Entre le premier roman de Carlos Ruiz Zafón paru en France, L'Ombre du Vent (en fait son quatrième) et ce recueil posthume de nouvelles publié par Actes Sud, il n'y a même pas eu vingt ans. En deux décennies, l'écrivain a connu un succès retentissant, devenant un des auteurs espagnols contemporains les plus populaires et les plus lus. Au fil de ses quatre romans qui constituent le cycle du Cimetière des livres oubliés, il a construit un univers unique, mystérieux et poétique entre fantastique et thriller dont le succès a amené l'édition en France entre 2011 et 2012 de ses œuvres plus anciennes écrites dans les années 90. De celles-ci, adressées à un public plus jeune, on retient surtout Marina et ses fulgurances horrifiques gothiques jouissives et à l'humeur toujours romantique.
En 2020, Zafón mourait à seulement 55 ans, quelques années après avoir mis un point final à son célèbre cycle avec Le Labyrinthe des esprits (sorti chez nous en 2018), dont la conclusion apportait une fin satisfaisante à l'histoire de ses personnages et dont les dernières pages à la double-lecture un brin méta trahissait plus la tendresse de l'auteur pour son univers qu'une éventuelle complaisance. S'il semblait avoir pris le temps de faire ses adieux à son histoire principale, on ne pouvait alors plus que rêver mélancoliquement à toutes celles qu'il lui restait à écrire et qui, probablement, se trouvent sur les rayons poussiéreux de son Cimetière des livres oubliés, à l'abri des regards.
Petite surprise de l'éditeur, La Ville de Vapeur est un recueil d'histoires parfois très courtes écrites pour accompagner d'éventuelles rééditions ou futures parutions. Saluons la préface qui, déjà, nous plonge dans l'humeur mélancolique typique à l’œuvre de Zafón : "Bienvenue dans le nouveau, et malheureusement dernier, livre zafonien".
Cette ville de vapeur, bien sûr, c'est Barcelone, personnage principale de toute son œuvre. L'écrivain catalan la dépeint au fil des siècles comme une cité gothique, labyrinthique, pleine de secrets, d'histoires et de mystères qui traversent le temps. Chez lui, Barcelone peut rappeler Paris, Londres ou Prague chez d'autres et devient un théâtre fantastique dans lequel on se perd pour retrouver avec plaisir des figures typiques de son oeuvre.
En choisissant de sortir de son chapeau quelques personnages secondaires de ses romans pour leur offrir une dernière aventure ou tisser quelques liens, Zafón étoffe un peu plus sa création : on retrouve ainsi des Sempere, Andreas Corelli ou David Martin qui, déjà connus des lecteurs, ont finalement la même réalité que les Gaudí ou Cervantès que fantasment l'écrivain dans ses pages. Gothique, romantique, mélancolique et haletant, le style de Zafón est reconnaissable dès les premières pages, où les descriptions vivaces de l'auteur nous font frissonner du froid hivernal, étouffer sous les fumées qui polluent l'air de Barcelone ou nous perdent dans le brouillard et où le deuil omniprésent accable des âmes brisées.
Les histoires sont parfois trop courtes, mais aucune n'est faible ou en trop. Même quand elles ne font que quelques lignes, on y sent l'inspiration et l'imagination pour un roman potentiel. Si l'auteur ne sort pas de ses zones de confort, il ne fait jamais preuve de paresse et est même, dans ce format resserré, à l'apogée de son style. Il n'a besoin que de quelques paragraphes pour nous piéger dans sa Barcelone fantastique, où se croisent des anges déchus, des poètes maudits, des prostituées, des assassins, de vieux philanthropes bienveillants et des fantômes créés par l'histoire violente du XXème siècle. Identités usurpées, créations littéraires maudites, victimes de la guerre, laissés pour compte et silhouettes pâles qui n'apparaissent qu'au milieu de la nuit : le terrain est familier, certes, mais d'autant plus confortable et toujours fascinant.
La Ville de Vapeur se dévore bien trop vite. La frustration de savoir, à chaque page, qu'une fois arrivé au bout on ne retrouvera plus jamais ce monde ajoute à l'importance de ce dernier livre, dont chaque ligne devient plus précieuse et que l'on parcourt autant avec plaisir qu'en craignant ce moment où il faudra le refermer. On ne peut que s'étonner que, à une époque où le cinéma et les séries préfèrent piocher leur inspiration dans des œuvres existant déjà, les histoires trépidantes et à fort potentiel visuel de Zafón n'aient pas encore eu droit à leur transposition sur écran, grand ou petit. Tant mieux : on n'en chérira que plus ses livres.