Contrairement à son "descendant" Howard Phillips Lovecraft (dont nous vous parlions des adaptations par ici), Edgar Allan Poe n'a pas eu besoin de se morfondre bien longtemps dans sa tombe avant que ses œuvres soient adaptées sur grand (et petit) écran. Dès 1909, l'année des cent ans de l'écrivain, le célèbre réalisateur David Wark Griffith (auteur notamment du très controversé Naissance d'une Nation, première "superproduction" d'Hollywood) proposait avec Edgar Allen Poe (oui, le titre original défigurait d'une vilaine faute le nom de l'auteur) un court métrage où l'on suivait le moustachu de Baltimore alors qu'il écrivait Le Corbeau, pendant que sa femme mourait de la tuberculose. Il ne s'agit pas encore d'une adaptation à proprement parler, mais Poe y est déjà un personnage, une idée dont Hollywood s'amuse à s'emparer ici ou là, que ce soit pour l'inclure dans des enquêtes rappelant plus ou moins ses écrits (le thriller un peu neuneu mais divertissant L'Ombre du Mal de James McTeigue, en 2012, ou le très joli mais très creux et incohérent The Pale Blue Eye de Scott Cooper en 2022) ou juste solliciter sa trogne caractéristique (il est devenu l'IA représentant un hôtel dans l'adaptation en série d'Altered Carbon... alors que le même hôtel dans le roman était Jimi Hendrix !). Dès 1910, cependant, ses œuvres donnent vie à des films, notamment en France avec Le Scarabée d'Or.
La sortie sur Netflix de la nouvelle série de Mike Flanagan, La Chute de la Maison Usher, nous semblait un bon prétexte pour vous proposer une petite sélection d'adaptations des œuvres de Poe : bienvenue dans un univers fait de personnages tourmentés, d'amours d'outre-tombes, d'enterrés vivants, de chats noirs, de corbeaux, d'alcools onéreux et où le fantastique se loge à la frontière brumeuse entre le merveilleux et le scientifique, là où tous les doutes sont permis. Plutôt que de chercher à être exhaustif, vous y trouverez cinq propositions d'origines, de durées et même de tons variés, histoire que chacun y trouve son bonheur. De nombreux maitres du cinéma fantastique se sont bien sûr frottés au travail du "patron" (Lucio Fulci, George Romero, Stuart Gordon, Dario Argento) et plusieurs figures légendaires y ont été aperçues (Bela Lugosi, Boris Karloff, Vincent Price...), mais il nous semblait impossible de ne pas commencer par mentionner le cycle consacré à l'écrivain produit et réalisé par Roger Corman.
Illustration de Dave McKean pour The Dreaming #56, paru chez DC Comis Vertigo en janvier 2001.
L'Empire de la Terreur (Tales of Terror) de Roger Corman, 1962
Vincent Price dans La Chute de la Maison Usher, 1960
En 1960, avec La Chute de la Maison Usher, le producteur et réalisateur se lance dans un "cycle" de huit adaptations en quatre ans (bien que La Malédiction d'Arkham n'utilise de Poe que quelques mots pour être, en fait, la première adaptation au cinéma de Lovecraft). Roublard et exploitant au mieux le moindre dollar, Corman y applique la même recette en réutilisant ses décors, ses costumes... mais aussi ses acteurs et collaborateurs (notamment Richard Matheson comme scénariste régulier). Sept des huit films sont menés par le légendaire Vincent Price, qui doit probablement une grande partie de son image aux personnages qu'il y incarne, parfait pour les rôles torturés, machiavéliques, inquiétants, déments... Il s'y donne à cœur joie et est régulièrement accompagné d'autres grandes figures du cinéma (Peter Lorre, Boris Karloff, Basil Rathbone, Lon Chaney Jr, Barbara Steele... et même un tout jeune Jack Nicholson).
