[Cinéma] Nosferatu de Robert Eggers

[Cinéma] Nosferatu de Robert Eggers

Pierre Sopor 26 décembre 2024

Titre : Nosferatu
Genres : Fantastique, Horreur
Réalisateur : Robert Eggers
Scénario : Robert Eggers, Bram Stoker, Henrik Galeen
Année : 2024
Pays de production : USA
Avec : Lily-Rose Depp, Bill Skarsgård, Willem Dafoe, Nicholas Hoult, Aaron Taylor-Johnson, Ralph Ineson
Synopsis : Une histoire gothique d'obsession entre une jeune femme hantée dans l'Allemagne du 19ème siècle et l'ancien vampire transylvanien qui la traque, apportant avec lui des horreurs indicibles.

Il y a un peu plus de cent ans, en 1922, le réalisateur allemand Friedrich Wilhelm Murnau signait avec Nosferatu un magnifique plagiat du Dracula de Bram Stoker (dont la veuve, Florence Balcombe, ne souhaitait pas vendre les droits). Aidé par son chef opérateur Fritz Arno Wagner et surtout l'architecte et occultiste Albin Grau, crédité ici comme costumier et décorateur mais à qui l'on doit en réalité l'initiative du projet, Murnau vampirisait ainsi le célèbre roman pour donner vie à une nouvelle figure légendaire du fantastique. Dans Nosferatu, le vampire (nommé Comte Orlok pour des raisons de droit) est plus occulte, plus putride, et véhicule avec lui la Peste, infectant le monde moderne pour le plonger dans les ténèbres. Suite au procès intenté par Florence Balcombe, il est ordonné en 1925 de détruire toutes les copies de Nosferatu. Heureusement, la sanction ne sera pas appliquée avec suffisamment d'acharnement et le film refait surface au décès de Balcombe, à la fin des années 30. Récemment, le film a enfin fait l'objet d'une restauration et d'une ressortie pour ses cent ans.

Dans les années qui suivirent la sortie de Nosferatu, le réalisateur américain Tod Browning, très impressionné par le film de Murnau, signait le premier film de vampire d'Hollywood en 1927 avec London After Midnight (un film aujourd'hui perdu) avant, en 1931, de réaliser Dracula, première adaptation "officielle" du roman de Stoker avec, enfin, une approche fantastique assumée (une rareté dans le cinéma américain de l'époque qui rationalisait toujours ses "mystères"). Cette fois, loin de l'apparence cadavérique de Max Schreck chez Murnau ou du rictus terrifiant de Lon Chaney en 1927, le vampire prend les airs séduisants d'un magicien de vaudeville, une figure typique du cinéma de Browning. Sous les traits de Bela Lugosi, le vampire est un mondain charmeur qui s'invite chez ses victimes. Avec son accent hongrois prononcé, ses cheveux gominés, son regard intense et sa cape noire, Bela Lugosi devient pour l'éternité l'image du vampire "classique".

Depuis, cette histoire de clerc de notaire que l'on envoie chez un vieux comte dans les Carpates pour lui faire signer des documents afin qu'il puisse acheter une ancienne demeure dans une ville d'Europe occidentale a été racontée à de nombreuses reprises. Dracula est ressorti de son cercueil sous les traits de Christopher Lee, Frank Langella, Gary Oldman, Leslie Nielsen ou Nicolas Cage... En 1979, Werner Herzog choisissait explicitement de faire référence au film de Murnau plus qu'à Bram Stoker avec Nosferatu, Fantôme de la Nuit. Dracula était tombé dans le domaine public et, bien que le réalisateur choisisse cette fois de donner aux personnages leurs noms d'origine (on y croise donc Renfield, Jonathan Harker, Lucy et Van Helsing), sa décision de nommer son film Nosferatu permet non seulement de rappeler la grandeur du cinéma allemand d'avant la seconde Guerre Mondiale mais aussi d'appuyer sur ce qui caractérise cette vision du récit. Herzog multiplie les visions poétiques et macabres de l'épidémie de Peste alors que face à Isabelle Adjani, Klaus Kinski livre une interprétation habitée du célèbre comte, mélancolique et solitaire. Si les grandes lignes de l'intrigue sont les mêmes, Nosferatu est devenue une œuvre à part de Dracula, avec son Comte Orlok au faciès plus proche du rat, qui ressurgit fréquemment dans le cinéma (Salem's Lot, What We Do in the Shadows...).

Avec un tel héritage et une histoire que l'on a déjà tant vue et entendue, que pouvait bien avoir à offrir une nouvelle version de Nosferatu en 2024 ? Savoir le génial Robert Eggers aux commandes, lui qui relançait la mode de la folk horror avec The Witch avant de signer fiévreux cauchemar lovecraftien The Lighthouse, est rassurant (bien que son dernier film, The Northman, tient de l'accident de parcours bancal mais tout de même fascinant à sa manière). Eggers a prouvé non seulement sa maîtrise esthétique mais aussi une radicalité rafraîchissante. Il n'est ni poli ni timide et ses films font tous preuve d'une folie et d'une étrangeté bien singulière faisant de lui un des auteurs les plus passionnants du cinéma d'horreur et fantastique récent.

