Il y a soixante ans, Peter Lorre s'éteignait. Vous l'ignorez peut-être mais il s'agit d'une grande icône gothique du cinéma sombre et inquiétant. Cette légende du cinéma expressionniste auquel il est rattaché pour un seul film (et pas n'importe lequel : le mythique M le Maudit de Fritz Lang) était passé de mode depuis longtemps, vieilli prématurément en raison de ses problèmes de santé et d'argent. Aujourd'hui, en dehors des cercles de cinéphiles qui se souviennent de son célèbre rôle de tueur d'enfants, le grand public l'a globalement oublié. Pourtant, on le connaît tous, sans le savoir. On l'a déjà vu, déjà entendu, parfois même bien après sa mort. Étrange, non ? Après avoir été une figure majeure de l’expressionnisme, qui optait pour une représentation subjective des tourments humains, puis du film noir qui prolongeait cette exploration des recoins les plus sombres de notre âme ou du cinéma gothique des 60's, Peter Lorre est un fantôme qui hante notre pop culture depuis des décennies, rôdant toujours dans les ombres. Acteur de génie, artiste maudit au regard mélancolique, nous revenons sur son histoire à l'occasion des 120 ans de sa naissance qui auront lieu le 26 juin prochain. Des meurtres, des fantômes, des destins brisés, Tim Burton, Bob l’Éponge, Vincent Price, Adolf Hitler, James Bond, Disney, Bugs Bunny : vous croiserez tous ces gens-là dans les lignes qui suivent !
Le sort en est jeté
Le Diable a plusieurs visages. Pour le jeune Peter Lorre, comédien brillant sur les planches viennoises de la fin des années 20, c’est le réalisateur Fritz Lang qui lui offre un pacte Faustien. Le marché aux termes troubles condamna alors son existence : “je vais écrire un film pour toi, je ne sais pas encore quoi. Tout ce que je te demande en échange, c’est de ne pas apparaître au cinéma d’ici là”. Peter Lorre se garde bien de mentionner ses deux anecdotiques apparitions passées dans des films muets et signe pour être M le Maudit.
L’histoire de Peter Lorre est celle d’un homme en quête de reconnaissance, poursuivi par sa propre ombre et dont la malédiction continue après la mort. Il est devenu un mythe du cinéma d’un type un peu spécial : le grand public l’a oublié et pourtant, on le connaît tous de manière dérivée : son spectre est devenu un archétype omniprésent de la pop-culture.
Né dans l’actuelle Hongrie de parents juifs allemands, le jeune László Löwenstein était taillé pour être comédien. On dit que les yeux sont les fenêtres de l’âme. Ceux de Peter Lorre, protubérants, laissent deviner une mélancolie que l’acteur dissimule derrière ses farces et ses bons mots, entretenant sa légende. Très pudique sur sa vie privée, l’acteur a toujours détourné l'attention en racontant des histoires saugrenues, des vérités “embellies“ toujours plus sensationnelles (il aurait, entre autres, été champion de ju-jitsu et la cible d’assassins à la solde d’Adolf Hitler, et dix ans après sa mort, sa fille échappe à des tueurs en série célèbre qui avaient peur de trop attirer l'attention en s'attaquant à l'enfant d'une célébrité !).
Lors d’une de ses premières apparitions sur scène, il est un soldat figurant parmi d’autres dans la pièce Die Harmannsschlacht de Heinrich Von Kleist. Il se fait virer… pour avoir remué les oreilles au lieu de réciter sa réplique. Ce petit bonhomme d’1m60, aux mains molles, au visage poupin hanté par deux globes un peu absents dont il dit lui-même qu’ils sont trop écartés, à la voix à la fois douce et geignarde n’a rien d’un acteur et n’a encore aucune expérience du métier mais vole déjà la vedette aux premiers rôle… et peine à trouver sa place dans un monde qui ne lui en a pas prévue. En bref : on ne voit que lui. Il triomphe dans un premier temps grâce aux pièces de son ami Bertolt Brecht, qui le décrit comme le plus grand acteur de sa génération (ce que Charlie Chaplin dira également) et le pousse à cultiver son langage corporel et la dualité entre ce que dit le corps et ce que pense l’esprit.