Pour cacher le manque de moyen, Corman recouvre par exemple ses décors d'une épaisse fumée, imposant un brouillard mystérieux et spectral. Malin et toujours économe, il y exploite autant que possible des plans qu'il avait tournés lui-même d'un manoir brûlant dans la vraie vie à Hollywood, concluant ainsi régulièrement ses films par un incendie qui ne lui a pas coûté le moindre sou ! Pour la curiosité, vous pouvez vous aventurer dans Le Chateau de la Terreur, qu'il réalise en 1963 et qui est parfois rattaché à son cycle Poe pour son ambiance générale. Alors qu'il venait de terminer Le Corbeau, il souhaite encore profiter des décors et de la présence de Boris Karloff pour faire un film... en deux jours ! Évidemment, le délai n'est pas tenu (même si la star de Frankenstein a tourné toutes ses scènes pendant cette durée) et Corman délègue certaines séquences à ses assistants, dont un certain Francis Ford Coppola, mais également à Jack Nicholson qui y tient pour la première fois de sa carrière le rôle principal. Le résultat est évidemment décousu, chacun apportant dans son coin des modifications au scénario, mais son incohérence lui donne un parfum de rêverie gothique assez savoureux.
De ce cycle Poe, il est difficile de choisir une œuvre en particulier. La Chute de la Maison Usher, le premier du lot ? Ou au contraire, le magnifique Le Masque de la Mort Rouge, l'avant-dernier et celui avec le plus gros budget ? Ou bien l'emblématique Le Corbeau et son ton étrangement burlesque ? Choisissons finalement L'Empire de la Terreur, qui annonce déjà Le Corbeau avec son duo Price / Lorre et son ton décalé. Film à sketches, il adapte en trois segments Morella, La Vérité sur le Cas de M. Valdemar et Le Chat Noir mélangé à La Barrique d'Amontillado. L'atmosphère délectable nous happe dès les premières secondes alors que la voix en off de Vincent Price commente les battements d'un cœur plongé dans les ténèbres. Très court, Morella est pourtant jouissif tant il ressemble à la fois à une synthèse et presque une auto-parodie des films de ce cycle : Price, en robe de chambre, se lamente et se morfond dans la solitude d'un manoir décrépit.
C'est pourtant surtout pour son deuxième segment que le film retient l'attention. Peter Lorre y joue un alcoolique fauché que l'on peut voir comme un avatar de Poe lui-même. Deux séquences sont tout partiuclièrement mémorables : tout d'abord une dégustation de vin lors de laquelle le face à face entre Price et Lorre est hilarant, l'un en roue libre totale dans le rôle d'un expert en spiritueux et l'autre en poivrot qui veut juste qu'on lui remplisse son verre, puis le cauchemar halluciné qui s'en suit et lors duquel la culpabilité du personnage joué par Peter Lorre ressurgit. Lors de cette scène surréaliste, Vincent Prince joue avec la tête tranchée de son collègue, ce qui inspirera toute un passage du film en stop-motion Mad Monster Party, sorti en 1967 soit trois ans après la mort de Lorre, et dans lequel son sosie court après sa propre tête. Tim Burton a d'ailleurs pioché allègrement dans Mad Monster Party au moment de travailler sur L'Etrange Noël de Mr Jack puis de réaliser ses Noces Funèbres, mais on en reparle plus bas ! Avec L'Empire de la Terreur, Corman se montre généreux : en plus d'y utiliser plusieurs histoires de Poe, il y mélange son atmosphère gothique 60's (ses films étaient les "concurrents américains" des productions Hammer), un humour réjouissant qui fait toujours mouche et une touche de surréalisme que l'on retrouve dans certaines autres de ses œuvres de cette décennie (notamment The Tingler et The Trip).
Vincent de Tim Burton, 1982
En 1982, Tim Burton réalise des court-métrages depuis une dizaine d'années, pour la plupart tombés dans l'oubli. Pee-Wee ne sortira qu'en 1985 et le jeune artiste est alors totalement inconnu. Vincent, court-métrage d'à peine six minutes, n'est pas une adaptation de Poe mais son lien avec l'auteur y est bien présent. Burton y raconte l'histoire d'un gamin se prenant pour Vincent Price et, cerise sur le gâteau, le réalisateur alors inconnu, réussit à convaincre l'acteur star d'être le narrateur son petit film. Le résultat est un petit chef d’œuvre d'humour macabre et poétique dans lequel Burton montre son amour pour le stop-motion, les ambiances gothiques, l'expressionnisme allemand... Et Poe, bien sûr, dont le fantôme est déjà évoqué par la voix de Price, mais qui inspire évidemment la folie du personnage principal et dont les vers concluent le film. "Nevermore". La conclusion du Corbeau et du court-métrage sera aussi le nom de l'école dans la pas terrible série Wednesday sortie en 2022, chapeautée par Burton et pleine de références à Poe. Vincent, que le grand public a découvert pour la première fois au début des années 90 avec la VHS de l’Étrange Noël de Mr Jack se trouve sur youtube avec des sous-titres.
