Méconnu de son vivant, le nom de l'écrivain Howard Phillips Lovecraft est aujourd'hui incontournable dans la littérature fantastique, ayant inspiré nombre de ses successeurs comme Stephen King mais aussi des artistes d'autres domaines, en particulier dans les musiques sombres et surtout le metal où les références à son œuvre sont fréquentes, THE GREAT OLD ONES en est sans doute l'exemple le plus abouti mais non le seul ; son univers s'est également avéré être une matière première formidable pour les jeux de rôle L'appel de Cthulhu. Il n'est pourtant pas rare que ceux qui s'essayent à sa lecture soient déçus, et il est vrai qu'on peut être déconcerté au premier abord : comment un écrivain fantastique américain mort en 1937, dont le style n'est pas exempt de lourdeurs, dont les textes ne comprennent souvent pas ou très peu de dialogues, chez qui les personnages sont peu développés, et qui, cerise sur le gâteau, était d'un racisme obsessionnel, a-t-il pu devenir culte aujourd'hui ? Et, à supposer que vraiment il faille le lire, par où commencer dans cette myriade de nouvelles et de quelques romans, en-dehors de la (trop ?) célèbre L'appel de Cthulhu ?
Nous allons essayer de répondre à ces questions dans cet article, de présenter son œuvre et ce qu'elle a de si particulier qu'on l'apprécie ou non, ainsi que ses sources d'inspiration dans l'histoire de la littérature fantastique, qu'il expose lui-même dans son essai Épouvante et surnaturel en littérature. Le tout sans (trop) spoiler et avec de la musique !
Science et superstition dans la littérature fantastique
Une première chose qui rend la place de Lovecraft si particulière dans la littérature fantastique est son rapport à la science. Traditionnellement, le fantastique s'appuie sur des récits de maisons ou de châteaux hantés, de mystérieuse malédiction accablant une famille, de revenants ou de démons punissant les péchés des vivants... Bref, sur des superstitions et les craintes nées de la psychologie humaine dans son rapport à la mort et à la tentation ; telle est la matière première en particulier du roman gothique chez des auteurs comme Horace Walpole (le pionnier du genre est à vrai dire peu lisible de nos jours, son Château d'Otrante était empli de maladresses et de niaiseries), Ann Radcliff, Matthew Gregory Lewis, Charles Robert Maturin ou, plus tard et avec un rapport beaucoup plus prononcé à la psychologie des personnages, Joseph Sheridan le Fanu et Bram Stocker, qui resteront célèbres surtout pour avoir porté à son sommet le roman vampirique avec respectivement Carmilla et Dracula. Chez tous ces auteurs, on se réfère très peu à la science : au contraire, on la suspend pour entrer pleinement dans le domaine de l'inexplicable, et on ne cherche pas tant à rendre le surnaturel crédible au lecteur qu'à lui montrer la façon dont il répond aux fautes commises par les vivants, la religion étant omniprésente dans ces œuvres.
Ce n'est pas du tout le cas chez Lovecraft : passionné de sciences, il s'y réfère au contraire très souvent dans ses œuvres, évoquant fréquemment la physique, l'astronomie, les mathématiques, la biologie, la zoologie mais aussi la linguistique, l'histoire, l'anthropologie ou la sociologie. Cela lui permet de créer un environnement crédible au moment d'introduire ses créatures, ses personnages n'étant pas des ignorants superstitieux mais au contraire des savants, ce qui du même coup crédibilise l'existence des monstres qu'ils observent ; cela lui permet également de mieux faire ressortir l'aberration que représentent les créatures et les lieux fantastiques qu'il dépeint, de montrer à quel point ils échappent aux règles que nous croyons être celles de l'univers. L'excellent Les montagnes de la folie (aussi connu sous le titre Les montagnes hallucinées, traduction plus ancienne et moins complète), l'un de ses rares romans, donne ainsi à certains moments l'impression d'avoir été écrit par Jules Verne ! Il est vrai que Lovecraft partageait avec le romancier français l'inspiration du novelliste américain Edgar Allan Poe : celui-ci ne recourait pas à la science comme le fait Lovecraft, néanmoins il avait ceci de commun avec lui que la terreur se détachait de la religion dans ses textes fantastiques contrairement à la tradition gothique, ainsi que le goût du voyage et de l'étrangeté, qui amène bien plus de variété que les traditionnels fantômes et autres vampires. Si l'attrait pour la science commence quelque part dans la littérature fantastique, c'est plutôt dans le Frankenstein de Mary Shelley, mais elle décrit peu les procédés employés par le célèbre savant éponyme dans son roman. On trouve plus en commun avec Lovecraft sur ce plan chez les britanniques William Hope Hodgson et Arthur Machen : dans le roman La Maison au bord du monde du premier, il y a ainsi ce passage incroyable où l'auteur assiste à la mort du système solaire, l'auteur détournant notre connaissance des astres pour en tirer quelque chose d'épouvantable et de spectaculaire ; quant au second, le point de départ de sa novella Le grand dieu Pan est une expérience réalisée par un médecin sur une jeune fille qui finira très mal...
