Titre : Freaks
Réalisateur : Tod Browning
Année : 1932
Avec : Harry Earles, Daisy Earles, Schlitze, Johnny Eck, Prince Randian, Olga Baclanova, Violet & Daisy Hilton, Josephine Joseph, Koo Koo
Synopsis : La belle trapéziste d'un cirque accepte d'épouser un des artistes du spectacle, mais ses amis difformes l'avertisse qu'elle n'est intéressée que par son héritage.
Le monstre a, par essence, toujours eu vocation à être montré et à exciter l'imagination. Le mot lui-même, nous apprend une rapide recherche, vient du latin "monstrare" (montrer, indiquer) mais également "monstrum" (avertir). Un monstre est donc à la fois quelque chose que l'on montre, que l'on expose, mais également un signe : la naissance d'un enfant à deux têtes est vue comme un présage ou une punition divine. Dès son étymologie, le "monstre" est donc lié à la superstition et au spectacle.
Mettons-nous d'accord, par "monstre" il n'est pas question ici de "monstruosité morale", un concept relativement récent et sujet aux subjectivités des époques et des cultures, mais uniquement de personnes humaines aux physiques prodigieux s'éloignant du "modèle standard".
La tératologie, l'étude des monstres, est un domaine passionnant et riche en anecdotes et questionnements savoureux. Ainsi, dans l'Antiquité Romaine, le ius trium liberorum était une sorte de tribut versé aux familles ayant plus de trois enfants pour encourager la "fabrication" de citoyens. Que se passait-il si l'un de ces enfants étaient "inapte" à devenir un citoyen, en raison d'un membre en trop ou en moins par exemple ? Alloc' ou pas alloc' ? Le couple a fait son travail de bon citoyen Romain, après tout, le punir serait donc injuste même si l'enfant ne servira pas la grandeur de Rome ! Dans le monde musulman, les discussions philosophiques du treizième siècle sur la façon de considérer les personnes intersexes, dans un monde où le sexe d'un individu est si déterminant (au point de définir où il se positionne pendant la prière), sont passionnantes. Et les chrétiens, alors, comment ils font ? Un hermaphrodite ou une personne difforme peut-elle être prêtre (d'après certains : oui, si sa "différence" est cachée sous la soutane et ne s'affiche ni sur le visage, ni sur les mains) ? Quelles sont les règles pour baptiser ce qui semble être "une erreur de la nature", voire, peut-être, une manifestation du démon (précéder le baptême de la mention "si tu es homme" permet au prêtre de se dédouaner) ? Et qui sommes-nous pour décider que Dieu fait des erreurs ? Allons-nous condamner aux limbes un pauvre gosse dont l'unique pêché est d'être né sans tête ? Ce ne sont que quelques exemples, et les réponses apportés par les penseurs des époques concernées peuvent parfois surprendre par leur modernité et leur tolérance. Les "monstres" nous ont fasciné pendant des siècles. Ils symbolisent le mystère, l'inconnu, le pays lointain aux coutumes exotiques (de nombreuses vieilles cartes indiquent la présence d'inquiétants peuples cynocéphales ici ou là), la manifestation du surnaturel dans nos vies.
Il y a 90 ans, l'immense Tod Browning, encore auréolé du succès de son Dracula sorti l'année précédente, offrait au monde Freaks et son casting de "monstres humains", pour le plus grand embarras de la MGM qui le produisait sans trop savoir comment le vendre (ils lui ont demandé "l'horreur ultime" et, finalement, en la recevant, s'en sont bien mordus les doigts !). Le film dégoûta le public qui quitte les projections en courant et sombra dans l'oubli, précipitant la fin de carrière de son réalisateur, qui signa cependant encore quelques films dont les très recommandables Les Poupées du Diable et La Marque du Vampire, remake avec dialogues de son mythique film muet perdu London After Midnight.
