Titre : Pauvres Créatures (Poor Things)
Genres : Fantastique, Comédie
Réalisateur : Yórgos Lánthimos
Scénario : Tony McNamara, d'après le roman d'Alasdair Gray
Année : 2023
Pays de production : USA, Royaume-Uni, Irlande
Avec : Emma Stone, Willem Dafoe, Mark Ruffalo, Ramy Youssef
Synopsis : L'incroyable histoire de l'évolution fantastique de Bella Baxter, une jeune femme ramenée à la vie par le Dr Godwin Baxter, un scientifique brillant et peu orthodoxe.
Lion d'Or à la Mostra de Venise, Golden Globe du meilleur film dans la catégorie comédie aux Golden Globes, une pluie de récompenses pour son actrice principale Emma Stone : Pauvres Créatures cumule les accolades. Le nouveau délire de Yórgos Lánthimos sortait en France le 17 janvier avec cette étiquette de "relecture féministe" du mythe de Frankenstein, une tournure qui nous paraît aussi facile que réductrice : Frankenstein a été écrit par une jeune femme et, si l’œuvre n'est pas forcément féministe, elle a déjà inspiré quelques relectures moins phallocentrées, de La Fiancée de Frankenstein (James Whale, 1935) au délirant Frankenhooker (Frank Henenlotter, 1990) en passant par Et Frankenstein Créa la Femme (Terence Fisher, 1967) et son sous-texte transsexuel assez inédit dans l'Angleterre de l'époque. L'adaptation du roman Poor Things d'Alasdair Gray ne retient finalement que la figure du "savant fou" et la forme de la quête initiatique mais se débarrasse de l'horreur gothique, optant pour une approche pleine de vie.
Yórgos Lánthimos n'est pas un réalisateur que l'on retient pour ses films consensuels ou particulièrement optimistes, il est au contraire un spécialiste de l'étrange, du malaise, voire du glauque (La Mise à Mort du Cerf Sacré n'est pas ce que l'on peut qualifier de feel-good movie...), mais le relatif succès de son œuvre la plus récente et "sage", La Favorite, lui a ouvert des porte-monnaie et donné les moyens de ses ambitions. Dès les premières minutes du film, Emma Stone, age mental deux ans environ, titube maladroitement dans la salle d'opération de son créateur, demande si "elle peut jouer avec les corps" - "oui, mais seulement avec les morts" lui répond son "Dieu", "God" servant ici de diminutif au prénom Godwin. Après avoir, sans conviction, soulevé le pénis flasque d'un cadavre, elle s'amuse innocemment à lui éclater les yeux à coup de scalpel. Le ton est donné : Pauvres Créatures est un film drôle, décalé et souvent très cru. Tant pis pour les clichés un brin vieillots et conservateurs du créateur systématiquement puni pour avoir osé défier l'ordre divin ou de la créature qui se transforme en monstre au contact du monde, comme si c'était la seule voie possible. Ici, le créateur est créature, la créature est créatrice... Pouvoir aux "monstres" !
Ce qui saisit en tout premier lieu est l'univers. Il y a bien sûr ces décors surréalistes, sorte de délire steampunk à la Dalí, dont l'artificialité flamboyante totalement assumée nous rappelle d'autres maîtres du toc poétique (Tim Burton, Terry Gilliam, Tarsem Singh... ou même le Dracula de Coppola, dans ce jeu sur les couleurs, notamment des costumes). Les villes traversées par Bella Baxter ne sont pas fidèlement reproduites, mais immédiatement reconnaissables, qu'il s'agisse de Londres, Paris ou Lisbonne. Il y a aussi ce noir et blanc de la première partie qui vole en éclat dès que Bella s'échappe de son monde victorien terne et que les couleurs explosent, ou encore les ultra grands angles qui contribuent à cette sensation d'étrangeté, de déformation. Lánthimos, son directeur photo Robbie Ryan et toute l'équipe semble s'être amusée à y aller à fond dans la création d'un monde surprenant pour offrir à leur conte de fée le cadre irréel approprié mais, aussi, une valeur ajoutée réelle au roman. La noirceur de l'humour contraste avec une palette solaire et une excentricité permanente. La mise en scène, elle, accompagne son personnage : les déformations, le mouvement perpétuel, cette envie d'expérimenter, d'essayer, de jouer, de s'en foutre des codes du bon goût...