Lovecraft représente ainsi l'aboutissement d'un processus de détachement de la littérature fantastique de la religion : le surnaturel, ou plutôt ce qui contredit ce que nous croyons connaître des lois de la nature, s'inscrit chez lui dans un contexte où tout est maîtrisé scientifiquement, le contexte d'un monde désenchanté selon l'expression de Max Weber (Le savant et le politique), où nous ne savons certes pas tout en tant qu'individus mais où nous savons que des connaissances existent sur chaque phénomène et que nous pourrions les acquérir en y travaillant ; le surnaturel représente alors une rupture d'autant plus forte dans ce contexte. Ce changement, bien sûr, a aussi des conséquences sur la nature des entités menaçantes qu'il décrit.
Kutulu !, morceau du groupe metal THE VISION BLEAK tiré de son deuxième album Carpathia - A dramatic poem, invocation du grand Cthulhu. Les thématiques fantastiques sont fréquentes chez le groupe, qui se réfère également à Edgar Allan Poe, entre autres.
Une déshumanisation du fantastique
Cela nous amène en effet à l'autre différence frappante entre Lovecraft et les auteurs gothiques : son fantastique n'est pas anthropocentrique, et à vrai dire, l'univers tout entier chez lui ne l'est pas non plus ! Comme nous l'avons vu plus haut, chez la plupart des auteurs fantastiques qui l'ont précédé, l'apparition surnaturelle intervient en conséquence d'un acte ou d'une pensée des héros, en réaction : il en va ainsi de la malédiction qui poursuit le héros de Melmoth de Maturin, de l'intervention du diable dans Le Moine de Matthew Gregory Lewis, de l'être qui persécute le malheureux Frankenstein chez Mary Shelley et qui est littéralement sa créature, de la Carmilla de Joseph Sheridan le Fanu qui vient tenter une jeune fille solitaire par une relation saphique mortifère ou du tribunal surnaturel qui condamne le juge dans Monsieur le juge Harbottle du même auteur... Même Edgar Allan Poe, malgré une moindre place de la religion et un goût de la création d'autres êtres et d'autres univers qu'il a légué à Lovecraft, n'y échappe pas dans plusieurs de ses histoires (voir par exemple Metzengerstein ou Ligeia). Ce n'est pas le cas chez Lovecraft : ses monstres ne sont généralement pas là en l'honneur des humains, spectres les hantant après leur mort, démons venus les tenter et les punir ou vampires se nourrissant de leur sang ; ce sont des êtres qui leur sont radicalement étrangers, venus d'autres planètes (Celui qui chuchotait dans le noir, par exemple), d'époques immémoriales (Les Montagnes de la folie), d'autres dimensions (L'horreur à Dunwich), des profondeurs de la Terre (Le Festival, Le Modèle de Pickman) ou même du fond des mers (Le cauchemar d'Innsmouth), et qui le plus souvent agissent sans chercher particulièrement à nuire aux humains, poursuivant leurs propres buts, les humains ne sont menacés que pour autant qu'ils ont cherché à en savoir trop ou se sont mis en travers de leur chemin. Ce ne sont plus les profondeurs de la psyché humaine qui sont effrayantes mais l'univers avec tout ce qu'il a de supérieur à nous. On trouve bien quelques exceptions, citons La Maison maudite qui est à sa façon une nouvelle vampirique, Les Rats dans les murs avec la découverte par le narrateur de son atroce histoire familiale, et surtout l'excellente L'affaire Charles Dexter Ward qui relate une affaire de sorcellerie, mais dans ces trois cas-là, les humains impliqués le sont en contact avec des entités extérieures ; les seules où le mal est purement humain sont Herbert West, réanimateur et Air froid, mais ce sont deux textes isolés dans l'œuvre de Lovecraft, on n'y trouve guère de références ailleurs, la première est l'un de ses plus mauvais textes et la seconde sympathique mais anecdotique. Sur cet aspect déshumanisé, William Hope Hodgson fait encore office de précurseur avec sa Maison au bord du monde en contact avec une autre dimension et ses êtres porçins, de même que Arthur Machen avec son Peuple blanc.