Redécouvert et réhabilité au début des années 60, au moment de la vraie mort de Browning (oublié du grand public, son décès avait déjà été annoncé par erreur des années plus tôt), Freaks est un OVNI doublé d'un film magnifique dont la puissance a fortement marqué plusieurs autres grands artistes. Frottez-vous les mains et passez donc cet épais rideau, on vous propose de vous replonger dans cette monstrueuse parade.
Revenons en arrière, à une époque où la sortie familiale du week-end consistait à aller se faire frissonner à la morgue en écoutant les épouvantables récits de vrais crimes ou trembler devant une exposition de "monstres". Dès leur nom, les entresorts, là où l'on va se faire frissonner devant l'insolite et le bizarre, évoquent quelque chose de magique (et pourtant, c'est juste pour indiquer qu'on y entre puis qu'on en sort). Poussé par un bonimenteur inspiré, le public y découvre des nains, des siamois, des microcéphales et tout un tas d'autres personnes exceptionnelles et présentées comme les derniers représentants d'un lointain peuple oublié, ou autre descriptif propre à enflammer l'imagination. Malgré l'image communément répandue, les "freak shows" ne sont pas tous sordides et il arrive parfois même que certains artistes soient de vraies stars.
Tod Browning vient du cirque, dit la légende. Personnage haut en couleur, très grand, cleptomane et alcoolique notoire, il aurait lui-même été bonimenteur et même performer, le temps de numéros d'enterré vivant ou de clown... c'est du moins ce qu'il raconte, la réalité étant probablement moins rocambolesque (aux dates pendant lesquelles il aurait arpenté le monde avec sa troupe, on trouve des traces d'un employé de bureau portant le même nom que lui, dans sa ville de naissance). Quoi qu'il en soit, l'illusion, ça le connaît. Il en a même fait sa marque de fabrique, thème récurrent dans ses films qui reposent souvent sur de faux semblants (L'Inconnu, London After Midnight, tous deux avec l'immense Lon Chaney - circassien d'origine, fils de parents muets, et décédé au moment du passage au cinéma parlant). Dans Freaks, il veut rendre hommage à cet univers qu'il affectionne et qu'il voit peu à peu disparaître et réunit alors un casting de stars du freak show, à la façon d'un Expendables du chapiteau. On y retrouve le torse humain prince Randian, Johnny Eck né sans jambes, les sœurs Hilton, siamoises, le sympathique microcéphale Schlitzie et son collègue Zip mais aussi l'ami et collaborateur régulier de Browning, l'acteur lilliputien Harry Earles ainsi que sa sœur Daisy. Tout ce beau monde s'associe pour nous raconter une terrible histoire de trahison et de vengeance. La sincérité de Browning et sa proximité avec cet univers distingue d'emblée Freaks d'autres films plus filous ayant comme seul argument l'exploitation du physique singulier de ses acteurs (mentionnons par exemple en 1938 l'hallucinant western Terreur à Tiny Town et son casting composé uniquement de nains qui n'a aucun intérêt, si ce n'est voir ses personnages passer sous les portes du saloon, ou Mammell's Story en 74 dans lequel Chesty Morgan et son 1m85 de tour de poitrine tue des gens avec ses seins).
Le tournage de Freaks est entré dans la légende : l'équipe technique, mal à l'aise par ces acteurs hors normes, refuse de manger avec eux. Les premières vedettes prévues quittent le projet. Le big boss Louis B. Mayer himself aurait cherché à annuler le tournage... Des tensions éclatent entre les freaks eux-mêmes, qui ont leur ego : chacun a l'habitude d'être la vedette de son propre spectacle et certains ont du mal à partager la lumière ! Quand enfin Freaks sort, la MGM l'affuble d'un carton d'introduction essayant de justifier sa démarche, comme pour s'en excuser. Le public ne va pas voir le film. On est en 1932, les gueules cassées revenues de la Première Guerre Mondiale ont brisé une partie de la fascination que l'on éprouve pour les physiques difformes. Les sciences et la médecine progressent : ceux qui étaient autrefois vus comme de fantastiques présages divins ont désormais des noms évoquant maladies et malformation et l'on prend conscience qu'il s'agit, avant tout, de corps en souffrance.