Alors que le Comte Dracula se nomme de nouveau Orlok, le manège morbide repart pour un tour : visite dans les Carpates d'un jeune homme propre sur lui, calèche inquiétante, ruines menaçantes, rencontre avec le Comte... le film avance sur ses rails sans surprises majeures dans son déroulé, on en coche mentalement les cases. Ce n'est pas pour les grandes lignes d'un mythe qu'Eggers respecte finalement peut-être un peu trop que Nosferatu version 2024 s'impose (on se souvient comment la mini-série Dracula de Steven Moffat et Mark Gatiss osait bousculer les lignes, provoquant bien sûr son lot de levées de boucliers pour un résultat pourtant bien plus fréquentable que l'infâme nanar de Dario Argento). Finalement, ce sont bel et bien dans les moments où l'on reconnaît le réalisateur, preuve de la force de sa signature, que le film trouve toute sa pertinence.

Tout d'abord, il y a l'esthétique. Dès The Witch, Eggers faisait preuve de choix visuels forts avec une admiration évidente évidente pour les ténèbres de la peinture flamande. Dans The Lighthouse, avec un format carré (plus resserré et primitif que le 4:3), il donnait à son film la patine des débuts du cinéma tout en profitant de ce format plus étroit pour mieux coller ses deux personnages, soulignant leur promiscuité et leur folie. Avec Nosferatu, ses cadres sont à nouveau composés avec soin, jouant de symétrie ou de centrages soignés qui flirtent avec l'imagerie iconique et religieuse. La direction artistique assume pleinement ses amours gothiques : film d'époque aux costumes et aux décors convaincants, quelques éclairages à la bougie magnifiques qui rappellent qu'Eggers n'a pas peur du noir... Visuellement, Nosferatu est un grand film gothique comme bien peu de réalisateurs ont eu les moyens et l'envie d'en offrir. Aucune frilosité n'est à déplorer : aucune modernisation ni ironie ne viennent parasiter le tableau et rien que pour ça, on salue la démarche. L'intimisme austère des intérieurs contraste avec des mouvements de caméras dynamiques et amples, épiques, qui doivent autant à Coppola qu'à Peter Jackson.

La nuit, cependant, divisera (quel film d'Eggers ne divise pas ?). Entre un étalonnage monochrome désaturée (une idée empruntée au Dracula de Coppola, ou un hommage à Murnau ?) et des images de synthèse un brin voyantes, certaines visions ne cachent pas leur artificialité. Le choix est cependant pertinent d'un point de vue artistique : nous sommes désormais dans le royaume du Vampire, avec ce que cela implique de visions hallucinées, de rêveries et d'abolition de la réalité. Certains regretteront ce côté tape à l’œil, d'autres en prendront plein la rétine.

Mais ce qui fera couler le plus de sang d'encre est probablement l'apparence du vampire. Si vous attendiez de Robert Eggers un vampire séduisant, charmant, une sorte de beau-gosse maudit auquel vous aimeriez ressembler, eh bien c'est loupé. C'est mal connaître le turbulent réalisateur. Par un habile miracle promotionnel, l'apparence de la bête n'a d'ailleurs jamais fuité, enveloppant le personnage d'un mystère qui rappelle les rumeurs voulant que Max Schreck, en 1922, était un vrai vampire. On sait Bill Skarsgård capable d'éclairs de génie et de transformations surprenantes. Il prête son impressionnante stature à Orlok, qui est cette fois un vrai monstre mort-vivant, à la putréfaction et aux bubons visibles. Bien qu'il en ait la puissance physique, on ne nous le présente pas comme un ancien guerrier mais comme un mage noir... En revanche, Orlok récupère la moustache de Vlad Tepes, se rapprochant de la bestialité hirsute du Comte Dracula de Stoker. Le vampire n'est pas séduisant, il n'a pas d'états d'âme. Chez Eggers, il est un parasite répugnant, le mal incarné, une créature sans émotion qui remplace l'amour par un désir de possession, de dévoration, d'asservissement. Pourtant, il réussit à l'accompagner d'une solitude et d'un désespoir mélancolique qui n'est jamais exprimé par sa nature maléfique mais qui suinte du regard de Bill Skarsgård et de ses instants face à Lily-Rose Depp. Le magnifique dernier plan du film, mélange grotesque d'amour et de mort, rappellera d'ailleurs celui de The Lighthouse : Eggers émerveille et révulse, là encore sans fausse politesse.

Eggers aime se plonger dans le passé, que ce soit en reprenant des codes visuels ou des langages archaïques. Son vampire reprend un trait des premières légendes autour du mort-vivant : il ne mord pas au cou mais se nourrit goulûment à la poitrine, étouffant ses victimes comme le démon du Cauchemar de Füssli. Le son de déglutition est répugnant : comme dans The Witch, comme dans The Lighthouse, le travail sur le son dans Nosferatu est d'ailleurs aussi impressionnant que justifié. Folklore, encore : les scènes mettant en avant les rituels et superstitions des Carpates sont particulièrement réussies et travaillées, une dimension ethnologique que finalement seul le film de Werner Herzog avait abordé de façon convaincante jusque là.