Il n'est donc plus question non plus de spectres la plupart du temps : les créatures de Lovecraft, à l'image du grand Cthulhu ou de Yog-Sothoth, sont le plus souvent aussi éloignés que possible d'un être humain, et même de ce que peut concevoir un être humain ; et cette étrangeté n'est pas une exception dans notre monde comme peut l'être un cas de maison hantée mais précisément ce qui est au centre du monde, à telle enseigne que l'entité la plus puissante est Azathoth, le "dieu aveugle et idiot" (Celui qui hante les ténèbres) ! C'est l'humain avec son intelligence qui est une anomalie chez Lovecraft, pas le contraire. Tout le problème de cette conception est qu'il faut bien représenter ces chose inconcevables pour les humains, et c'est ici que le style de Lovecraft trahit le plus souvent des lourdeurs avec des descriptions qui comprennent trop d'éléments disparates pour que l'on puisse se représenter les créatures, et revient à chaque fois la précision que, de toute façon, elles sont indescriptibles... Cela permet en effet de comprendre que le monstre échappe à la compréhension humaine, mais ne permet pas au lecteur de se former une image mentale effrayante comme le serait la soudaine apparition d'un fantôme. Lovecraft lui-même était conscient de ces limites, comme le montre la discussion entre le narrateur qui manifestement le représente et son ami dans L'indicible ; il était davantage satisfait de La musique d'Erich Zann où, justement, la chose qu'il ne décrivait pas en frappait d'autant mieux l'imagination, mais un tel procédé ne peut évidemment être employé systématiquement.
Il y a donc ici une différence fondamentale avec la plupart des auteurs fantastiques qui ont précédé Lovecraft. L'écrivain britannique Victor Sawdon Pritchett affirma à juste titre à propos de Joseph Sheridan le Fanu : "Le Fanu's phantoms are frightening because they can be justified : blobs of the unconscious that have floated up to the surface of the mound, not perambulatory figments of family history, moaning and clanking about in a fancy dress" (cité par Daniel Richler dans sa préface à Carmilla, édition en anglais The House of Pomegranates Press) ; tout le génie de l'écrivain irlandais, comme de beaucoup de ses prédécesseurs mais c'est probablement lui qui l'a le mieux maîtrisé, consistait à montrer un surnaturel répondant à nos actes et à nos pensées, de sorte que la peur ne soit qu'une matérialisation de ce qu'il y a de pire dans l'esprit humain, tandis que celui de Lovecraft consiste au contraire à montrer ce qui n'a rien d'humain. Il en résulte deux formes de peur très différentes, et celle de Lovecraft a davantage à voir avec la science-fiction.
The Call of Ktulu, l'un des morceaux hommages de METALLICA à Lovecraft, sur l'album Ride The Lightning, qui fait référence à l'appel de Cthulhu ressenti par les artistes dans la nouvelle éponyme. Le regretté bassiste Cliff Burton avait initié ses collègues à l'écrivain fantastique.
