Après un développement compliqué et de nombreux retards, Vampire : The Masquerade - Bloodlines sort sur PC en 2004 sans être terminé, balancé au public entre deux super-productions, produit inachevé littéralement sacrifié dans l'indifférence générale. Des années plus tard, le dernier jeu des studios Troika, qui ont fait faillite juste après, est devenu culte. Nous ne parlons pas spécialement de jeu vidéo en temps normal, mais il y a pourtant des perles noires qui ont tout à fait leur place ici. VTM, comme disent les intimes, en fait partie.
Resituons tout d'abord la chose : inspiré des jeux de rôle World of Darkness, et suite indirecte du très différent jeu Vampire: The Masquerade - Redemption, Vampire : The Masquerade - Bloodlines est un RPG faisant la part belle à l'action vous mettant dans la peau d'un jeune vampire errant dans un Los Angeles gothique contemporain, voguant entre quêtes annexes et une chasse à un mystérieux sarcophage antique dont le contenu provoque une agitation inédite parmi les êtres surnaturels de la ville. Les intrigues politiques entre les clans de vampires, la mythologie propre à l'univers des jeux de rôles et la liberté d'approche permettaient au jeu de se démarquer en son temps. Mais la première chose qui marque les esprits, et la raison principale de la présence de ce jeu en ces lignes, c'est son ambiance unique. Lancez la vidéo ci-dessous pour accompagner ce petit retour sur l'univers délicieusement macabre de Vampire : The Masquerade - Bloodlines.
Les différents quartiers de la Cité des Anges sont réinventés et présentés sous un angle sinistre. Nous y incarnons un buveur de sang qui erre entre les motels sordides, les vidéos-clubs douteux, les égouts et les banques de sang. Jamais le soleil ne pointe le bout de ses insolents rayons. La vie est entièrement nocturne, les bâtiments délabrés, abandonnés et taggés, les habitants que l'on croise sont des clochards regroupés autour de poubelles en feu, des prostituées faisant des proies faciles ou des fêtards aux regards fiévreux qui hantent les différents clubs de la ville, quand il ne s'agit pas bien sûr d'autres créatures de ce monde de ténèbres qui se dissimulent tant bien que mal aux yeux du peuple pour se préserver (c'est ça, la Mascarade).
Paradoxalement, cette ambiance est renforcée par le poids des ans. Aujourd'hui, le jeu accuse son age techniquement : les PNJ déambulent sans but, le regard vide et brillant. Leurs danses désarticulées ne collent pas à la musique des différents clubs (les voir se déhancher frénétiquement sur des riffs pesants de rock gothique est très amusant). Pourtant, cette impression de vide, d'absence d'âme, rend la ville encore plus glauque et nous invite à y faire de nombreux aller-retour pour en apprécier son parfum pré-apocalyptique crépusculaire si unique. Ces personnages inexpressifs aux yeux écarquillés, tous d'une pâleur maladive qui traînent aux abords des boites de nuit... Très vite, VTM prend des allures de simulateur de soirée goth.
On pourrait bien sûr s'attarder sur son histoire bien ficelée, ses choix de dialogues savoureux, son ironie, la pure horreur de certains passages (un hôtel mémorable, un manoir plongé dans la démence, des hôtels en ruine squattées par des sectes psychopathes, des corps mutilés par dizaines, etc) et les nombreuses références au fantastique (Lovecraft, Carpenter, Shining, Anne Rice et Dracula sont ainsi très présents)... Mais si le jeu occupe aujourd'hui une place si particulière dans nos cœurs, c'est aussi pour son incroyable bande-son. Aujourd'hui on est habitués à retrouver les artistes que nous suivons derrière des jeux vidéos : citons le travail de Trent Reznor sur Quake ou celui d'Andy LaPlegua sur Hellblade et Devil May Cry, la présence de HEALTH dans Cyberpunk 2077 et son incroyable OST indus / ambient... Ou même NINE INCH NAILS et OOMPH! dans Fifa (argh).
Dans VTM, la musique est un personnage à part entière : à chaque quartier est associé un bar et son morceau qui y passe en boucle, inlassablement (dans lesquels on peut d'ailleurs s'amuser à déceler des clins d’œil meta). Outre la musique composée par Rik Schaffer et son détournement dark d'Angel de MASSIVE ATTACK (les anges pour un jeu basé à Los Angeles, rappelant l'origine biblique des vampires) le jeu propose en effet une compilation de titres existants. A chaque bar son ambiance : alors que l'on passe de The Asylum au Confession Club (une église reconvertie en boite), sans oublier The Last Round et ses vampires anar, on a droit à du MINISTRY (et un titre inédit composé pour le jeu), LACUNA COIL, TIAMAT (et le morceau Cain, comme le premier vampire dans le jeu), Daniel Ash (BAUHAUS, LOVE AND ROCKETS), DARLING VIOLETTA (déjà auteurs du thème de la série spin-off de Buffy, Angel. Des vampires, des anges, encore...) ou encore les GENITORTURERS. Carrément cool !
Aujourd'hui, conscient d'avoir entre les mains un chef d’œuvre inachevé, les joueurs peuvent fermer les yeux sur les défauts d'un gameplay parfois approximatifs et un manque de finition plus ou moins flagrant pour mieux apprécier une ambiance unique, glauque et moderne mais non dénuée d'humour, et surtout une galerie de personnages hauts en couleurs. Un vampire rebelle et facétieux doublé par John DiMaggio, un dentiste louche, un intrigant chauffeur de taxi peu loquace, des goules paumées sur une jetée, des nosferatus hackers vivant sous un mausolée, un gardien de cimetière du nom de Romero, un mystérieux marchand qui pourrait être un dieu de la mort chinois, et un bon nombre de créatures de la nuit plus ou moins barges... Vampire : The Masquerade - Bloodlines propose un sacré univers, passionnant et fascinant car riche en détails, plein de mystères et d'oiseaux de nuits plus ou moins recommandables sur lequel il y aurait bien trop à dire pour cet article mais qui offre aux passionnés de chouettes heures de lecture après avoir fini le jeu, en plus d'apporter une profondeur à ce monde plein de secrets et de terreur.
Plus de quinze ans après, le jeu connaît un réel succès d'estime grâce à sa disponibilité en dématérialisé sur Steam et les nombreux patchs développés par les fans améliorant l'expérience. On peut suivre avec plaisir leurs discussions et théories sur les personnages, décortiquant les moindres micro-détails (ces vidéos, par exemple, sont très chouettes). Pourtant la licence peine à revivre : alors que des jeux mineurs tirés de l'univers sortent, un projet de MMORPG a été avorté et une vraie suite en développement depuis quelques années a été décalée à une date inconnue pour cause de changement de studio... L'histoire semble se répéter, mais on peut toujours rêver à ce que pourrait offrir un tel univers avec les bons moyens, où repartir encore et encore naviguer dans les intrigues opaques de cette Los Angeles rongée par le péché et la folie où la mort rôde littéralement dans chaque ombre.