Né en 1814 et mort en 1873, l'écrivain irlandais Joseph Sheridan Le Fanu est surtout connu de nos jours pour sa novella Carmilla, classique de la littérature vampirique qui influença considérablement Bram Stoker lorsqu'il créa vingt ans plus tard Dracula. Si ce texte est effectivement un chef d'œuvre, Le Fanu a laissé derrière lui une œuvre bien plus conséquente. Un temps oublié, au point qu'Howard Phillips Lovecraft, qui ne l'avait pratiquement pas lu, le mentionne à peine dans Épouvante et surnaturel en littérature, Le Fanu était de son vivant considéré comme un maître de la ghost story à travers de nombreuses nouvelles fantastiques ainsi que de ce que l'on appelait alors "roman à sensation" -lui-même n'aimait pas cette expression. Il est à vrai dire un peu vain de distinguer chez lui ce qui relevait du fantastique ou non : même dans celles de ses œuvres où le surnaturel ne joue finalement aucun rôle, les personnages ont régulièrement l'impression d'être confrontés à des fantômes, et même dans ses textes fantastiques, il prenait soin de longuement développer ses personnages, soucieux de leur psychologie et de reconstituer un cadre historique autant que d'effrayer. Dans l'un et l'autre genre, Le Fanu a marqué par les sommets d'atmosphère angoissante qu'il atteignait.
On ne peut donc qu'inciter à redécouvrir Joseph Sheridan Le Fanu aujourd'hui, en particulier pour les gens qui ont aimé Carmilla car l'œuvre du maître contient maints autres trésors ! Par chance, beaucoup de ses textes sont aujourd'hui traduits en français, même si ce n'est pas toujours dans des éditions récentes. Dans cet article, nous essayerons de présenter globalement son œuvre à travers ses traits récurrents et en le situant dans l'histoire du fantastique, avant de nous intéresser plus précisément à la célèbre vampire de Styrie, le tout en spoilant le moins possible.
Illustration de Charles W. Stewart pour le roman de Le Fanu Uncle Silas, dans une édition de 1947.
Une épouvante ancrée dans le passé et la superstition
Sheridan Le Fanu s'inscrivait à la suite du roman gothique, à la mode outre-Manche entre la fin du XVIIIème siècle et au début du XIXème, qui commence avec le maladroit Château d'Otrante d'Horace Walpole pour atteindre son sommet avec Le Moine de Matthew Gregory Lewis et Melmoth ou l'homme errant de Charles Robert Mathurin ; les caractéristiques de ce courant qui marque le début de la littérature fantastique sont le recours à des décors hérités du Moyen-Âge, souvent des châteaux, l'importance donnée à la religion, le surnaturel qui réagit aux agissements d'un personnage malfaisant, se manifestant souvent par des fantômes voire par l'intervention du diable en personne comme dans Le Moine. Il s'agissait en d'autres termes de mettre sous forme littéraire les superstitions des époques passées, promettant force châtiments infernaux aux êtres les plus mauvais, voire à leurs descendants. Lorsque Sheridan Le Fanu commence à écrire ses nouvelles fantastiques en 1838 avec The Ghost and the Bone-Setter puis avec Le destin de Sir Robert Ardagh la même année (il s'agissait d'une version primitive de ce qui deviendrait la novella Le Baron hanté), les canons de ce genre sont jugés excessifs et la littérature fantastique commence à se renouveler notamment sous l'influence du Frankenstein de Mary Shelley, néanmoins les jalons qu'il a posés sont toujours bien présents.