Racisme et dégénérescence dans l'épouvante
Le racisme de Lovecraft est connu et ne peut pas être réduit à celui d'un "homme de son temps", sa virulence et son degré de théorisation chez l'écrivain étant au contraire des marqueurs politiques clivants dans son époque ; toutefois, ce qui pose encore plus problème avec ce racisme, c'est qu'il n'est pas séparable de son œuvre littéraire, on ne l'y trouve même pas à l'état de simples allusions à des préjugés racistes, c'est au contraire une pièce fondamentale de son épouvante ! Son texte le plus connu, L'appel de Cthulhu, est l'un des plus révélateurs : les métis et les noirs y sont décrits comme des populations sauvages dont les rites religieux sont en fait au service du grand Cthulhu, ce sont eux qui constituent l'élément effrayant visible avant que le Grand Ancien n'apparaisse en personne. Encore plus raciste, et cette fois en plus médiocre sur le plan littéraire, L'horreur de Red Hook ne consiste quasiment qu'en une longue suite de remarques essentialistes et xénophobes sur un quartier de New York où autrefois "régnaient intelligence et bon goût" lorsqu'il était habité par des "marins aux yeux clairs" mais qui est à présent envahi par une "population irrémédiablement mélangée et énigmatique : Syriens, Espagnols, Italiens et Noirs", faisant de lui un "fouillis de putréfaction matérielle et spirituelle" empli de blasphèmes et de "visages basanés, grêlés par le péché" qui commettent sans cesse des crimes, jusqu'à ce qu'y arrive une population kurde encore plus inquiétante, qui s'avère être en fait constituée de Yézidis et donc, c'est bien connu, d'adorateurs de Satan... Un courageux policier d'origine celte, donc, forcément, sensible au surnaturel, met leurs projets en échec mais Lovecraft conclue néanmoins son histoire sur le fait que le quartier restera mauvais à cause de ses habitants, "poussés par les lois aveugles de la biologie qu'ils ne comprendront peut-être jamais"... Nous évoquions plus haut la place de la science chez Lovecraft : dans ce texte s'affirme sans conteste la croyance de Lovecraft en l'idée que les populations qui n'ont pas la peau suffisamment claire (y compris les Européens du sud, manifestement) seraient vouées au mal par la biologie, et plus exactement par la génétique ; c'est sur cette idée qu'est censée reposer l'épouvante de ce texte avant que ne surgisse brièvement l'entité surnaturelle, qui d'ailleurs n'est pas l'une de celles crées par Lovecraft mais simplement la démone Lilith. Le texte n'a aucun intérêt littéraire mais est sans aucun doute celui qui illustre le plus complètement l'usage fait par Lovecraft du racisme dans ses textes, qui se servait de la peur que lui inspiraient les étrangers et ce qu'il croyait savoir de la génétique humaine pour en faire un élément effrayant de son univers -c'est pourquoi on ne peut pas faire l'impasse dessus !
Plus intéressant est Le cauchemar d'Innsmouth. Dans ce texte aussi transparaît le racisme de Lovecraft mais de façon beaucoup plus subtile : il y parle de la population d'une ville qui subit une étrange forme de dégénérescence héréditaire, mais cette fois-ci ce n'est pas le métissage avec des populations non-blanches qui est en cause mais le contact avec des monstres tapis au fond des mers, Lovecraft distille lentement les indices de cette dégénérescence de la ville, créant une atmosphère effroyable ; il est à noter que la svastika y est décrite comme un "signe des Anciens" utilisé par ceux qui luttent contre les monstres surgis de la mer -le texte date de 1931... C'est cette même obsession raciste pour la dégénérescence que l'on retrouve dans L'horreur à Dunwich, où Lovecraft évoque un village abandonné aux habitants reclus et consanguins pour créer une ambiance inquiétante très réussie. Enfin, l'intérêt pour la génétique est également présent dans Arthur Jermyn et dans La peur qui rôde, toutefois ces deux histoires relèvent plus de l'étrange que de l'effrayant.
Si le racisme de Lovecraft a assurément de quoi mettre mal à l'aise un lecteur qui n'adhère pas à ce fatras de fumisteries, on est donc bien obligé de reconnaître que l'obsession pour la dégénérescence biologique de Lovecraft fait partie de ce qui rend effrayants certains de ses textes.
Call of Dagon, morceau du groupe de metal symphonique THERION figurant sur l'album Sirius B -Dagon est le titre d'un des premiers textes de Lovecraft et le nom de l'entité vénérée par les habitants d'Innsmouth, bien qu'on ait parfois suggéré qu'il ne s'agissait que d'un nom d'emprunt pour Cthulhu. THERION avait également baptisé Cthulhu l'un de ses morceaux death metal.