Burton trouve en Vincent Price une espèce de "parrain" et lui offre dans Edward aux Mains d'Argent sa toute dernière apparition au cinéma dans le rôle du savant donnant vie à Edward, archétype du personnage burtonnien. De là à y voir un symbole de passation ? Après le décès de Price, Burton se rabat d'ailleurs sur Christopher Lee, qui tient régulièrement des petits rôles dans ses films. Mais l'héritage des adaptations de Poe ne s'arrête pas là : nous mentionnions plus haut comment Mad Monster Party, qui parodie fréquemment une scène de L'Empire de la Terreur, a inspiré Burton. Une comédie musicale en stop-motion avec des monstres ? Bien sûr, Burton l'a vu. Dans Les Noces Funèbres, où d'ailleurs lors d'un lapsus le personnage principal Victor, est appelé "Vincent", l'asticot qui vit dans le crane d'Emily ressemble étrangement à Peter Lorre : même regard mélancolique et surtout, la même voix. De là à voir dans cette histoire mélangeant poésie macabre et nécrophilie (si, si), un ultime hommage à cet acteur de légende et ses apparitions chez Corman, il n'y a qu'un pas facile à faire.
Histoires Extraordinaires, de Roger Vadim, Federico Fellini et Louis Malle, 1968
Si la France n'est pas le premier pays auquel on pense quand il est question de fantastique, notre pays a tout de même produit quelques adaptations de Poe. Histoires Extraordinaires, comme le laisse deviner son titre, est à nouveau un film composé de trois histoires. Co-produit avec l'Italie et sorti à la fin des années 60, il est à cheval entre les films gothiques de la décennie passée et la modernité des années 70. Côté casting, Histoires Extraordinaires propose tout de même Jane et Henri Fonda, Alain Delon, Brigitte Bardot, Terrence Stamp... et Vincent Price, comme narrateur de la version anglaise ! Côté metteur en scène, on peut déjà deviner le déséquilibre du film : Roger Vadim n'a pas vraiment autant marqué les esprits que Louis Malle et Federico Fellini. Par conséquent, le résultat est pour le moins... inégal (en restant poli).
De ces Histoires Extraordinaires, on retient tout d'abord un décalage désuet : les deux premiers segments sont, hélas, perdus dans un entre-deux entre nanar kitsch et tentative de dépoussiérer Poe. On peut néanmoins s'attacher à cette tentative insolite de transposer un univers gothique en Bretagne, avec Bardot et Delon... Mais le troisième segment, adapté de Ne pariez jamais votre tête au diable, écrase les deux précédents de son génie. L'interprétation fiévreuse de Terrence Stamp, halluciné, y est pour beaucoup, mais c'est surtout la mise en scène de Fellini (tant pis pour le chauvinisme) qui fait l'intérêt du film. Le génial réalisateur italien, qui a déjà dit au revoir au néo-réalisme, ne garde de l'histoire d'origine que le point de départ pour y ajouter des thèmes personnels (critique du cinéma romain, peur de la mort) en faisant preuve d'une imagination débridée, où se mélangent surréalisme et symbolisme, l'absurde et le macabre. L'hommage à Poe n'en est que plus réussi et l'opération de modernisation est, cette fois, bel et bien réussie (en plus d'évoquer, dans son final, Lost Highway que Lynch sortira trente ans plus tard).
Les Fous (Šílení) de Jan Švankmajer, 2005
Si aujourd'hui le cinéma tchèque n'a pas vraiment un rayonnement international important, il a cependant lui aussi connu sa Nouvelle Vague dans les années 60 avec plusieurs œuvres frappantes par leur inventivité, aussi bien sur la forme que le fond. Miloš Forman est probablement le réalisateur le plus connu issu de ce "miracle" mais on peut également mentionner Věra Chytilová ou Jan Němec. Si ces films fous, insolites et puissants ont eu du mal à exister face à la censure de l'URSS, ils ont néanmoins inspiré d'autres cinéastes dans les années 90. A la toute fin des années 80, un certain Jan Švankmajer sort son premier long-métrage : une adaptation d'Alice au Pays des Merveilles, peut-être la plus étrange existante. Avec comme seule voix celle d'Alice, qui double un tas d'animaux empaillés, et ses trucages artisanaux, Alice pose déjà les bases du cinéma de Švankmajer : étrange, relativement hermétique, mais aussi poétique et insolite.
