Le stalinisme n'a pas été une période très drôle pour les littératures de l'imaginaire soviétiques, comme pour tout le reste. Loin des créations qui commençaient à voir le jour sous les tsars, comme les nouvelles fantastiques de Gogol ou d'Alexeï Konstantinovitch Tolstoï, ou de l'explosion de créativité de la science-fiction lorsque la censure se relâcha sous Khrouchtchev, l'URSS de Staline n'acceptait l'imaginaire que comme instrument de propagande et de vulgarisation scientifique dans le cas de la science-fiction, au service d'un embrigadement total de la société. Difficile pour un artiste de s'y sentir à l'aise, a fortiori lorsque cet artiste était porté sur la satire et avait la réputation de se montrer trop complaisant envers les blancs. C'est dans ce contexte qu'est né ce qui deviendrait le grand classique de la littérature fantastique soviétique : Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov, romancier et dramaturge né en Ukraine mais d'origine russe, qu'il travailla de 1928 à sa mort en 1940, tandis qu'il affrontait la censure de ses œuvres et le harcèlement de campagnes de presse le dénonçant comme écrivain réactionnaire ; son chef d'œuvre ne sera publié que sous Khrouchtchev, en 1966. Présentons ici ce grand texte, le temps de changer de la littérature fantastique anglo-saxonne !
Ce que Le Maître et Marguerite a de singulier, c'est que si l'intervention du surnaturel en fait un roman fantastique, sa visée n'est pas effrayante mais satirique. Le centre du roman n'est ni le Maître ni Marguerite, mais le diable ; dans une trame émaillée d'allusions à Faust et à différentes œuvres de littérature russe, le diable se rend en Union Soviétique, cet étrange pays dont les habitants se revendiquent fermement athées et qui prétend ériger une société meilleure, et sème une pagaille indescriptible à Moscou, accompagné de sa suite dont le facétieux chat Béhémoth. Si les mésaventures des différents personnages confrontés au diable sont parfois tragiques, le sentiment qui domine est le rire, face aux tours absurdes que leur jouent le diable et ses acolytes, le rire aussi face à leurs réactions bornées, incapables de douter de l'inexistence du diable et de la magie lorsqu'ils en ont des preuves sous les yeux. Cet étonnant mélange du fantastique et du grotesque peut rappeler par exemple Vatek de William Beckford, mais le propos vise ici une société réelle, celle de l'URSS sous Staline, plutôt que l'hypocrisie religieuse en général. Or les personnages auxquels s'en prend le diable ne sont pas n'importe qui ! Ceux qu'il rencontre à Moscou et qui ont le plus à souffrir de ses vilénies sont les responsables de l'administration d'un théâtre, un directeur de revue littéraire, un poète médiocre soumis au régime, des critiques littéraires... Le Maître et Marguerite est un roman vengeur, où le diable vient terroriser et ridiculiser la bureaucratie soviétique qui prétend régenter la culture et les artistes qui s'en accommodent, ce dont a souffert Boulgakov. Ajoutons à cela la proportion hallucinante de personnages envoyés à l'hôpital psychiatrique ou menacés de l'être pour prendre la mesure de ce que le diable révèle de l'Union Soviétique sous Staline !
Toutefois, le roman ne se limite pas à cette satire, car on s'attache aux personnages du Maître, écrivain dépressif brisé par les campagnes de calomnies à l'encontre de son roman sur Ponce Pilate, visiblement une projection des malheurs de Boulgakov lui-même, et de Marguerite/Margarita, sa maîtresse désespérant de pouvoir l'aider ; et là, au contraire, on frémit d'enthousiasme en voyant Marguerite et sa femme de ménage se libérer dans une scène jouissive ! C'est d'ailleurs Marguerite le personnage positif actif de l'histoire, qui vole au secours de son amant, ce qui peut paraître surprenant pour l'époque -et là encore, cela va à l'encontre de la réaction stalinienne à l'encontre des droits des femmes.
On ne fait néanmoins pas que s'amuser des bouleversements surnaturels introduits par le diable à Moscou, car il y a un roman dans le roman : Le Maître et Marguerite nous raconte aussi, par la voix du diable et par des extraits du roman du Maître, sa version des évènements décrits par les évangiles, que le personnage du poète Ivan avait pour mission de brocarder. Le livre nous montre alors un Jésus, ou plutôt Ieshoua conformément à son nom hébraïque, à la fois différent et proche de celui des évangiles, sorte de philosophe errant prêchant la bonté intrinsèque des humains et suivi par un unique disciple nommé Lévi Matthieu (dans les Bibles chrétiennes, le personnage du collecteur d'impôts convaincu par Jésus d'abandonner sa position privilégiée pour devenir l'un de ses apôtres s'appelle Matthieu dans l'évangile qui lui est attribué et Lévi dans ceux attribués à Marc et Luc), qui rédige en l'écoutant ce qui semble être une version primitive des évangiles mais dont Ieshoua estime qu'elle déforme ses propos ; accusé d'avoir remis en cause la légitimité du pouvoir de l'Empire romain, il devient un cas de conscience pour Pilate, homme politique capable de se montrer cruel et inflexible mais non dépourvu d'humanité. Ce qui ne manque pas de surprendre, c'est que ce récit, lui, n'a rien de fantastique ni de drôle, offrant un contraste saisissant avec la visite du diable à Moscou : au contraire, Boulgakov semble s'efforcer d'offrir un récit crédible historiquement des évènements à l'origine du christianisme, soignant la description des lieux, de la société antique et de la psychologie des personnages. Après tout, le père de l'écrivain était un historien spécialiste en histoire des religions !
Pourtant, les deux récits se font écho : l'Empire romain y apparaît comme une machine bureaucratique qui brise ceux qui font entendre une voix discordante, à l'instar de l'Union Soviétique ; et à lire les deux aventures, on acquiesce au jugement que le récit prête à Ieshoua selon lequel la lâcheté serait le pire des vices, car c'est en effet la lâcheté qui conduit Pilate comme les fonctionnaires et artistes soviétiques à se comporter en marionnettes de leurs régimes respectifs.
Le Maître et Marguerite est donc un roman atypique et génial, mêlant fantastique, satire sociale et récit historique, qui ne manque jamais de surprendre d'un bout à l'autre de sa lecture. Ajoutons que les répliques du diable ont inspiré un certain morceau des ROLLING STONES, abondamment repris par LAIBACH !