Sheridan Le Fanu, lui, laisse au placard ce que le roman gothique pouvait avoir de plus suranné : on ne verra pas chez lui apparaître le diable sous sa forme médiévale cornue ; il n'y a pas chez lui de grande proclamation morale des personnages sur le bien et le mal ; ses histoires ne se déroulent jamais au Moyen-Âge, et il est rare que ses intrigues prennent place dans des châteaux, même si cela arrive (Carmilla, Le destin de Sir Robert Ardagh, Ultor de Lacy). En revanche, Le Fanu continue de s'inscrire dans la tradition superstitieuse du roman gothique : dans ses récits fantastiques ou dans les passages fantastiques de ses romans à sensation, les éléments effrayants sont presque toujours des fantômes (ou supposés tels), ou pire, des personnages à apparence humaine que l'on soupçonne d'être le diable, ce qui est autrement plus dérangeant... Les deux peuvent d'ailleurs aller de paire car il arrive que le diable semble renvoyer sur Terre un défunt pour soumettre un vivant à la tentation, cela est suggéré dans l'une des histoires racontées dans Trois Fantômes de Chapelizod et peut être envisagé aussi dans Le Baron hanté. Sheridan le Fanu reprend les thèmes des auteurs gothiques tout en étant souvent plus subtil qu'eux, en évitant d'expliciter le caractère fantomatique ou diabolique de ses apparitions et en ne leur donnant pas d'attributs trop spectaculaires, laissant le lecteur faire les liens lui-même. En outre, il préfère généralement situer ses histoires au XVIIIème siècle ou au début du XIXème, qu'elles soient fantastiques ou non. En termes de lieux, elles se déroulent souvent dans la campagne irlandaise, en particulier au village de Chapelizod où lui-même avait grandi et où se situe toute l'intrigue du roman La Maison près du cimetière, ou plus tard en Angleterre dans le faux village de Golden Friars ; en fait de château, un manoir fait souvent bien mieux l'affaire chez lui quand il a besoin d'une grande demeure pour ses personnages, quand il ne s'agit pas simplement des visions d'un ivrogne sur le chemin de sa masure ; il lui arrive même de situer ses intrigues en ville, ainsi Le Familier (ou Le Guetteur dans sa dernière version) se déroule-t-il à Dublin, M. le juge Harbottle à Westminster, ou La Chambre de l'auberge du Dragon volant dans un voyage qui conduit le narrateur à Paris.
Tout cela rapproche l'histoire de son lecteur, rendant l'intrigue plus crédible et plus effrayante, tout en continuant à s'inscrire dans le passé et la superstition qui fascinaient Le Fanu, dont la mère Emma Lucrecia Dobbin se passionnait pour le folklore irlandais. La science, quant à elle, est quasiment absente : Le Fanu ne la convoque presque jamais, fut-ce pour la contredire.
Une épouvante reposant sur la psyché humaine
Comme chez les auteurs gothiques, le fait d'employer comme éléments de terreur le diable et les fantômes a une implication chez Le Fanu : le surnaturel intervient en réaction aux actions et aux pensées des humains, il matérialise leurs désirs inconscients ou leur culpabilité. Les fantômes sont là pour dénoncer les crimes des vivants comme dans Le Fantôme de Madame Crowl ou dans Le Baron hanté, pour se venger d'eux comme dans Le Guetteur ou de leurs ancêtres comme dans Ultor de Lacy, ou parfois plus aimablement pour les mettre en garde comme cela arrive aussi dans Le Baron hanté ou dans Carmilla ; toutefois, il peut aussi arriver qu'ils ne cherchent pas à interagir avec les vivants et ne soient présents que par une malédiction qui les a affectés lorsqu'ils vivaient, comme c'est le cas dans Trois Fantômes de Chapelizod ou dans Le Capitaine cynique. Le diable, quant à lui, joue le rôle traditionnel que lui attribuent les religions abrahamiques, proposer aux humains de faire le mal afin de démontrer à Dieu qu'ils ne méritent pas d'être sauvés : si son intervention est suspectée dans Schalken le peintre ou dans Le Baron hanté, elle devient parfaitement explicite dans Le Pacte de Sir Dominick où le personnage principal décide très consciemment de pactiser avec le diable ! Il peut aussi intervenir a posteriori, pour venir chercher l'âme qu'un homme lui doit par ses mauvaises actions, comme cela semble être le cas dans Mort d'un sacristain.