C'est en fait au milieu des années 60 que Švankmajer commence à réaliser plusieurs court-métrages, dont une adaptation de Jabberwocky de Lewis Carroll en 1971 annonçant déjà son Alice. Parmi eux, on trouve aussi La Chute de la Maison Usher en 1980 et Le Puits et le Pendule en 1983. Ce n'est qu'en 2005 qu'il adapte Poe dans un long-métrage, Les Fous (Šílení). Il y mélange L'Enterré Vivant et Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume... tout en s'inspirant du Marquis de Sade. Un asile d'aliénés à moitié en ruines, des fous, des catatoniques enterrés par erreur : on est bien chez Poe, pas de doute. Une langue tranchée qui rampe en stop-motion ? Des gens couverts de plume qui courent en hurlant dans les couloirs pourris de l'asile ? Un mélange entre le 18ème et le 21ème siècle ? On est bien chez Švankmajer, pas de doute. Les Fous est un film, eh bien, fou, une vraie bizarrerie pleine de liberté et d'idées qui bouscule avec plaisir les habituels clichés gothiques et brumeux.
La Chute de la Maison Usher de Mike Flanagan, 2023
De réalisateur prometteur avec notamment Oculus et Before I Wake, Mike Flanagan est devenu en quelques années un incontournable des séries horrifiques depuis The Haunting of Hill House. La sortie de La Chute de la Maison Usher sur Netflix faisait figure de petit événement, bien que l'on se demandait comment l'histoire assez courte et pas forcément fournie en horreurs pourraient bien s'étirer sur huit épisodes. Flanagan a l'habitude des adaptations (il s'est attaqué à Stephen King, Shirley Jackson, Henry James et Christopher Pike) et utilise en fait la célèbre nouvelle comme fil conducteur pour adapter pêle-mêle toutes les plus célèbres histoires de Poe, au rythme grossomodo d'une par épisode. Ainsi, La Chute de la Maison Usher reprend les codes de l'anthologie pour proposer une histoire liant toutes formes de supplice imaginés par l'auteur de Baltimore, en plus de faire constamment référence à son œuvre.
Si Mike Flanagan est un auteur intéressant, il a aussi ses défauts et est souvent inégal. La Chute de la Maison Usher semble de prime abord renouer avec ce qui agace le plus dans son travail : des monologues introspectifs pas toujours passionnants et très nombrilistes, des querelles de familles dysfonctionnelles, des personnages pour lesquels il est impossible d'éprouver la moindre empathie à force de vouloir montrer leurs failles (en plus d'être toujours joué par les mêmes acteurs)... Pourtant, au fur et à mesure que le casting rétrécit et que l'intrigue se développe, La Chute de la Maison Usher réussit à imposer son atmosphère (et on ne dit pas ça uniquement pour cette scène de massacre avec du Nine Inch Nails en fond).
Flanagan y mélange le mystère et l'élégance gothique à une histoire très actuelle de scandale pharmaceutique (on disait plus haut que chez Poe, le fantastique avait aussi souvent une base scientifique) et un discours anti-capitaliste féroce qui explose tout particulièrement lors d'une tirade rageuse de l'impeccable Mary McDonnell en fin de série. Bruce Greenwood en salopard attachant, Samantha Sloyan toujours impeccable pour jouer les folles à la rigidité dangereuse, T'Nia Miller très intense, Mark Hamill délicieusement sinistre et Carla Gugino en mystérieuse menace liant les époques et les personnages, volent la vedette aux autres visages familiers que Flanagan épuise à force de réutilisation. Chaque nouvelle adaptée est prétexte à une modernisation qui sert une critique virulente des ultra riches, de leur cynisme et de leur appétit. On ne tremble pas comme devant Hill House, certes, mais on retrouve le ton corrosif de Midnight Mass... en évitant également l'ennui et la niaiserie de Bly Manor et The Midnight Club : La Chute de la Maison Usher, avec son intérêt allant crescendo, réussit finalement à nous piéger et propose une espèce de buffet à volonté assez jouissif pour les amateurs d'Egar Allan Poe.