Titre : Mercredi (Wednesday)
Créateur : Tim Burton
Année : 2022
Avec : Jenna Ortega, Gwendoline Christie, Christina Ricci, Hunter Doohan
Synopsis : Suit les années d'études de Mercredi Addams, alors qu'elle tente de maîtriser ses nouvelles capacités psychiques, de déjouer et de résoudre le mystère qui a impliqué ses parents.
Quand on a appris que Tim Burton, auteur de tant de merveilles d'humour noir et de poésie gothique, allait nous proposer sa version du personnage de Mercredi Addams sous forme de série, un sentiment mêlé de joie, d'espoir et surtout d'appréhension s'était emparé de nous. Sur le papier, qu'est-ce qui pouvait mal tourner ? D'un côté, nous avons la Famille Addams, petite bande de marginaux qui, sous les traits de Charles Addams, amusaient avec leur décalage et leur amour pour le noir, la pluie et le macabre. De l'autre, Tim Burton, autrefois géant d'Hollywood tout en en dynamitant les codes, affectionnant... eh bien, le noir, la pluie, le macabre, mais aussi le romantisme. Cependant, dans les faits, on tremblait : certains diront que ça fait une vingtaine d'années (depuis La Planête des Singes), d'autres une dizaine d'années (depuis Alice aux Pays des Merveilles), mais on tombait tous d'accord sur une chose : Burton, c'était mieux avant, comme on dit. Et puis on a déjà vu ce que ça donnait quand le bonhomme adaptait un univers qui semblait pourtant, a priori, lui convenir : son pire film, et de très loin, était ce massacre d'une laideur absolue d'Alice au Pays des Merveilles de Lewis Caroll pour Disney, transformé en aventure de fantasy sans saveur, niaise et manichéenne.
Pourtant Burton et les adaptations, ça a souvent été une histoire qui fonctionne, qu'il s'agisse d'adapter directement une œuvre (Batman, Sweeney Todd), de porter sur grand écran un univers préexistant (Pee-Wee), de fantasmer la vie d'un autre (Ed Wood) ou de développer un conte pour en faire tout autre chose (Sleepy Hollow, Les Noces Funèbres) : il savait se les approprier pour y mettre sa touche personnelle si forte, faite de direction artistique biscornue et de personnages solitaires et incompris... jusqu'à la Planète des Singes. Si l'on peut voir avec ce film, son premier à la personnalité tiède, le début du déclin de son auteur, il lui restait néanmoins sous la semelle le magnifique Les Noces Funèbres et le suicidaire Sweeney Todd (une comédie musicale gore après des succès familiaux ? "yolo" aurait-il dit en s'engageant là-dedans). Burton y était encore flamboyant, audacieux, passionné et d'une réelle noirceur.
Puis il y eut Alice. Son retour chez Disney, où il racontait pourtant à qui voulait l'entendre qu'il y avait été particulièrement malheureux. Il rêvait de faire un long-métrage en stop-motion de son Frankenweenie, dont les droits appartenaient à Mickey et signe un deal de trois films. Le troisième a été annulé, ou reporté des années, jusqu'à éventuellement devenir Dumbo. Le résultat, on le connaît : Alice est un carnage, entre auto-parodie formelle et scénario en roue libre qui vide l’œuvre de Caroll de toute sa substance mais commet l'irréparable quand, à la fin du film, Alice dit à sa tante d'arrêter de rêvasser et part en bateau faire du commerce en Asie. Un message terre à terre et capitaliste qui passe mal venant d'un réalisateur qui, toute sa carrière, rejetait ce type de valeurs. Si Frankenweenie était mignon, sa dernière partie sabordait toute l'entreprise avec un final décevant et convenu après ce qui aurait pu autrement être un chouette film sur le deuil. Dans Dark Shadows, au-delà de l'humour poussif, on remarquait surtout que ceux qui étaient ici les "gentils" (la famille riche et snob, le vampire arrogant briseur de cœur) et la "méchante" (la sorcière au cœur brisé) auraient vu leurs rôles inversés quelques années plus tôt. Plus de doute : Burton était rentré dans les rangs, laissant l'inversion des valeurs qui faisait tout son intérêt au placard pour devenir une marque.
Avions-nous alors des raisons d'espérer pour Wednesday ? Eh bien, peut-être. Depuis une dizaine d'années, alors que ses films sortent dans une semi indifférence (justifiée), Tim Burton semble ne plus avoir grand chose à dire (Big Eyes, dispensable, Dumbo, insipide) si ce n'est son propre sentiment d'errance en tant que réalisateur : Big Eyes parle d'imposture artistique, amusant quand on connaît tous les emprunts du cinéma hautement référentiel de Burton, et Dumbo d'un individu piégé d'un cirque dénué d'âme et obsédé par la rentabilité (pas besoin d'aller chercher bien loin pour y voir le sentiment de son auteur, de nouveau sous le joug de Disney). Mais surtout, la raison principale d'espérer remonte à 2016 et son adaptation du roman pour adolescents Miss Peregrine et les Enfants Particuliers, aux affiches pourtant atroces. Il apportait au bouquin des modifications bien senties pour insuffler à l'univers un supplément de poésie, se montrait inspiré dans sa direction artistique et, en sous-texte, d'une lucidité et d'une férocité étonnamment pertinente quand, lors d'un caméo, Burton lui-même se faisait décapiter par une créature en images de synthèse affrontant une armée de squelettes en stop-motion venue aider les héros. Là encore, le monstre aseptisé hollywoodien avait eu sa tête et cherchait à dévorer l'artisanat, la passion. Mais, surtout, il prouvait qu'il savait faire du "pour ados" qui ne soit pas vide de substance et ait un réel intérêt : rassurant avec Wednesday, au cœur de cible clairement identifié.