L'ombre du M
Quand Peter Lorre apparaît donc officiellement sur un écran de cinéma pour la première fois en 1931, il n’est alors qu’une ombre et une voix, celles du tueur d’enfants Hans Beckert. Cette ombre, immense pour la petite fille qu’il aborde, sera également trop grande pour l’acteur. Sa performance, possédée, reste comme une des plus mythiques de l’histoire du cinéma. Lorre surprend avec son physique et ses manières douces, à la fois juvénile, pathétique et terrifiant.
De sa prestation habitée, un célèbre monologue fiévreux reste en mémoire. Lorre y exprime toute sa souffrance face à l’impératif du meurtre, pulsion à laquelle il ne peut échapper, “Je ne veux pas, je dois !”. Cette scène a un sens tout particulier pour le jeune acteur à la santé déjà vacillante et malmenée par un Fritz Lang tyrannique. Depuis plusieurs années, mal soigné, il est accro à la morphine dont des médecins le remplissent pour lui permettre de tenir debout sur scène plutôt que de guérir ses maux. Le “M” de “Meurtrier”, sceau sinistre qui le marquera jusqu’à la fin, peut alors prendre une nouvelle signification.
Juif non-pratiquant et proche d’opposants politiques, il entend parler de collègues juifs arrêtés par la police alors que le nazisme gagne en puissance au début des années 30 et que Goebbels proclame que le cinéma national doit désormais être l'affaire d’Allemands qui comprennent l’esprit germanique. Lorre fuit en train vers Vienne avec sa femme Célia et quelques amis alors que le Reichstag brûle.
Là, il raconte recevoir un télégramme de Goebbels lui disant que, très impressionné par M le Maudit, Hitler serait prêt à le “pardonner” s’il acceptait de revenir en Allemagne. Lorre aurait répondu penser “l’Allemagne trop petite pour deux tueurs de masse”, mettant le Führer en rage. L’histoire est célèbre (et d'ailleurs reprise par wikipedia) mais rien ne l’atteste : dans les faits Goebbels ne voulait plus rien entendre sur Lorre quand il a su qu’il était juif, et l’image de M servira d'ailleurs au film de propagande antisémite Le Juif Eternel en 1940. On tient probablement là un bel exemple de fable dont Lorre régalait ses collègues en tournage.
Le rêve américain
Après une étape parisienne marquée par la précarité, une cure en sanatorium et l’absence de travail (malgré un petit rôle dans De haut en bas de Pabst, aux côtés des monstres sacrés Jean Gabin et Michel Simon... où il joue un mendiant dépité qu'on lui répare son costume, le privant ainsi de l'apparence pitoyable qui lui servait de gagne-pain), c’est à Londres que sa carrière trouve un second souffle. “Oui, bien sûr, je sais parler anglais et même français” promet-il, toujours un brin baratineur, avant sa première rencontre avec Alfred Hitchcock. Le revoici au premier plan, il est le vilain sinistre de L’Homme qui en savait trop en 1934, rôle qu’il récite, dit la légende, phonétiquement.
Il rêve d’Amérique et ne peut résister aux sirènes de la Columbia, avec qui il se damne en 1934. On peut voir plus tard, dans Le visage derrière le masque de Robert Florey (1941), un parallèle flagrant entre l’acteur et son personnage. Il y a tout d’abord son enthousiasme en découvrant les États-Unis, car contrairement à de nombreux émigrés arrivés au même moment, Peter Lorre adopte son nouveau pays, adore le soleil californien et dévore des hot-dogs devant des spectacles de catch toute les semaines… mais comme son personnage, un immigré hongrois sans le sou piégé dans une vie de crime après avoir été déformé, Lorre se retrouve vite condamné à jouer les personnages sinistres, captif à la fois de son physique et de l’ombre de M. Dans une scène, il s'exclame "je veux un visage !" : la double-lecture est d'une ironie cruelle.
Fasciné par les projecteurs, mal conseillé, sous-employé et sous-payé, ses signatures avec différents studios sont autant de pactes funestes : après s’être condamné à errer dans les ombre, il a vendu son âme à Hollywood qui ne s’intéresse qu’à son corps. Il peine à échapper aux rôles types, ceux qu’il doit au film de Lang. On le trouve génial mais trop particulier. Il ne joue que les fous, les assassins, les bizarres et leur insuffle toute son âme tourmentée.