Épouvante et folie : une horreur cumulative
L'épouvante de Lovecraft a par ailleurs ceci de particulier qu'elle est cumulative : ce qu'il y a de plus effrayant chez Lovecraft, ce qui obsède l'esprit et ne le lâche plus, ce ne sont pas les créatures décrites -d'autant moins que le style de Lovecraft n'est pas exempt de maladresses, comme comme nous l'avons vu- ce sont les liens que l'on ne peut pas ne pas faire d'une histoire à l'autre entre les allusions à telle entité ou à tel lieu. Lovecraft doit sans doute ici beaucoup à un autre écrivain américain qu'il admirait : Robert Williams Chambers. Celui-ci commence en effet son recueil Le Roi en jaune par la (géniale) nouvelle Le Restaurateur de réputations, dans laquelle le narrateur, que tout son entourage soupçonne d'être fou, multiplie les allusions à des lieux et à des personnages mystérieux tirés d'une pièce de théâtre qui aurait rendu fou tous ceux qui l'ont lue, Le Roi en jaune, justement ; on retrouve ces mêmes allusions à la pièce dans les trois nouvelles suivantes (certains noms propres sont même présents dans la cinquième nouvelle La Demoiselle d'Ys, bien qu'apparemment sans rapport -les nouvelles suivantes sont complètement à part), des extraits de la fameuse pièce de théâtre étant présentés entre les textes, jusqu'à ce qu'à force de lire ces allusions énigmatiques et effrayantes au Roi en jaune, à Hastur, à la Cité de Carcosa (le nom a été repris d'une nouvelle d'Ambrose Bierce) et au Masque blême, on en vienne à se demander si nous ne sommes pas à notre tour en train de devenir fous en lisant Le Roi en jaune... Le Restaurateur de réputations et Le Signe jaune sont les deux meilleurs nouvelles de cette œuvre étrange.
Lovecraft reprend de Chambers cette idée d'un livre qui a rendu fous tous ceux qui l'ont lu : ses narrateurs seront donc souvent des gens qui ont lu le mystérieux Necronomicon, écrit par Abdul al-Hazred, l'Arabe fou, ou d'autres livres cités plus rarement comme les Manuscrits pnakotiques ; des gens, en tout cas, qui connaissent les mythes se rapportant aux Grands Anciens et ne cachent pas que ceux-ci leur ont fait une terrible impression et sont considérés comme périlleux pour la santé mentale... Cela rend bien sûr les narrateurs non-fiables tout en exacerbant l'idée que si ce qu'ils croient est vrai, alors cela signifie que la vérité est trop horrible pour qu'un être humain puisse la connaître sans que sa santé mentale n'en soit durablement affectée. Et d'un texte à l'autre, les narrateurs connaissent et redoutent donc les mêmes entités, le grand Cthulhu, Nyarlathotep le chaos rampant, Yog-Sothoth, Azathoth, Shub-Niggurath, ou de mêmes civilisations non-humaines telles que les Profonds, les Mi-Go ou les Anciens à tête d'étoile, ils se réfèrent à de mêmes lieux tels que le Plateau de Leng, R'lyeh ou la planète Yuggoth, parfois même des lieux qu'ils ne connaissent que dans leurs rêves tels que la cité de Celephaïs ; Lovecraft va jusqu'à intégrer à son panthéon les créations d'autres auteurs, ainsi fait-il allusion au Signe Jaune et à Hastur de Chambers dans Celui qui chuchotait dans le noir ou au Tsathoggua de son ami Clark Ashton Smith dans Les Montagnes de la folie. L'effet produit en est que toutes ces choses deviennent épouvantablement crédibles à force d'être répétées par tant de narrateurs différents et que nous finissons par les connaître parfaitement sans jamais les avoir vues, parfois même sans qu'elles n'aient été décrites, ce système d'allusions fonctionnant à merveille pour faire travailler notre imagination. On ne peut que constater que comme les personnages, nous commençons à en savoir trop pour notre propre santé mentale... Car tel est le paradoxe des histoires de Lovecraft, d'ailleurs reproduit par les jeux de rôle tirés de son univers : il faut connaître les Anciens pour pouvoir les combattre et leur échapper, mais plus nous en savons, plus nous nous mettons à part de l'humanité et risquons de devenir fous.
En dépit de l'inspiration de l'un par l'autre, l'épouvante fonctionne donc de façon très différente chez Lovecraft que chez un Stephen King, par exemple : chez King, la peur résulte de l'identification à un personnage confronté à une menace mystérieuse, laissant penser à la partie irrationnelle de notre cerveau que si cela peut arriver à ce personnage, cela peut aussi nous arriver à nous ; chez Lovecraft, les personnages ne sont pas suffisamment développés pour que l'on puisse s'y identifier et les situations où ils se trouvent physiquement en danger sont somme toute peu nombreuses et peu développées, la peur résulte davantage des liens faits par notre cerveau d'une allusion à l'autre pour nous faire intégrer l'idée de l'existence des horreurs évoquées. On ne regarde pas sous son lit pour s'assurer qu'aucun monstre ne s'y trouve, mais impossible de se les sortir de la tête !