Dès ses origines, le cinéma aime les monstres. D'ailleurs, le cinéma commence comme une attraction foraine et vient donc, lui aussi, du cirque. On peut mentionner l'amusant exemple du chirurgien Eugène-Louis Doyen qui se vantait (à tort) en 1902 d'avoir pratiqué la première séparation de sœurs siamoises... L'homme filmait ses opérations pour les vendre à des fête foraines, liant ainsi science, cinéma et freak show à lui seul ! Mais en banalisant les monstres fantastiques, spectaculaires et flamboyants, autrement plus terrifiants, et surtout vaincus à la fin, le cinéma contribue certainement à éloigner le public des entresorts. Bref, les spectacles de monstre n'ont plus que quelques décennies d'agonie devant eux et le film de Browning révulse plus qu'il n'attire.
Freaks scandalise, puis Freaks est oublié pendant trois décennies. Inclassable, le mélodrame est souvent associé au fantastique et à l'horreur, dont il ne récupère que quelques ambiances et effets esthétiques dans sa dernière partie. Les personnages rampent et boitent sous un éclairage de studio traditionnel bien loin de l'expressionnisme contrasté et gothique des années 20. Alors que l'on a l'habitude de voir le monstre isolé (dans une forêt, une grotte, un château) ou infantilisé (après tout, de la créature de Frankenstein à Jason Voorhees, le monstre apparaît souvent comme un enfant aux rapports difficiles avec une société coupable de l'avoir exclu), les "monstres" de Freaks vivent en communauté solidaire, épanouis et heureux, ce que leur célèbre slogan "One of us !" symbolise (leur mise à l'écart dans le film reflète finalement leur mise à l'écart dans la vraie vie, jusqu'au tournage même). Ce sont des humains comme les autres, avec leurs problèmes de tous les jours.
Quand, dans sa conclusion, le film les montre sous un jour plus effrayant, ce n'est qu'en réaction à la trahison dont ils sont victimes et permet finalement d'insister sur l'humanité des freaks : ils sont bel et bien des humains comme les autres, capables du pire. Les vrais monstres sont surtout les "grandes personnes", les menteurs bien formés abusant des petits, des fragiles. Il n'est pas interdit, dans cette Amérique sortant de la Grande Dépression, d'y voir une métaphore de la Lutte des Classes. La conclusion fataliste du film, où Hans revient auprès de sa bien-aimée Frieda après s'être fait des illusions et essayé de "viser plus grand", avec le sentiment un brin incestueux que provoque cette union (les acteurs sont frères et sœurs) renforce d'ailleurs cette impression d'impossibilité de se hisser au-dessus de sa situation sociale, les personnages sont comme écrasés par un plafond de verre qui les maintient en bas de l'échelle sociale mais aussi humaine.
Il y a dans Freaks un tour de passe-passe méta assez intéressant. Les spectacles de monstres reposaient énormément sur l'histoire du bonimenteur, capable de faire passer un pauvre handicapé pour l'incroyable dernier représentant d'un peuple préhistorique retrouvé dans la jungle, ou un homme trop poilu comme un mélange entre l'homme et l'animal (on en revient aux superstitions d'antan, voyant les "monstres" comme un châtiment d'une union contre-nature). Un exemple célèbre est celui de Pasqual Piñón, le mexicain à deux têtes... en fait un pauvre texan avec une grosse tumeur bénigne au front sur laquelle était tatoué un visage... P.T. Barnum l'avait bien compris. Roi du spectacle, il était aussi le roi des filous : si la fameuse sirène des Fidjis qu'il exposait en 1842 n'était qu'un torse de jeune orang-outan associé à une queue de poisson, son cirque connait néanmoins un succès immense et peut être considéré comme le premier divertissement de masse de notre époque moderne. L'ancêtre de Disney Land, en quelque sorte. Le film de Browning respecte cette tradition en s'ouvrant sur le discours enthousiaste d'un bonimenteur nous présentant une horrible femme-poule, dont il va nous raconter l'histoire. Cette femme-poule, finalement, n'est peut-être qu'un trucage, un maquillage, et toute l'histoire une fable inventée pour nous vendre le choc de sa vision... Et ainsi, tout le film ne serait qu'une illusion. Cet aspect a inspiré Guillermo Del Toro dans son récent Nightmare Alley, où tout n'est qu'illusion, boniments et mensonge. A Tod Browning, il emprunte également l'ironie dramatique et la silhouette de l'iconique Minnie Woolsey, alias Koo Koo, le temps d'un plan.