L’adaptation de Crime et Châtiment de Dostoïevski par Josef Von Sternberg en 1935, est un échec commercial malgré une nouvelle performance habitée et des ressemblances troublantes entre l'acteur et son personnage (inquiété par des problèmes d'argent, obsédé par le meurtre et Napoléon). En revanche, l'adaptation des Mains d’Orlac de Maurice Renard par Karl Freund la même année retient l’attention. Peter Lorre y est un chirurgien fou amoureux qui greffe les mains d’un assassin au pianiste marié à la femme qu’il convoite. Ombre menaçante qui traîne sa lugubre silhouette dans un Montmartre expressionniste avant de laisser exploser toute sa folie, ce personnage de savant fou restera collé à la peau de l’acteur alors que l’ombre de M hante la pellicule.
Sortir de la nuit
Toujours pudique et facétieux, mais aussi un brin blasé, Lorre a souvent décrit son métier comme se résumant à faire des grimaces pour satisfaire des réalisateurs. Il s’approprie ses répliques, les réécrit et improvise pour le plus grand désespoir des scénaristes et des autres acteurs, mais pour le plus grand bonheur des réalisateurs conquis.
Perdu, Peter Lorre ne trouve pas sa place: où qu’il aille, son ombre occupe déjà les lieux. Il dit en avoir fini avec les vilains. Il veut faire rire, il veut de la profondeur. Il rêve d’être Quasimodo ou Napoléon et poursuit cet espoir pendant plusieurs années, en vain. C’est avec la série des Mr Moto produite par la Fox entre 1937 et 1939 qu’il obtient la reconnaissance populaire auprès du grand public grâce à son rôle surprenant de détective japonais expert en arts martiaux. La Fox, avec qui il a signé un nouveau pacte, l’use jusqu’à la corde, bien contente d’avoir sous la main cet acteur toujours content de travailler pour un prix ridicule. Il enchaîne huit films à succès en deux ans, jusqu’au dégoût.
Le début des années 40 prend des airs d’éclaircie dans la carrière de Peter Lorre. Alors qu’il semblait sur le point de s’enfermer dans la série B d'horreur, qu'il fuit autant qu'il peut, lui préférant la complexité psychologique aux monstres grimaçants (il échappe de peu au Roi des Zombies de Jean Yarbrough et cachetonne aux côtés de Bela Lugosi et Boris Karloff dans la comédie horrifique musicale à succès You’ll Find Out où il joue un assassin, bien sûr), il signe avec Warner Bros un contrat lui laissant un semblant de liberté.
Lorre trouve satisfaction dans des rôles variés, tourne avec des réalisateurs et acteurs prestigieux, le public s’attache au duo qu’il forme avec l’imposant Sydney Greenstreet dans neuf films (on les surnomme les “Laurel et Hardy du crime”), il fait de la radio, du théâtre… Il a beau ne pas avoir les rôles dont il rêve, il devient une figure établie de type louche et dangereux. Peter Lorre est désormais aussi bien associé aux stars de l’horreur, un genre qu’il fréquente pourtant assez peu, qu’invité aux tables de vrais mafieux à Las Vegas qui en font leur mascotte, au même titre que son ami Humphrey Bogart.
Ce lien avec le souterrain, le bizarre et l’effrayant mène tout naturellement Peter Lorre au film noir, évolution américaine de l’expressionnisme. Dans un de ses rôles les plus marquants, malgré un temps de présence à l’écran assez court, il est L’Etranger du troisième étage en 1940, un tueur fou, encore et toujours. Avec son propos désespéré et son esthétique, le film se nourrit de la noirceur et de la folie des hommes et est considéré comme le premier film d’un genre dont Peter Lorre est une des figures majeures. On s'amuse aussi beaucoup de son personnage de peintre peu conformiste dans le polar victorien Le Verdict, de Don Siegel. Taquin et parlant de ses peintures, il dit "je fais de beaux cadavres comme personne" avant de se montrer fasciné par un enterrement : il rêve de voir le corps !