Il s'agit là d'une ficelle habituelle de la littérature fantastique telle qu'elle existait jusqu'à Lovecraft, qui a opéré une véritable révolution dans le genre comme nous l'expliquions dans cet article en faisant reposer la terreur au contraire sur ce qui est extérieur à l'humanité. Néanmoins, Le Fanu l'a portée à un niveau de maîtrise supérieur grâce à la subtilité et l'inventivité avec laquelle il suggère le rapport du surnaturel avec les actions et pensées des personnages : l'apparition de Minheer Vanderhausen en réponse à une exclamation du jeune homme dans Schalken le Peintre, le tribunal surnaturel de M. le juge Harbottle ou les dialogues du narrateur avec ce Mystérieux locataire qui lui ressemble tant sont autant de perles d'effroi auxquelles on croit précisément parce que tout en étant irrationnelles, elles sont logiques. Comme l'expliquait l'écrivain britannique Victor Sawdon Pritchett : "Le Fanu's phantoms are frightening because they can be justified : blobs of the unconscious that have floated up to the surface of the mound, not perambulatory figments of family history, moaning and clanking about in a fancy dress" ("Les fantômes de Le Fanu sont effrayants parce qu'ils peuvent être justifiés : des fragments de l'inconscient qui sont remontés à la surface, pas des inventions déambulant de l'histoire familiale, geignant et cliquetant dans un habillement fantaisiste", cité par Daniel Richler dans sa préface à Carmilla, édition en anglais The House of Pomegranates Press).
Galeries de personnages
Cela va avec une autre caractéristique des œuvres de Le Fanu, que l'on retrouve bien au-delà de ses textes fantastiques : l'auteur irlandais passe énormément de temps à développer ses personnages et leurs sentiments. Cette attention à leur psychologie rend d'autant plus crédibles ses textes d'épouvante car de la sorte, le lecteur peut s'identifier à eux et comprendre les raisons de ce qui leur arrive. Néanmoins, c'est aussi une fin en soi chez Le Fanu, qui cherche avant tout à dépeindre un cadre historique avec ses personnages. C'est bien sûr dans ses romans qu'il a le plus de place pour le faire, spécialement dans ceux où s'entremêlent les actions d'une foule de personnages différents : La Main de Wylder et surtout La Maison près du cimetière, où tout le village semble revivre sous nos yeux, en sont les deux exemples les plus aboutis. Néanmoins, cela imprègne même ses nouvelles fantastiques ; Le Fanu tient à nous dépeindre la vie sociale de ses lieux, où l'on se querelle à propos de politique et de religion, où l'on abuse fréquemment du whiskey, où l'on colporte légendes et ragots, où l'on courtise, se bat en duel quelquefois, où l'on craint la chute dans la pauvreté... Certains de ces personnages sont des archétypes récurrents chez lui : la jeune femme à la santé fragile, le pasteur bon et naïf, le médecin amateur de ragots, le prêtre trop bon vivant pour sa fonction, le jeune homme mystérieux accablé d'un lourd secret, la vieille femme aimable qui connaît tout des légendes locales, son contraire qui est la vieille femme effrayante et violente, l'ivrogne, le beau jeune homme malhonnête et inconséquent et surtout, le manipulateur implacable qui est généralement l'antagoniste principal des romans à sensation de Le Fanu.
Sur ce plan, c'est un seuil considérable que franchit la littérature fantastique avec Le Fanu : le roman gothique a au contraire commencé avec les personnages navrants du Château d'Otrante ! Et même après, les personnages ont longtemps été peu développés par les auteurs fantastiques : ceux du Moine de Lewis restent très unidimensionnels à l'exception du principal, ceux de Vatek chez William Beckford ne sont guère plus que des personnages de conte, même les personnages de Frankenstein restaient très simples. On retrouvera ce goût du développement des personnages plus tard dans Dracula, mais force est de reconnaître qu'il s'est ensuite perdu à nouveau chez Lovecraft ou Arthur Machen, chez qui les personnages ne sont importants que par ce qui leur arrive. C'est plus récemment, avec des auteurs comme Stephen King ou John Ajvide Lindqvist que l'on a vu ressurgir cette attention à la psychologie.