Car Wednesday, comme son titre l'indique, n'est pas la Famille Addams. La série toute entière est centrée sur le personnage de Mercredi, devenue adolescente. Une idée comme une autre qui aurait pu être savoureuse. Hélas, très vite, on déchante : le concept est, forcément, bancal. Le charme de Mercredi Addams provenait en grande partie du décalage entre ce qu'elle semble être (une mignonne petite fille) et sa personnalité froide, cruelle, morbide. Transposée en adolescente, le décalage ne fonctionne plus autant : une ado blasée habillée en noir, finalement, on en a déjà vu des milliers (on en a même été nous-même, peut-être !). On pourrait aussi pinailler sur le fait que cette Wednesday-là n'est, finalement, que la version adolescente de celle des films des années 90 signés Barry Sonnenfeld, si cultes pour tant de gens mais qui ont imposé une version de la célèbre famille pas forcément conforme à la vision de Charles Addams, ou très différente de celle de la série des années 60, pleine d'un charme désuet irrésistible. Malgré l'excellent travail de Jenna Ortega dans le rôle, le personnage ne surprend pas. Pire : privée du reste de sa famille, elle paraît fade. Les Addams fonctionnent si bien en meute, petit cercle soudé et aimant, heureux avec ses propres valeurs et pas forcément conscients d'être en décalage vis-à-vis du reste du monde qui les craint, à leur insu. "Pourquoi ce pauvre homme est-il parti si vite quand le serpent est venu se frotter à sa jambe ? Oh, il devait avoir un rendez-vous !".
Mais le choix le plus douteux de la série est de plonger son héroïne dans une école pour enfants spéciaux, pour "freaks" pourrait-on dire. On déchante vite : ces ados ne sont finalement que des gamins aussi pénibles que les autres, avec ce que ça implique de passages laborieux obligatoires (rivalités puériles, triangles amoureux fatigants, bal de l'école...), de clichés niais et usés... Mais surtout, médusés, on assiste à un décalquage peu inspiré d'Harry Potter, entre le clivage avec les "normies / moldus", les différents clans au sein de l'école, les escapades nocturnes et les histoires d’Élu(e) prophétique. Adieu le décalage, adieu l'insolite, Wednesday n'est plus qu'une pénible petite poseuse boudeuse qui balance des punchlines pour nous convaincre de sa dark-attitude (des paroles, toujours des paroles...) dans une intrigue finalement fort convenue, paresseuse et tiédasse. La série n'est que très vaguement "spooky", jamais vraiment "kooky" (récemment, Sabrina, tout en patinant aussi dans toute sa guimauve et son artificialité, surprenait parfois par une vraie noirceur à la cheville de laquelle Wednesday n'arrive jamais) et, en ciblant un public adolescent, est même plus timorée que les adaptations précédentes qui s'adressaient pourtant à toute la famille... Il en ressort l'impression que son personnage principal, Mercredi, n'est finalement rien de plus qu'une petite poseuse qui se la joue super sombre pour la frime, pas aidée par des clins d’œil lourdement appuyés trop voyants pour fonctionner ("You rang ?" demande le bellâtre au café, parodiant la célèbre réplique de Lurch). Une poseuse qui se la joue ? Si on était taquins, on se dirait que finalement Burton a bien cerné le goth de base !
Cette écriture fainéante et superficielle enterre d'emblée tout intérêt que l'on pourrait avoir pour ce qui nous est raconté, entre une enquête policière et une menace apocalyptique auxquelles on ne croit jamais et d'une grandiloquence en inadéquation totale avec le sujet. Du sensationnel, du trépidant, de l'action : tout cela a sa place chez les super-héros mais pas dans le petit monde des Addams où l'on assiste, médusé, à ce qui restera comme les pires scènes de baston de l'année. Rien n'est construit ou amené intelligemment, au lieu de ça on nous assène des tunnels de dialogues ou de monologues pour nous expliquer l'histoire, surexpliquant si besoin à l'aide de flashbacks, enchaînant les incohérences et les facilités. On a souvent l'impression que le scénario de Wednesday a été improvisé au fur et à mesure qu'il nous est raconté, jusqu'à un catastrophique épisode final qui sort de son chapeau à peu près tout et n'importe quoi et nous expédie ça à la va vite, jusqu'à une conclusion sidérante qui sort de nulle part un simili cliffhanger (ou pas ?) histoire d'ouvrir la porte à une suite. Les ficelles sont si épaisses que ça en devient gênant. Pourquoi s'emmerder à écrire correctement quelque chose quand une voix off ou des dialogues iront tout raconter à un public qui se contente de clins d’œil faciles ?