Déjà, il se prête facilement au jeu de l'auto-parodie, notamment dans la comédie déjantée et loufoque Arsenic et Vieilles Dentelles de Frank Capra. Recyclant ses rôles passés, il y est un chirurgien allemand alcoolique associé à un meurtrier sosie de Boris Karloff... Capra s'amuse à citer l'ombre de M régulièrement, que ce soit pour faire apparaître Lorre à l'écran la première fois ou lors d'une scène où il se fait incendier par celle de son complice et semble hanté par cette gigantesque silhouette noire.
Malgré sa rapide adaptation à l’American Way of Life, Peter Lorre est toujours l’étranger dans un contexte international où les rôles de “d’Européen” ne manquent pas... mais il est aussi “l’étrange”. Avec ses paupières lourdes, sa voix traînante, ses manières et son accent, ses apparitions mémorables font de lui cette figure bizarre et ambiguë.
Regrets et résignations
Hasard du destin : Bertolt Brecht arrive aux États-Unis à l’époque où la carrière de l’acteur est au sommet. Leurs retrouvailles sont teintées d’amertume : ils essayent en vain de lancer plusieurs pièces ensemble. Lorre voit en Brecht un moyen de se donner une légitimité artistique plus “intellectuelle”, Brecht voit en l’acteur un Cheval de Troie pour trouver des financements. Leur amitié persiste, mais le metteur en scène aux positions radicales regrette la séduction qu’Hollywood exerce sur Lorre et qu’il y gâche tant son talent dans des productions qui ne lui font pas justice.
La seconde partie des années 40 marque le début d’une pente descendante dont on retient surtout la fin de son duo avec Sydney Greenstreet, le film d’horreur La Bête aux cinq doigts qu'il sublime de sa performance intense et une tendance à l’auto-caricature désormais fermement ancrée (il devient le chouchou de cartoonistes qui s’amusent de ses traits : dans The Hair Rising Hare en 1946, un savant fou à l'apparence de Lorre affronte Bugs Bunny). Peter Lorre aime faire rire, ainsi soit-il : le voilà damné à rire de son image de types louches au regard apathique. La Guerre est terminée, Hollywood n’a plus besoin de l’Européen de service.
Quand Brecht quitte les Etats-Unis en 1947, il supplie presque Lorre de l’accompagner pour lancer un nouveau théâtre en Allemagne. Il ne donne pas suite. Bien que Lorre soit souvent délaissé dans ses recoins obscurs, la lumière d’Hollywood brille trop fort… et la morphine y est plus facile à trouver : épuisé par des représentations du Cœur Révélateur pour lesquelles il donne trop, il a rechuté. De plus, ses amitiés avec Brecht ou Bogart, jugés trop communistes, placent Lorre sur une liste “grise” à Warner Bros, qui ne lui propose plus aucun rôle.
L’homme perdu
Hollywood a aspiré l’âme de Lorre pour le transformer en pantin mort-vivant, dirait Brecht. L’acteur, de nouveau perdu, est ruiné. Comble de l’humiliation : un remake de M le Maudit est prévu mais les producteurs ne veulent pas entendre parler de lui car “il ne fait plus peur, c’est devenu un clown”. Il rentre en Allemagne, non pour y retrouver Brecht malgré ses relances mais pour y réaliser son premier et unique film.
Il arrive sans un sou en poche, malade et dans l'indifférence d’un public qui l’a oublié. Après des cures qu’il ne peut payer et quelques visites dans des camps de blessés militaires américains, Lorre y tourne L’Homme Perdu sans en avoir finalisé le scénario et le tournage est décrit par certains acteurs comme chaotique : le réalisateur improvise et son humeur imprévisible s’assombrit quand la morphine vient à manquer. Le résultat, opaque et crépusculaire, est aussi bancal que fascinant.