Jeune femme en danger
Il est un thème qui est absolument central chez Le Fanu, aussi bien dans ses textes fantastiques que dans ses romans à sensation : celui de la jeune femme, ou parfois une adolescente, en danger. Ce n'était bien sûr pas une nouveauté dans la littérature fantastique -que l'on songe à Antonia dans Le Moine ou à Isidora dans Melmoth !- et il s'accorde par ailleurs avec la vision traditionnelle de la femme dans une culture comme celle de l'Irlande au XIXème siècle comme être fragile à protéger, mais cela va bien au-delà chez Le Fanu : c'est une obsession. La jeune femme peut être menacée, on l'a vu, par sa santé défaillante, mais aussi par un complot qui se noue autour d'elle, par la pauvreté, par un mari violent ou pire que tout, par la présence dans son entourage d'un être diabolique qui cherche à l'entraîner dans sa chute. C'est évidemment le cas dans Carmilla dont c'est le cœur, mais de manière tout aussi flagrante dans Oncle Silas, Désir de mort (où il y a même plusieurs jeunes femmes dans cette situation pour des raisons différentes, la narratrice, sa sœur et sa gouvernante !), de manière moins centrale dans La Main de Wylder et dans La Maison près du cimetière, dans Ultor de Lacy, Le Fantôme de Madame Crowl, Schalken le Peintre, Le Mystérieux Locataire, dans Histoire d'une famille de Tyrone dont l'intrigue semble avoir inspiré Jane Eyre de Charlotte Brontë... Visiblement, cette idée affectait énormément Sheridan Le Fanu.
Cela s'explique aisément compte tenu de son parcours : l'écrivain est dévasté par la mort de sa sœur aînée Catherine, alors âgée de vingt-huit ans, avec laquelle il avait une relation très proche ; plus tard, il sera confronté à la dépression de sa femme Susanna puis à la mort de maladie de celle-ci, qui lui donne l'impression de n'avoir pas su l'aider, il en souffrira au point de s'abimer à son tour dans la dépression et de se couper de la vie sociale, ce qui lui vaudra le surnom de "prince invisible de Dublin" -c'est dans cette période sombre, encore entouré de sa fille Frances, qu'il écrit ses derniers textes, notamment Carmilla et les autres nouvelles du recueil In a Glass Darkly.
Ces femmes ne sont pas nécessairement passives : Rachel Lake est même à l'exact opposé dans La Main de Wylder, une femme forte et indépendante qui tient tête aux hommes de son entourage, c'est elle qui tient lieu d'héroïne du roman ; dans une moindre mesure, on peut remarquer Ethel Ware qui prend la résolution de travailler pour sauver sa famille de son soudain appauvrissement dans Désir de Mort ou Maud Ruthyn de Oncle Silas qui cherche à comprendre et déjouer le piège qu'elle sent se refermer sur elle.
Sinistres visiteurs
Une autre figure récurrente de Le Fanu mérite que l'on s'y attarde : ses personnages ont régulièrement l'occasion de recevoir chez eux un sinistre visiteur ou une sinistre visiteuse. Il s'agit là essentiellement d'un thème de ses récits fantastiques, encore que l'on pourrait en rapprocher le "chevalier du château noir" qui marque dans son enfance Ethel Ware de Désir de mort, ou Mary Matchwell de La Maison près du cimetière. Présent sans être développé dans Mort d'un sacristain et dans Le destin de Sir Robert Ardagh, ce thème constitue surtout un rapprochement frappant entre Le Mystérieux Locataire, Schalken le Peintre et Carmilla, qui sont précisément trois des œuvres les plus réussies de Le Fanu : dans tous ces cas-là, les personnages accueillent chez eux un hôte qui les inquiète immédiatement ; le mal ne se cache pas chez Le Fanu, les personnages aussi bien que le lecteur savent immédiatement à la description de ces personnages que quelque chose cloche, y compris lorsque, comme dans Carmilla, la visiteuse est pourtant d'une beauté stupéfiante !