Car vous l'aurez compris, Wednesday est gangrénée du même mal que beaucoup d'autres blockbusters calibrés de son époque : totalement aseptisée et n'ayant rien à raconter, la série repose paresseusement sur une to-do list faite de fan-service. "Ça fait plaisir" d'entendre Danny Elfman, dont la partition est effectivement réussie, "ça fait plaisir" de retrouver Christina Ricci, "ça fait plaisir" de reconnaître les auto-citations de Burton, "ça fait plaisir" de revoir les Addams. Toute une vitrine d'artifices est déployée pour nous "faire plaisir" et, en s'adressant à notre nostalgie ou nos tendances geeks, susciter un enthousiasme qui masquerait la vacuité d'une entreprise mercantile.
Histoire d'appuyer un peu notre propos, et sans trop spoiler, prenons la scène du bal que les réseaux sociaux ont tant relayée. Mercredi s'y fait remarquer avec une chorégraphie sur un morceau des Cramps. Burton y cite, au gré des pas et des plans, aussi bien Siouxsie que Mars Attacks. On s'enflamme, on "kiffe" parce que ça fait "goth"... Mais non, désolé, la scène est ridicule. Mercredi se donnant en spectacle et devenant la reine de la soirée ? On n'y croit pas. Difficile d'y voir autre chose qu'un fantasme adolescent prenant vie devant la caméra, celui d'attirer à soi toute la lumière malgré les postures sombres, malgré la façade gogoth. Comparons désormais cette scène avec une autre scène de bal Burtonnien, dans Batman Returns. Siouxsie à la musique, Bruce Wayne et Selina Kyle dansent sans costume au milieu de gens déguisés quand Bruce Wayne déclare "je suis fatigué de porter un masque". C'est autrement plus inspiré et ça en raconte bien plus qu'une séquence pensée pour générer du buzz sur vos fils facebook, non ? On frémit d'angoisse en se demandant si, chez Netflix, on a déjà prévu des vidéos tiktok de gamins refaisant la choré...
Mais alors, tout est-il à jeter dans Wednesday ? Eh bien, non. Le rythme tient la route, notamment grâce à la quelques idées de mises en scène où l'on reconnaît parfois la fantaisie de Burton, derrière la caméra pour la moitié des épisodes (notamment un assez réjouissant passage dans une morgue), on en retient aussi quelques belles images (Mercredi courant dans les bois en robe de bal, même s'il y a un fort air de Noces Funèbres), un monstre à la trogne burtonienne rigolote, la Chose qui est affublée d'une vraie personnalité... Et surtout, un casting réussi. Gwendoline Christie, Jenna Ortega ou Luis Guzmán, excellent en Gomez dans le peu de scènes auxquelles il a droit (le meilleur depuis John Astin ? Et pourquoi pas, tiens ? Il a en tout cas droit au meilleur gag de la série, où l'on reconnaît le goût des Addams pour la nourriture peu conventionnelle)... en voilà qui pourraient tout à faire rejoindre la grande famille burtonienne et on espère les revoir dans de prochains films du réalisateur. Car malgré ses tares, Wednesday donne des raisons d'espérer : Burton semble toujours avoir un brin d'affection pour la fantaisie, le décalé, le morbide et même s'il passe à côté de son sujet dans la série, c'est loin d'être ce qu'il a fait de pire depuis Alice.
Wednesday n'est pas une catastrophe absolue, en bon produit lisse et calculé par des algorithmes qu'elle est, la série n'a de toute façon pas assez d'aspérité pour vraiment nous heurter. Si on se demande toujours comment un créatif comme Burton vit sa carrière (il critiquait Disney pour se retrouver chez Netflix) et s'il a conscience que son nom est devenue une marque, synonyme d'une imagerie et de gimmicks superficiels que l'on nous vend comme autant de produits dérivés, on ne peut s'empêcher parfois d'y deviner les braises pas encore totalement éteintes de sa flamme d'autrefois. Donnons à cet homme de bons scénaristes et trouvons-lui un sujet qui l'inspire sans lui imposer un cahier des charges idiot et peut-être qu'il aura encore en lui un film qui nous fera rêver. Parce qu'on ne saurait se satisfaire de cette énième production pour "jeunes adultes", jamais assez goth, jamais assez sombre, jamais assez creusée et où tout n'est que paraître (comme si le jeune public était trop con pour mériter mieux). Allez Tim, si on retient une bonne chose de Wednesday, c'est qu'on t'y a reconnu, parfois. C'est toujours plus que dans Dumbo, et ça nous donne des raisons d'espérer !