L’Homme Perdu est un échec retentissant mais c’est aussi, peut-être, le second film le plus important de la carrière de Lorre et l'un des films majeurs du cinéma allemand d'après guerre. Il y reprend plusieurs codes du film noir (la narration en voix off, le climat de désespoir, les destinées croisées) et y joue un médecin alcoolique fumant cigarette sur cigarette, hanté par la culpabilité de meurtres commis pendant la guerre. Le nazisme n’est jamais mentionné mais Lorre y analyse l’esprit du fascisme, toujours bien présent dans le refus du peuple allemand de faire face à son passé. Le public allemand du début des années 50, dans le déni et la fuite, ne va pas voir le film et les critiques qui l’évoquent sont divisées. En citant M le Maudit aussi bien visuellement que dans le texte avec cet impératif du meurtre, L’Homme Perdu semble être un reflet du film de Lang, la Guerre servant de miroir entre les deux. L’un annonçait le fascisme, l’autre erre dans ses ruines.
Ce personnage perdu au regard mélancolique, hanté par un passé qui lui colle à la peau et esclave de sa pulsion, n’a jamais été aussi proche de l’homme Peter Lorre, usé et désillusionné.
Une ombre du passé
Suite à l’échec du film, il n’a pas d’autres choix que de rentrer à Hollywood, résigné. Il revient avec juste son rasoir, sa brosse à dent… et une copie 35mm de l’Homme Perdu qu’il a probablement volée et lui permet de négocier son billet de retour en échange de promesses de projections. Il ne lui reste plus alors qu’à trimballer sa mélancolie de téléfilms en séries télé, acceptant de n’être qu’une caricature de ses rôles passés. Par sympathie, John Huston lui fait une place dans Plus fort que le Diable en 1953 pour l’aider à se remettre en selle mais le cinéma l’a oublié, relégué au rang des seconds rôles ou des projets peu glorieux (notamment un film un Odorama, où il frôle la mort par insolation pendant le tournage). A la télévision, il joue dans des épisodes de la série Alfred Hitchcock présente. Il est aussi Le Chiffre dans l’adaptation télévisée de Casino Royale, devenant ainsi le tout premier méchant de James Bond sur écran, un rôle oubliable mais symbolique dans la culture populaire. Dans quelques publicités, il joue avec son image, comme avec ce nettoyant pour voiture... qu'il applique à un corbillard.
Si sa carrière au cinéma semble au plus bas, Peter Lorre trouve néanmoins quelques raisons d’être en paix : de son troisième mariage naît son unique enfant, Catharine, en 1953. Parmi ses rôles, Lorre est particulièrement heureux d’être dans le premier film live-action produit par Disney 20.000 Lieues sous les Mers de Richard Fleischer en 1954, où il a enfin l’occasion de faire rire les enfants et où, comme d'habitude, la petite taille de son nom au générique ne rend pas justice à son importance dans le film, ou dans la comédie musicale Still Stockings de Rouben Mamoulian où, malgré une santé précaire, il chante et danse lors de numéros insolites à contrepied de son image. Admirez-le donc, malgré son physique abimé, s'approprier les danses cosaques (vers 2minutes et 20 secondes).
Peter Lorre, le maudit, l’homme perdu, a enterré ses rêves. Ses amis Conrad Veidt, Greenstreet, Brecht et Bogart sont morts, il a perdu ses compagnons de jeu et erre comme le fantôme d’un temps révolu. Il dédramatise, désabusé : "j'ai commencé ma carrière comme tueur d'enfants, avec le temps mes victimes ont vieilli avec moi et maintenant je tue tout le monde" tout en s'interrogeant "à force que l'on ne voit que le monstre en moi, suis-je encore un homme ?".
Renaissance macabre
A la fin des années 50, il croise pour la première fois la route de Vincent Price sur les tournages de films oubliables, L’Histoire de l’Humanité et Le Cirque Fantastique. Ces deux icônes associées au lugubre et à la terreur, toutes deux boudées par les gros studios pour leurs affinités communistes supposées, forment un duo comique inattendu dans les adaptations de Poe signées Roger Corman et produites par l’AIP au début des années 60. Dans Le Corbeau, Lorre est un magicien alcoolique qui multiplie les déceptions professionnelles et se retrouve transformé en corbeau par un mauvais sort : difficile de ne pas y voir une métaphore de la carrière de l’acteur. Dans L’empire de la terreur et son segment adaptant Le chat noir, Peter Lorre brille en tueur alcoolique et fauché, il y est à la fois drôle, terrifiant et suscite malgré tout la sympathie.