Or dans ces trois textes, le sinistre visiteur apporte pourtant ce que désirent les personnages au fond d'eux-mêmes : le narrateur du Mystérieux Locataire non seulement manque d'argent, mais surtout ne s'entend pas avec sa femme dont il ne comprend pas la dévotion religieuse ? Surgit l'étrange Mr. Smith, athée comme lui, qui lui paie un loyer et vient tourmenter sa femme en remettant en cause sa foi. Le peintre Gérard Dou cherche à marier sa fille à un homme qui ait une bonne situation ? Alors entre en scène Minheer Vanderhausen, riche et effrayant. La malheureuse Laura s'ennuie de n'avoir pas d'amie de son âge dans le château de Styrie où elle vit avec son père ? Voilà qu'arrive chez elle comme par enchantement Carmilla, belle et fascinante, qui noue avec elle une relation d'une intimité aussi inquiétante que désirable. Comment mieux dire que le sinistre visiteur ou la sinistre visiteuse, d'une façon ou d'une autre, est le diable ?
Un rapport à la religion tourmenté
Cela nous amène bien sûr à la question du rapport de Le Fanu à la religion ; s'il insiste moins sur le sujet que des romans gothiques tels que Vathek ou Le Moine qui s'inscrivaient totalement dans les controverses religieuses de leur époque, le premier écrit par un catholique et le second par un protestant, le thème demeure omniprésent chez lui. En effet, Joseph Sheridan Le Fanu a eu une existence profondément marquée par la religion : son père était pasteur et à l'instar de son confrère et compatriote Charles Robert Mathurin, il doit la connotation française de son patronyme à ses ancêtres normands, protestants qui ont fui la révocation de l'édit de Nantes par Louis XIV en se réfugiant en Irlande. Lui-même était protestant conservateur, ce qui le plaçait en situation de minorité en Irlande -cela le mettait dans une situation délicate car dans le même temps, sur le plan politique, il était attiré par le nationalisme irlandais, estimant que l'Angleterre n'avait pas suffisamment soutenu l'Irlande contre la famine et la pauvreté. On comprend ainsi le rôle positif que jouent souvent chez lui des membres du clergé, aussi bien catholiques que protestants, la terreur du révérend Jennings qui voit se matérialiser ses péchés sous la forme d'une apparition démoniaque dans Thé vert, l'ironie avec laquelle il traite les querelles religieuses entre catholiques et protestants dans La Maison près du cimetière et dans Désir de mort, ou encore son mépris pour les hypocrites en religion qu'incarnent de façon opposée les personnages de Mark Wylder (qui se croit dispensé de chercher à être vertueux du simple fait qu'il ne juge pas les autres là-dessus) et Josiah Larkin (qui est si fier de son respect scrupuleux de la religion qu'il parvient à se convaincre qu'il agit pour le bien de tous quand il ne cherche qu'à accumuler des richesses au détriment de son prochain) dans La Main de Wylder.
Pourtant, le rapport de Le Fanu à la foi en général et au christianisme en particulier était plus complexe qu'il n'y paraît. Cela n'apparaît nulle part mieux que dans Le Mystérieux Locataire : car ce narrateur athée qui se querelle fréquemment avec sa femme croyante, ne respectant pas sa foi, est une caricature de Le Fanu lui-même, qui a longuement éprouvé, comme le relate Jacques Finné dans la postface du recueil Le Mystérieux Locataire, la tentation du scepticisme, au point de s'être disputé avec sa femme à ce sujet et d'avoir été incapable de lui venir en aide lorsque pour son plus grand désespoir, elle s'est trouvée incapable de prier, assaillie de doutes comme son alter ego de la nouvelle. C'est dans ce contexte que surgit le locataire infernal, qui raille avec cruauté la religion de l'épouse du narrateur jusqu'à l'envahir d'anxiété et dont l'arrivée est suivie d'une suite de catastrophes pour le couple et ses enfants ; l'homme qui a présenté le locataire au narrateur n'avait-il pas prévenu que son caractère était "aussi aimable que celui du propriétaire" ? Que fait alors le narrateur ? Il se tourne enfin vers la religion, dont il s'aperçoit qu'elle le console une fois accablé par le deuil. Il est encouragé en cela par un jeune homme dont son épouse a rêvé d'une façon qui suggère qu'il est une métaphore du Christ. Il ne cherche pas à répondre rationnellement aux arguments de son locataire : elle le console, le sauve, et cela lui suffit. Le Fanu était donc un homme qui doutait, mais pour qui la foi était avant tout un refuge et une protection -et elle l'est en effet lorsque le sacré devient une arme contre le vampirisme de Carmilla.