On l'a compris, ce vampire, avec ses traits bestiaux et ses origines occultes, tient plus du démon que du spectre. Il possède sa victime, ici Ellen Hutter (Lily-Rose Depp), et le combattre s'apparente plus à un exorcisme qu'aux désuets rites d'accrochage de gousses d'ail. Nosferatu, en 2024, est également un film de possession avec ce que cela implique de convulsions épileptiques un brin grandiloquentes. Probablement un peu trop grand-guignol pour certains, ces scènes sont en tout cas la preuve d'une implication jusqu'au-boutiste de Lily Rose Depp, qui tremble, grogne et bave avec conviction, son regard fiévreux à moitié éteint illustrant les tourments qu'elle subit, entre rejet de son sort et attirance. L'ensemble du casting est convaincant et fait le job sans éclat de génie particulier (on sait qu'Eggers a le projet en tête depuis dix ans et au fil du temps ce sont succédés plusieurs noms, notamment ceux d'Anya Taylor-Joy, finalement prise par le dernier Mad Max, et de Robert Pattinson, qui aurait ainsi pu jouer un vampire pour la première fois de sa vie, n'est-ce pas ?). On apprécie d'entendre la voix grave de Ralph Ineson, un autre fidèle du réalisateur, Nicholas Hoult y a l'occasion après Renfield de retrouver l'univers de Dracula (mais cette fois, c'est du sérieux) alors que Willem Dafoe, après L'Ombre du Vampire, revient à Nosferatu.

C'est d'ailleurs ce dernier qui, comme d'habitude, vole toutes les scènes. Avec son jeu théâtral à la limite du cabotinage, il apporte une énergie contagieuse qui se marie si bien avec l'humour particulier d'Eggers. Ne craignez pas de gags, ouf, on respire, non, non. En revanche, le réalisateur fait parfois preuve d'une facétie déviante et cruelle qui saura amuser les amateurs sans pour autant détourner de la noirceur de son film.

Le rapport que l'on entretiendra avec le film est finalement assez comparable aux sentiments que l'on aura pour sa créature : fascinant, souvent à la frontière du too-much, il est probable que Nosferatu laisse sceptiques certains pour ses prises de liberté. Pourtant, on empruntant à ses modèles, le film n'a pas non plus l'audace suffisante pour réellement bousculer une histoire que l'on connaît par cœur. Il en résulte une impression étrange : c'est très beau, très bien fait, et Eggers a sans nul doute su imposer une touche bien à lui... mais pas au point de proposer une vision réellement neuve et singulière comme pouvait l'être celle de Herzog par rapport à Murnau. On aurait probablement aimé ressentir un peu plus cette épidémie de peste, peut-être aurait-il fallu opter de manière plus prononcée pour une horreur tapageuse ou atmosphérique plutôt qu'un mélange des deux... certains regretteront le manque de classicisme (dans ce cas, les anciens films sont toujours là) et d'autres attendaient peut-être plus d'insolence et de sang-neuf. On sent néanmoins tout l'amour que met le réalisateur à montrer les derniers instants du film, refaisant une des séquences les plus iconiques de l'histoire du cinéma alors que l'ombre du vampire rampe sur les murs...

Si Nosferatu n'est pas le chef d’œuvre espéré (vu l'héritage, les attentes étaient probablement trop hautes), il reste néanmoins un grand film gothique (un peu comme pouvait l'être Crimson Peak de Guillermo Del Toro en 2016, lui aussi largement marqué par l'influence de ses modèles, mais émotionnellement plus impliqué). En privant sa créature d'émotions, Eggers oublie peut-être d'en insuffler à son film (ou est-ce la faute du casting, solide mais dont certains seconds-rôles manquent un brin de présence ?). Dans notre société capitaliste récemment chamboulée par une pandémie, il manque aussi peut-être l'occasion de réfléchir à la symbolique du vampire autrement que comme parasite toxique en quête de relation à sens unique (si c'est pour mieux échapper à un sous-texte lourdingue trop surligné, alors tant mieux). Après avoir été sérieusement échaudé par The Northman (il ne faut pas lui en reparler), il disait vouloir revenir à la folie de The Lighthouse : la promesse n'est que partiellement tenue. Mais que cela ne vienne pas gâcher le plaisir : épique, souvent sublime, gothique, déviant, noir et d'une sincérité indéniable, son Nosferatu fait preuve d'une richesse symbolique et picturale passionnante, de réelles ambitions et d'une personnalité tout de même forte malgré un respect flagrant de l'ossature figée du récit. Le film se hisse parmi les meilleures œuvres inspirées du roman de Bram Stoker et confirme un sentiment particulièrement satisfaisant en cette fin d'année 2024 : le cinéma d'horreur avec des choix radicaux et des directions assumés a de nouveau le vent en poupe. En plus, il y a de la neige : c'est le film de Noël parfait !