On retrouve d'ailleurs très fréquemment la trace de Freaks dans des films sortis après sa redécouverte. On peut mentionner par exemple Sœurs de Sang de Brian de Palma, où le réalisateur mélange son obsession pour la dualité à sa fascination pour les monstres, l’œuvre de Tim Burton en général où les marginaux et les corps exceptionnels sont rois (Edward aux Mains d'Argent, Big Fish, Ed Wood : des marginaux qui se réunissent, des illusions, des physiques uniques, un renversement des valeurs entre "les déviants" et "l'ordre établi"....), les très amusants Basket Case de Frank Henenlotter (dans le second film, le héros devient fou à force de vivre parmi les monstres, ne supportant plus sa différence... la monstruosité physique n'est finalement bien qu'une question de regard !), Action Mutante d'Alex de la Iglesia et son futur dystopique où la laideur est illégale et où l'on suit un groupe de terroriste moches (dont deux frères siamois bossus), la plus belle scène d'Under the Skin de Jonathan Glazer où un monstre alien (joué par Scarlet Johansson) se retrouve face à un homme atteinte de neurofibromatose et ne comprend pas son isolement (elle ne voit en lui qu'une énième proie à dévorer), ce qui suscite en elle une forme de pitié... des exemples tous plus intéressants que la quatrième saison d'American Horror Story et ses citations peu subtiles archi référentielles mais assez creuses.
Si Freaks fascine aujourd'hui, c'est tant pour les qualités de sa mise en scène et de son intrigue, que, comme le prophétisait finalement le carton de début placé par la MGM, son témoignage d'une époque révolue. On y découvre une Amérique vieille d'un siècle et disparue. On ne se déplace plus pour voir des êtres humains différents être exploités montrés contre leur gré. Un esprit taquin dirait "pour ça, il y a la télé", et finalement, notre fascination pour l'altérité (somme toute relative) peut se retrouver dans la façon dont certaines cultures lointaines ou alternatives sont encore présentées au détour d'un reportage racoleur. Dans notre société plus rationnelle, plus scientifique, on sait qu'un corps difforme est une maladie, un handicap, et non une créature fantasmagorique. Dans ce monde plus moderne, où l'individu s'émancipe, être un "freak" peut désormais être un choix, une affirmation de sa volonté de se distinguer et se différencier.
Alors que le cinéma américain grand public change notre rapport au corps en ayant donné vie à une nouvelle sorte de monstres, les monstres "parfaits", bodybuildés, retouchés et lissés dans des proportions ridicules (amusons-nous à comparer les héros et héroïnes de films d'action d'il y a 30 ou 40 ans à ceux plus actuels, ne serait-ce que les très célèbres Jambes Bond ou Superman, l'humanité semble avoir subi une mutation absurde au niveau de sa musculature !), les corps fantastiques qui se contorsionnent dans Freaks apparaissent finalement comme plus authentiques, plus humains, et, presque un siècle plus tard, particulièrement salvateurs. La proposition de Tod Browning reste d'une radicalité unique qui ne pourra jamais être égalée ou reproduite, les artistes de cirque qu'il montre ayant disparu, faisant pour l'éternité de Freaks un film indémodable, indépassable. Sa bizarrerie et sa puissance n'ont pas pris une ride et resteront à jamais source d'émerveillement, de fascination et de dégoût... envers ces enfoirés aux beaux visages, aux muscles saillants et avec le bon nombre de membres, bien sûr.