Yellow Sky, morceau du groupe death-rock DETH CRUX qui clôt l'album Mutant Flesh (chronique), hommage au Roi en jaune de Chambers que Lovecraft a inclus à son panthéon. Une référence plus directe à Lovecraft sur la scène gothique se trouve chez les Français de VIOLET STIGMATA, qui ont intitulé l'un de leurs morceaux Brown Jenkin en référence à un personnage de La Maison de la Sorcière, introuvable en streaming.
Au-delà de l'épouvante : onirisme et absurde chez Lovecraft
Il est enfin capital de noter que l'œuvre de Lovecraft ne se limite pas à une littérature d'épouvante : si certains de ses textes se veulent moins effrayants que déconcertants voire amusants, récits d'une étrangeté non-menaçante (Je suis d'ailleurs, Arthur Jermyn, Le Monstre dans la caverne sont de bons représentants de cette catégorie), on en trouve surtout beaucoup dont la vocation est d'abord onirique, au sens le plus littéral du terme puisque ce sont ceux compilés dans le recueil Les contrées du rêve, monde étrange et mystérieux, semblant appartenir à une autre époque, où les rêveurs voyagent dans leur sommeil à travers démons et merveilles. Ce sont des nouvelles comme L'étrange Maison haute dans la brume, Hypnos, Celephaïs, Les chats d'Ulthar et surtout, surtout, la novella délirante La quête onirique de Kadath l'Inconnue à travers laquelle se déploie pleinement l'imagination de Lovecraft pour créer sous nos yeux un univers incroyable, absurde et auquel on finit cependant par croire ! Ce texte en particulier doit manifestement beaucoup aux écrits de Lord Dunsany, père de la fantasy moderne que Lovecraft admirait vivement (il considérait lui et Poe comme ses deux plus grandes influences) ; on n'est pas loin non plus, par l'absurde, le nonsense du texte, d'une version lovecraftienne de Alice au pays des merveilles !
Le meilleur pour la fin : Nyarlatothep, morceau du groupe de black metal THE GREAT OLD ONES, (chronique) en référence au Grand Ancien Nyarlathotep, qui fait office de boss final de La quête onirique de Kadath l'Inconnue. L'ensemble de l'œuvre du groupe se réfère à Lovecraft et à Chambers.
Quelques incontournables, et quelques contournables !
Ceci posé, par où faut-il commencer pour les gens qui souhaitent s'intéresser à Lovecraft ? Il est en tout cas aisé de dire par où il ne faut pas commencer : la nouvelle L'horreur à Red Hook est un texte sans saveur en plus de raciste, inutilement long, prévisible, où le mal est représenté sans imagination en plus de maladroitement ; Herbert West, réanimateur ne vaut pas mieux, sorte de pastiche de Frankenstein désavoué par Lovecraft lui-même où le format de feuilleton qui induit un résumé des épisodes précédents à chaque chapitre achève de tuer par sa lourdeur le peu d'idées intéressantes ; parmi les nouvelles dites du "Mythe de Cthulhu", Le Monstre sur le Seuil est sans aucun doute la plus faible, souffrant d'un pénible faux-suspense ; enfin, bien que n'étant pas déplaisant à lire, Le Molosse est un texte qui apporte peu, resté trop proche de Poe. Ces textes sont les moins intéressants de son œuvre.
À titre personnel, mes deux préférés restent pour ma part la novella La quête onirique de Kadath l'Inconnue pour son imagination foisonnante et le roman Les Montagnes de la folie, voyage en Antarctique qui mènera les héros à travers les secrets les plus effrayants de l'histoire de notre planète (c'est ce roman qui inspira le film La Chose venue d'un autre monde, soit dit en passant). L'affaire Charles Dexter Ward est un autre texte long que l'on peut recommander, chronique historique d'une affaire de sorcellerie dont l'on suit avec plaisir les implications dans le présent. Parmi les nouvelles orientées épouvante, L'horreur à Dunwich, Le cauchemar d'Innsmouth, Les Rats dans les murs, Le Festival et la fameuse L'appel de Cthulhu sont celles qui produisent la plus forte impression à mon sens. Quoi qu'il en soit, l'œuvre de Lovecraft est un tout auquel, à l'exception de quelques ratés, chaque texte apporte sa contribution.
Note : ce texte est une version enrichie d'un article publié initialement sur le blog personnel de l'auteur, à cette adresse. Il a entretemps bénéficié des conseils de mon collègue Pierre Sopor, que je remercie.