Au fil de sa recherche de consolation, Le Fanu a développé un intérêt pour un autre type de croyances : le swedenborgisme, doctrine mystique du philosophe suédois Emanuel Swedenborg pour qui le monde spirituel et le monde matériel s'interpénètrent au point que tout corps possède un double spirituel ; il s'agissait là d'une idée attirante pour Le Fanu, qui pouvait ainsi espérer retrouver Catherine ou Susanna. On y trouve des références dans Thé vert où le docteur Hesselius estime que ce que subit le révérend Jennings n'est ni une hallucination ni une apparition surnaturelle mais la vision d'un double spirituel qui existerait dans l'ordre naturel des choses, ainsi que dans Oncle Silas où le père de l'héroïne est explicitement attaché à cette doctrine. L'œuvre de Le Fanu est ainsi imprégnée de ses questionnements spirituels, entre fidélité au protestantisme familial, tentation du scepticisme et attirance pour la doctrine de Swedenborg.
Une préoccupation pécuniaire omniprésente
La question de l'argent est étonnamment présente chez Le Fanu, il n'est pas rare que ses personnages en manquent ou craignent d'en manquer. C'est le cas du narrateur du Mystérieux Locataire qui cherche un locataire pour faire face à son endettement, de plusieurs personnages de La Maison près du cimetière, d'Oncle Silas, de La Chambre de l'auberge du Dragon volant, d'Ultor de Lacy... L'exemple le plus frappant en est la brutale déchéance vécue par la famille d'Ethel Ware dans Désir de mort. Laura de Carmilla elle-même précise que, certes, en Styrie elle vit dans un château, mais qu'en Angleterre elle aurait à peine de quoi vivre !
Cela peut surprendre. Le Fanu lui-même n'a jamais connu de telles difficultés ; issu de la bourgeoisie dublinoise, devenu journaliste après ses études de droit, il a si bien réussi qu'il est devenu un capitaliste, propriétaire de plusieurs journaux. Toutefois, ses personnages étaient quant à eux souvent issus de la petite noblesse, milieu que fréquentait Le Fanu, et se faisaient le reflet des peurs de celle-ci de brusquement perdre sa position alors que l'Irlande était frappée par une brutale famine et que les propriétaires terriens pouvaient se sentir déclassés par l'émergence de la nouvelle classe dominante qu'était la bourgeoisie industrielle et financière -il est à noter que les journaux que possédait Le Fanu avaient une orientation conservatrice, défendant les landlords dont l'exploitation était dénoncée non seulement par les socialistes (Karl Marx y consacre plusieurs chapitres du Capital) mais aussi par les capitalistes, contraints de reverser une part de leurs profits aux propriétaires terriens. Cette hantise de l'endettement, préoccupation étonnamment matérielle chez un auteur fantastique animé par des questionnements religieux, était donc probablement liée au sentiment de déclin qui affectait une classe dominante, l'aristocratie, confrontée à l'ascension d'une nouvelle, a fortiori dans la position périphérique qu'occupait l'Irlande.
