stop-motion pour le Jurassic Park de Spielberg, il se décourage : cette technique d'animation lui semble désormais obsolète et MAD GOD entre en hibernation jusqu'à ce que des employés de son studio en découvrent les quelques images tournées à la fin des années 80 et le motivent à reprendre l'aventure. Pendant des années, Tippett et ses employés vont tourner des bouts de MAD GOD, le week-end, une fois leur semaine de travail terminée. Des petits épisodes sont achevés et montrés grâce à des campagnes de crowdfunding mais en 2021 le film entier sort enfin, résultat de plus de 30 ans de travail.
Se lancer dans MAD GOD, c'est se lancer dans une expérience unique : sans pression de délai, Tippett a pris le temps qu'il voulait pour donner vie à sa vision, chaque plan bénéficie d'un travail incroyable, certains ayant demandé plusieurs années de travail pour parfois une poignée de secondes à l'écran. Le film nous plonge et nous perd dans un univers dystopique futuriste post-apocalyptique. La narration, cryptique, enchaîne des séquences liées entre elles par une logique propre aux rêves, où notre cerveau en quête de rationalité cherche à s'accrocher à la symbolique (notamment biblique, les premiers instants du film offrant quelques clés) pour comprendre ce qu'il se passe. Des sortes de géant sont perpétuellement exécutés sur des chaises électriques et leurs déjections donnent vie à d'étranges zombies qui seront broyés plus tard par des monolithes, pendant que divers monstres s'affrontent et se dévorent, que l'on traverse un champs de bataille et qu'un bébé plus dérangeant que celui d'Eraserhead sert à recréer un monde.
Le résultat est incroyable. Les visions surréalistes sont démentes et terrifiantes, comme si Dave McKean, Robert Morgan et Bosch avaient fusionné. Nous suivons pendant un temps un assassin s'enfonçant peu à peu dans ce monde comme un plonge dans le subconscient, d'étranges chirurgiens charcutant des corps, des bébés cauchemardesques et tout un bestiaire difforme, boiteux, nauséabond et splendide. La temporalité, les rapports d'échelle et nos repères spatiaux volent en éclat alors que le monde renaît pour être détruit à nouveau. Qui est ce dieu fou donnant son titre au film ? Est-ce Tippett, qui a porté cet incroyable projet pendant la moitié d'une vie ? Est-ce le créateur de ce monde malade dont on devine qu'il s'agit du notre, après avoir subi les conséquences de nos actes ? Est-ce ce bébé grotesque qui babille des ordres incompréhensibles dans un écran devant lequel s'amasse une foule d'esclaves-zombies-ouvriers ? Mystérieux et mystique, le film nous laisse avec de nombreuses questions et ce sera à chacun d'en tirer les interprétations qu'il peut. Pour apprécier MAD GOD, il faut aimer se perdre et ne rien comprendre. Il faut aimer être trainé dans des décharges futuristes où l'on peut déceler un certain humour malsain via de nombreuses fulgurances gores, et se contenter de borborygmes et onomatopées (le film ne compte aucun dialogue, si ce n'est quelques insultes en français)
MAD GOD est un patchwork de techniques d'animation : le stop-motion, dans toute sa formidable rugosité et ses aspérités côtoient les prises de vues réelles et les incrustations. Tout cela renvoie à un formidable travail d'artisan, rappelant les "trucs" de Méliès pour donner au cinéma sa magie, bien loin de l'aseptisation numérique et des effets trop propres dans lesquels l'âme a cédé sa place à la perfection technique. La démesure et l'ambition du projet forcent le respect, le résultat est hallucinant et halluciné.
Néanmoins, on peut avoir quelques réserves, comme sur cette dernière partie, quand les expériences de Tipett l'amènent vers l'abstraction : après plus de trente ans à construire un film qui peut, finalement, se regarder à peu près dans n'importe quel sens, la fin semble abrupte. Mais comment achever ce qui n'avait pas vraiment de début, ni de réel construction narrative ? Après tout, Tippett aurait pu continuer à travailler sur MAD GOD plusieurs siècles sans ne jamais le conclure. Le temps passé sur le projet provoque aussi, forcément, une variété d'humeurs qui peuvent chambouler la cohérence des séquences entre elles, ce que les différentes techniques employées souligne, renforçant à nouveau cette impression de patchwerk.
L'expérience ne laisse pas indemne. Trip cauchemardesque à la logique mouvante, MAD GOD chamboule la réalité et enchaîne les visions d'une inventivité folle. Le film est un chef d'oeuvre surréaliste d'une richesse visuelle exceptionnelle, résultat de plus de trente ans de travail passionné. On peut s'estimer chanceux d'avoir (enfin) vu le bout de cette créature de Frankenstein cinématographique, fruit de plusieurs assemblages certes opaque et peu accessible, mais d'une démesure unique preuve d'un amour sans bornes pour la création et l'animation, et on peut se surprendre à espérer qu'un tel projet (re)donne envie à certains cinéastes de se tourner à nouveau vers ces techniques d'animation.