Et puis il y a la quête d'identité de Bella. Elle veut découvrir le monde, se découvrir elle-même, armée seulement de sa naïveté et son honnêteté brutale, sans le moindre tabou. Pauvres Créatures évoque parfois la rencontre improbable de Candide de Voltaire, avec sa protagoniste dont l'optimisme invincible est confronté à la réalité parfois sordide du monde, et un remake arty de Frankenhooker. Ainsi, Bella découvre les Pastéis de Nata et pourquoi il ne faut pas trop en manger en même temps qu'elle découvre les bassesses des autres humains, l'alcool, les inégalités sociales, le cynisme... et le sexe.
Et là, c'est le festival. On peut d'ailleurs se vanter en France que le film n'ait écopé que d'un "avertissement pour jeune public" quand il est interdit aux moins de 16 et 18 ans dans le reste du monde. Pauvres Créatures enchaîne les scènes de sexe explicite et de dissection avec la même distance froide, presque scientifique : il n'y a ni complaisance gore, ni voyeurisme déplacé, juste une observation distancée, à l'image de Bella et son esprit scientifique privé de préjugés, qui analyse et découvre tout cela et se forge d'expériences en expériences, mais aussi beaucoup d'humour. On soulignait plus haut comme les films de Lánthimos peuvent être sombres : si les épreuves de Bella l'amène à vivre des choses peu reluisantes ou permettent au film une critique de certaines mœurs, il n'est jamais glauque, sa noirceur étant toujours compensée par l'attitude de Bella, jamais réduite à une simple victime impuissante, et par l'humour déviant du réalisateur. Pauvres Créatures déborde de vie et traite avec une modernité salvatrice des passages qui auraient pu, autrement, virer au chemin de croix misérabiliste : toute la partie dans le bordel permet par exemple non seulement de donner plus d'ampleur au propos social du film, tout en faisant preuve d'une réelle tendresse envers certains freaks, fracassés de la vie et autres marginaux, sous le regard à la fois bienveillant et ambigu d'une magnifique mère maquerelle incarnée par Kathryn Hunter. Si Bella est sans tabou, elle est aussi sans jugement.
Le cinéma fantastique et horrifique, a toujours été un cinéma aux degrés de lecture politiques et sociaux, que ce soit en amenant des questions de société en avance sur leurs temps grâce notamment à sa sympathie pour ce qui est jugé "bizarre", ou au contraire en faisant preuve d'un conservatisme dont on savoure le paradoxe (Jason Voorhees, avatar de Jésus Christ, qui revient d'entre les morts pour charcuter les fornicateurs et fumeurs de pétards : on reconnaît bien le puritanisme et ses armes vertueuses !). Avec ses fantaisies et ses facéties, Pauvres Créatures est, bien sûr, un film politique. L'intelligence du film est de choisir l'humour satirique et la fantaisie pour ne pas donner l'impression d'être un tract lourdingue donneur de leçons. Mais il est assez délectable de voir tous ces hommes de la société victorienne perdre leurs moyens en présence de Bella.
Tout le monde en prend pour son grade avec une justesse acérée, du personnage de Mark Ruffalo si amusant en minable macho caricatural nombriliste et un brin demeuré (approfondissant les Ken du Barbie de Greta Gerwig, avec moins de plastique et plus de consistance) au pure psychopathe que Bella sera amenée à croiser, en passant par les figures plus "positives" qui se veulent ses alliés mais sont, finalement, tout autant paumées quand elle décide de suivre sa volonté propre plutôt que la leur. Pauvres Créatures porte un regard certes impitoyable, n'hésitant pas à taper parfois là où ça fait mal (ce passage très drôle où Bella vexe son partenaire en constatant, froidement, les faiblardes limites de l'anatomie masculine), mais pas dénué de tendresse : qui aime bien châtie bien, et les bonnes volontés sont capables d'apprendre à faire mieux.
On en prend donc plein les mirettes et les oreilles (saluons la partition de Jerskin Fendrix) alors que Bella explore les différents tableaux, enchaîne les galipettes, envoie valdinguer les codes guindés de la société victorienne coincée du fondement avec ses gestes maladroits, ses interventions inappropriées en bonne société et ses concombres déplacés. Elle découvre la puérilité de ses semblables, leur médiocrité, mais aussi leurs souffrances et leurs aspirations. Elle découvre la pauvreté, le socialisme, la cruauté, la gueule de bois. Emporté par son énergie et son inventivité, Pauvres Créatures surprend, fait rire et émeut de bout en bout (même si le dernier acte aurait gagné à être mieux amené et tombe un peu comme une pièce rapportée). Voir une telle œuvre, à la fois jouissive, moderne et bizarroïde attirer autant l'attention et les louanges ne peut, finalement, que nous encourager à faire preuve du même optimisme que son héroïne.