Le sens du détail : des apparitions glaçantes
Notons enfin une dernière caractéristique de Le Fanu qui n'est pas thématique mais stylistique : ses scènes d'apparition de fantômes sont presque systématiquement terrifiantes -y compris lorsque ce ne sont finalement pas des fantômes ! Les plus marquantes sont celles de Carmilla et Le Baron hanté : on a beau être très éloigné du contexte des personnages, difficile de ne pas se raidir ! Cela repose non pas sur la nature de ces apparitions, qui ne sont pas originales, les fantômes étant vieux comme le monde, mais sur la façon dont Le Fanu les introduit : il commence toujours par soigneusement poser le décor de son histoire pour y immerger le lecteur, décrivant tel endroit perdu dans la campagne irlandaise, anglaise ou autrichienne dans le cas de Carmilla, ou plus rarement telle maison à Londres ou Dublin, puis il présente les personnages et les fait évoluer, donnant au lecteur une image mentale crédible du cadre et des personnages ; puis, de nuit, survient une visite ou une vision inattendue, qu'il commence généralement à décrire d'une façon anodine ; et soudain, le lecteur et les personnages réalisent que quelque chose ne va pas, la fenêtre d'où les observe la visiteuse est située au cinquième étage, la mystérieuse jeune fille les mord, l'uniforme de ces soldats n'est plus porté par l'armée irlandaise depuis un siècle, le village tout entier s'est transformé... On bascule brusquement dans la terreur, et c'est cette soudaineté même au milieu d'un cadre qu'on se représentait parfaitement qui frappe le cerveau au point de lui faire croire à un danger immédiat. On retrouvait déjà auparavant ce caractère brutal du basculement dans Le Moine de Matthew Gregory Lewis : l'apparition de la Nonne sanglante, amenée avec un délice de fourberie par l'auteur, était le point d'orgue du roman.
Carmilla : effroi, désir et mélancolie
Tels sont à gros traits les propriétés transversales à l'œuvre de Le Fanu. Pourtant, il demeure un texte qui se détache nettement des autres, de très loin son plus connu : c'est bien sûr la novella Carmilla, son unique texte vampirique, publiée en 1872 dans le recueil In a Glass Darkly. Le texte aurait pourtant pu être rangé au rayon des curiosités historiques de la littérature vampirique connues uniquement des passionnés, comme l'est Le Vampire de Polidori, premier roman sur ce thème ; il n'en est rien. Carmilla a fait l'objet de plusieurs réécritures-hommages dont la plus récente est à notre connaissance Millarca ou la véritable histoire de Carmilla d'Orlane Escoffier qui est une sorte de réécriture féministe de l'histoire (trouvable sur le site des Éditions du petit caveau), est citée non seulement dans des romans vampiriques ultérieurs mais jusque dans Mercure d'Amélie Nothomb, de plusieurs adaptations cinématographiques dont une de la Hammer, de plusieurs adaptations en bande-dessinée, elle est la reine des vampires dans un épisode de la saga de jeux vidéos Castlevania... Elle a même fait l'objet d'une série humoristique de mini-épisodes sur Youtube ! Carmilla est donc devenue un mythe qui continue à vivre aujourd'hui bien au-delà de l'œuvre d'origine, un personnage récurrent de la culture populaire, même si elle reste beaucoup moins connue que ne le sont les incontournables Dracula et Frankenstein. Comment expliquer ce succès ? Qu'est-ce que Carmilla avait de plus que les autres textes de Le Fanu et les autres textes vampiriques pré-Dracula ?
La réponse paraît évidente : Carmilla est la première œuvre à mêler intimement désir et effroi. Carmilla brûle de désir pour Laura, Laura se surprend elle-même à désirer Carmilla tout en s'effrayant de cette situation anormale -elle se demande même si Carmilla n'est pas un jeune homme déguisé. Les deux sentiments vont de paire tout au long de l'histoire, ils ne se succèdent pas, de sorte que le lecteur, comme Laura, éprouve des émotions contradictoires en présence de Carmilla. Bien sûr, ce n'est pas la première fois que vampirisme et relation amoureuse étaient associés -c'était le cas dès le poème La fiancée de Corinthe de Goethe- y compris entre deux femmes -c'était déjà le cas dans Christabel de Coleridge ; en revanche, c'était la première fois que l'on trouvait une telle association entre l'érotisme et la peur, complétant le cocktail habituel de Le Fanu entre la beauté des décors et la peur. Comme le souligne Jacques Finné dans la préface du recueil Schalken le Peintre, c'est très exactement cette association qui fera vingt ans plus tard le succès de Dracula, et qui imprègnera pour toujours la littérature vampirique à partir de lui. On peut ajouter à cela que cette relation homosexuelle fait paradoxalement de Carmilla une référence que peuvent revendiquer des personnes qui souhaitent spécifiquement mettre en avant une figure vampirique lesbienne -c'est très clairement le cas de la série Youtube.