Lors d’une mémorable séquence de cauchemar aviné, Price jongle avec la tête de Lorre, rappelant une pièce de théâtre dans laquelle le Hongrois portait quarante ans plus tôt sa tête tranchée lors du monologue final. Il est facile d’y voir le symbole d’un acteur dont les aspirations volaient loin au-dessus des rôles qu’on lui confiait et, à nouveau, cette séparation entre le corps et l’esprit.
En paix avec une image publique qui se confond désormais avec ses rôles, Peter Lorre trouve dans les productions gothiques de l’AIP un salaire correct et le plaisir de travailler avec une troupe qui s’entend bien à défaut de rôles qui le passionnent. L’acteur décline. II improvise comme il l’a toujours fait mais c’est désormais surtout en raison de son incapacité à retenir son texte. Malade, il ne peut enchaîner les prises. Prisonnier d’un passé qu’il fantasme beaucoup, il raconte des histoires du bon vieux temps, quand Hollywood était encore Hollywood et qu’il s’amusait avec Bogart.
Un de ses tout derniers rôles ouvre une dernière rare fenêtre vers l’âme de Lorre. Dans la comédie gothique Le croque-mort s’en mêle, où Jacques Tourneur recycle les ingrédients et les équipes des films de Corman, Lorre incarne un personnage victime d’un patron abusif et maître-chanteur qu’il suit résigné, comme il se rendait docilement où les studios l’envoyait. Si sa performance est comique, la mélancolie que dégage son regard abîmé et son corps prématurément vieilli dans cette partition funèbre semble exprimer alors toute la tristesse d’un acteur, dont l’immense talent n’a jamais été reconnu à sa juste valeur et qui sait qu’il ne verra pas grandir sa fille, à qui il ne laisse aucun héritage. Lors d’une scène comique, il se cogne la tête à une table et, au bord des larmes, improvise : “je suis trop sensible”.
Peter Lorre meurt en 1964, quelques mois après la sortie du film, mettant fin aux ambitions de l'AIP de produire toute une série de comédie gothique avec la même équipe (le spooky est alors à la mode, notamment avec La Famille Addams). La légende raconte qu’il était conseillé aux chaînes de télévision de ne pas diffuser son visage trop tôt car il pourrait effrayer les enfants… Vincent Price fait son éloge funèbre. Il conclut ainsi : "la statue de neige de son travail fondra peut-être, mais la substance solide de sa personne doit perdurer. L'immortalité de l'homme, c'est l'homme, sa famille, ses amis et, dans les rêves d'un acteur, le public et son identité... Cet homme était l'acteur le plus identifiable que j'aie jamais connu. Aucune partie de lui n'était autre que lui-même : sa voix, son visage, sa façon de bouger, son rire... peut-être que le chagrin qui nous étreint en le perdant empêchera sa statue de fondre - si ce n'est l'image de l'acteur, au moins la stature de l'homme". Prémonitoire ?
De spectre maudit à légende la pop-culture
Le Croque-mort s’en mêle racontait l’histoire loufoque d’un cataleptique incarné par Basil Rathbone que l’on croit mort mais qui ne cesse de se relever. Pendant une scène de funérailles à l'ironie savoureuse, un personnage chante qu’il “n’est pas mort mais seulement assoupi”. En 1967, alors que Peter Lorre a été incinéré depuis trois ans, sort le film d’animation en stop-motion Mad Monster Party. Dans cette comédie musicale qui annonce très fortement les productions de Tim Burton trente ans plus tard, au milieu des monstres classiques du fantastique, un petit homme aux yeux ronds et rêveurs ne cesse de courir après sa tête qui se détache. Le spectre de Peter Lorre est là, toujours à cavaler après ses aspirations, comme sur les planches viennoises, comme chez Corman. Ce n’est pas la première fois que l’acteur est caricaturé : il était depuis quelques années déjà un personnage récurrent des Looney Tunes.