On aurait pourtant tort de s'arrêter là pour comprendre le charme de Carmilla ; c'est précisément parce qu'elles n'en ont retenu que la place importante de l'érotisme que plusieurs adaptations sont passées à côté de l'essentiel, notamment celle de la Hammer. Car ce qui fait que cette association entre effroi et désir fonctionne si bien dans Carmilla, c'est la façon dont procède Le Fanu : avec ambiguïté et finesse psychologique. Carmilla est en même temps désir et menace, Le Fanu consacre un soin incroyable aux dialogues qui peuvent être interprétés simultanément comme déclarations d'amour enflammées et comme désir de vider de son sang Laura pour le lecteur qui connaît la vérité ; on les lit avec un sombre délice. Et en réalité, sa relation avec Laura parle de tout autre chose que de désir sexuel et de vampirisme : elle vide Laura de son énergie, alterne paroles et gestes d'amour qui rendent celle-ci dépendante et brusques accès de colère par lesquels elle lui impose sa volonté ; dans le langage contemporain, c'est ce que l'on appellerait une relation toxique. Enfin, comment comprendre l'étrange état de Laura sous l'emprise de Carmilla ? Ce n'est pas seulement qu'elle manque de force physique ; tout lui paraît devenu indifférent et pourtant, elle ne désire pas sortir de cet état, elle est inexorablement attirée par la mélancolie malgré les tentatives de son entourage de la ramener à la vie... Si l'on se rappelle que Le Fanu a écrit Carmilla alors que lui-même souffrait de dépression et se coupait du monde après la mort de son épouse, on comprend sans peine ce qui lui inspirait l'état de Laura. En définitive, c'est ce qui fait que le texte nous parle encore un siècle et demi plus tard : il nous touche par la violence des émotions qu'il évoque et que nous pouvons ressentir nous aussi.
Découvrir Joseph Sheridan Le Fanu
Carmilla fait donc bien évidemment un excellent point de départ pour découvrir Joseph Sheridan Le Fanu, mais par où commencer pour aller au-delà ? Le plus sûr moyen d'avoir à sa disposition une bonne partie des œuvres majeures de Le Fanu est le recueil Créatures de l'ombre des éditions Omnibus : dans ce volume imposant, on trouve Oncle Silas qui est probablement son meilleur roman hors-fantastique, thriller à l'atmosphère pesante dans un cadre resserré autour de la jeune héroïne, suivi des nouvelles du recueil In a Glass Darkly, c'est à dire Thé vert, Le Guetteur, M. le juge Harbottle, La Chambre de l'auberge du Dragon volant (texte formidable à lire mais dont la fin n'est malheureusement pas à la hauteur) et Carmilla !
D'autres recueils existent, en particulier Schalken le Peintre et Le Mystérieux Locataire des éditions José Corti, toutefois ceux-ci sont à présent anciens et difficiles à trouver. Ils en valent pourtant la peine : les deux textes éponymes figurent aussi parmi les meilleurs écrits fantastiques de Le Fanu, et beaucoup d'autres sont dignes d'intérêt, en particulier dans Schalken le Peintre. Le Baron hanté, lui, a récemment fait l'objet d'une réédition par Hatier. En ce qui concerne les romans à sensation, plusieurs sont disponibles en français en-dehors de Oncle Silas (et d'ailleurs de sa version antérieure, Comment ma cousine a été assassinée) : La Main de Wylder est un peu en-dessous des autres, l'intrigue étant faible et l'écriture quelque peu encombrée par un narrateur dont on voit mal l'utilité, même si ses personnages valent la peine que l'on s'y intéresse ; La Maison près du cimetière est un excellent livre, à condition d'apprécier qu'une grande partie soit consacrée à dépeindre les mœurs du village avant que l'intrigue ne s'installe vraiment ; Désir de mort, son dernier texte, qu'il n'avait pas réellement fini, n'a pas réellement d'intrigue mais nous charme par son écriture lyrique et ses personnages. Espérons que ces trésors seront conservés et découverts encore longtemps !