Une fois mort, Peter Lorre devient une icône. Et c’est, encore et toujours, à l’ombre de ce premier rôle chez Fritz Lang, qu’on le retrouve. Son visage et sa voix sont imités à de nombreuses reprises, toujours pour donner vie à des personnages sinistres, désaxés, menaçants, rappelant aussi le savant fou des Mains d’Orlac. Aux nombreuses imitations des Looney Tunes s’ajoutent des “apparitions” par exemple dans Les Simpsons, dans Bob l'Éponge (où il court à nouveau après une tête qui décidément ne tient pas en place), dans les jeux vidéos Crash Bandicoot et Resident Evil, le génie d’Aladdin prend sa voix quand il dit de pas pouvoir ressusciter les morts…
Peter Lorre voulait éviter d’être associé à un seul type de personnage, il a fini par devenir un archétype. Dans un retournement de situation qui l’aurait probablement à la fois amusé et attristé, son image de tueur d’enfants a fini par faire de lui une figure incontournable de productions pour le jeune public ! Si la "statue de neige" de l'homme a aujourd'hui fondu (sa fille Catharine décède à 32 ans et, avec le décès récent de Roger Corman il ne reste plus beaucoup de gens l'ayant côtoyé - on pense par exemple à Jack Nicholson qui était son fils dans Le Corbeau), les souvenirs de l'acteur ont généreusement irrigué nos écrans depuis.
Tenez, voici un épisode de Bob l’Éponge, en VO, où l'on retrouve Peter Lorre plusieurs décennies après sa mort, sous les traits de Slappy Laszlo, serviteur de Nosferatu (ici Nose-feratu : il a un rhume), se rendant au cabinet du Docteur Calimari... Les amateurs de cinéma expressionniste apprécieront !
Lorre, es-tu là ?
On se met alors à soupçonner sa présence dès qu’un personnage réunit plusieurs de ses caractéristiques : accent allemand, long manteau noir, yeux globuleux vaguement triste, voix traînante, air sournois ou servile, dualité, savant fou ou serviteur du monstre : est-ce lui qui hante les Aventuriers de l’Arche Perdue et son sinistre vilain nazi, ou Le Seigneur des Anneaux et son Gollum tourmenté ? Le spectre de Peter Lorre est désormais partout. Lui qui a été une figure majeure du cinéma expressionniste, du film noir ou du fantastique gothique, continue de rôder dans les ténèbres de l’âme humaine. Il est les petits bossus glauques et louches, les Renfield et les Igor, sans pour autant les avoir jamais incarnés au cinéma (du moins de son vivant...).
Tim Burton a vu les films de Roger Corman et réutilise les squelettes musiciens de Mad Monster Party dans ses propres films en stop-motion… où il ressuscite à chaque fois le visage et la voix de Peter Lorre, qui apparaît en Igor dans l'Etrange Noël de Mr Jack de Henry Selick, en asticot à l'humour noir dans Les Noces Funèbres ou en camarade de classe dans Frankenweenie. Pourtant, bien qu’héritier à la fois du cinéma expressionniste et des films gothiques des années 60, Tim Burton confessait alors en 2005 ne pas se souvenir, lui non plus, du nom de cet acteur…
Peter Lorre, toujours prisonnier de sa malédiction, n’est pas mort mais rêve. Et dans ses rêves, tourmenté à jamais par ce pacte signé avec Fritz Lang, il est condamné à rester éternellement ce dont il a toujours cherché à se débarrasser : son ombre.
Filmographie sélective
Peter Lorre a enchaîné les films pour pouvoir rembourser ses dettes mais aussi éviter de sombrer dans la dépression. Sa filmographie est peut-être un brin trop immense pour découvrir cet incroyable acteur. Nous vous proposons donc une "petite" sélection où il vous fera frissonner mais où vous aurez également le plaisir de savourer souvent son humour macabre?
-M le Maudit, Fritz Lang (1931)
-Les Mains d'Orlac, Karl Feund (1935)
-Crime et Châtiment, Josef Von Sternberg (1935)
-L'Inconnu du 3ème Étage, Boris Ingster (1940)
-The Face Behind the Mask, Robert Florey (1941)
-Arsenic et Vieilles Dentelles, Frank Capra (1944)
-The Verdict, Don Siegel (1946)
-La Bête aux Cinq Doigts, Robert Floey (1946)
-L'Homme Perdu, Peter Lorre (1951)
-L'Empire de la Terreur, Roger Corman (1962)
-Le Croque-Mort s'en Mêle, Jaques Tourneur (1964)