Si le metal industriel furibard et ultra-efficace de SHAÂRGHOT peut suffire à justifier le succès du groupe, ce n'est pas diminuer l'importance de la musique que d'affirmer que le groupe doit aussi beaucoup à son univers futuriste dystopique. C'est tout d'abord sur scène que les parisiens mazoutés ont commencé à nous embarquer de force dans leur histoire de Cité Ruche, de parasite psychotrope et d'Inquisition grâce à un show théâtral et immersif où les costumes, accessoires et décors nous plongent dans une fiction dont les contours se précisent d'année en année... Mais c'est avec ses clips que SHAÂRGHOT a pu étendre sa narration et l'expliciter, étant à chaque fois plus ambitieux dans ses réalisations jusqu'à rendre de plus en plus floues les frontières entre clip et court-métrage. Avec leurs scènes d'action furieuses et leurs parties dialoguées, Break Your Body et Z//B nous présentaient des personnages récurrents et s'approchaient du petit film musical. Avec Black Wave, SHAÂRGHOT franchit le cap et livre un voyage de presque vingt minutes dans son monde. Le résultat, fruit de deux ans de travail, sortira le 22 septembre (la date de naissance de grands artistes tels que Nick Cave, Yvette Horner... Et Ségolène Royal !). S'il faut pour le moment se contenter du teaser ci-dessous, certains petits chanceux ont pu apercevoir la Bête en avant-première.
Les clips sont loin d'avoir la même importance promotionnelle que dans les années 80 et réclament des moyens lourds dès qu'un groupe décide de faire preuve d'ambition. La sortie d'un clip n'est plus que rarement un événement et SHAÂRGHOT réussit finalement ce que de rares mastodontes aux moyens mille fois supérieurs (RAMMSTEIN, coucou) parviennent à faire : générer une vraie attente autour d'une vidéo musicale. On sait que le groupe y met du cœur, de la générosité et de la passion et que le clip ne s'inscrit pas dans une routine de communication peu inspirée mais prétend aller plus loin et être une œuvre à part entière.
Mais carrément un court-métrage ? Se lancer dans pareille entreprise est risquée à plus d'un titre : comment faire pour que la narration et la musique coexistent sans que l'un ne phagocyte l'autre ? Comment rendre la chose intéressante à suivre ? Comment rendre intelligible un univers perché et peut-être cryptique pour les néophytes ? En France, en brassant large dans les "musiques sombres", CARPENTER BRUT allait récemment très loin avec l'hallucinant Blood Machines, trip psychédélique bigarré d'un peu moins d'une heure (et, pour le coup, bien plus cryptique que ne l'est Black Wave) qui avait même eu les honneurs d'une sortie en salle. SHAÂRGHOT pourrait, à terme, prétendre combattre dans la même catégorie.
Sur de nombreux points, Black Wave est un numéro d'équilibriste périlleux et pourtant réussi. La première source de soulagement vient de l'intégration de la musique à la narration : on passe de l'un à l'autre avec naturel et fluidité, l'un n'ayant pas l'air de servir platement de prétexte à l'autre. Le morceau choisi, pourtant, est brutal et son intégration ne pouvait donc se passer d'une introduction. L'autre tour de force de Black Wave est d'être immédiatement compréhensible : il n'est pas nécessaire d'avoir lu les fiches rédigées par le groupe il y a deux ans pour comprendre les enjeux de cet univers. Si vous êtes familiers de science-fiction pessimiste, vous connaissez finalement déjà ces grandes figures : le savant fou dépassé par sa création, le conseil de vieux schnocks aux costumes absurdes qui reste assis à comploter, leur chien-chien envoyé faire la sale besogne et qui se pose des questions, les rebelles cradingues qui veulent tout faire péter... SHAÂRGHOT s'approprie tout cela et y pose son ton, ses couleurs, entre Blade Runner, Warhammer 40000 et un décalage excessif propre à la BD, voire au cartoon.
Il faut bien à Black Wave quelques maladresses qu'il serait presque injuste de souligner : à une époque où une vidéo sur internet n'est que rarement regardée au-delà d'une poignée de secondes, choisir de nous plonger dans cet univers avec une succession de dialogues risque de perdre en route une partie du public potentiel. Black Wave, dans sa volonté et son enthousiasme d'enfin pouvoir ouvertement aborder l'univers de SHAÂRGHOT par le biais de la fiction, prend un temps d'exposition qui laissera à certains l'occasion de décrocher... en plus d'abandonner parfois les personnages avec leurs répliques. Si les comédiens sont solides, notamment David Doukhan et sa trogne qui quinte de charisme, un texte plus léger aurait peut-être fluidifié certaines scènes et simplifié la tâche des acteurs moins expérimentés (être musicien et acteur, c'est dur : Crossroads et Spice World nous l'ont appris à nos dépens).
Cependant, cela traduit surtout l'envie de nous offrir le maximum, quitte à parfois trop donner. SHAÂRGHOT ne se retient pas et met le paquet avec Black Wave. C'est techniquement que le résultat est le plus bluffant : avec des moyens forcément ridicules en comparaison, le groupe n'a pas à rougir de la comparaison avec certains "blockbusters" du clip. Si l'on sent parfois qu'un axe de caméra supplémentaire ou plus de temps au tournage aurait été bénéfique, les plans en jettent. Les cadres sont soignés, l'éclairage met en valeur le décor et assume une palette de couleurs vives, contrastées (qui mettent d'ailleurs en valeur le noir, si important dans cet univers), les effets spéciaux sont bluffants, le sound-design riche. Les fans de longue date peuvent s'amuser à chercher dans Black Wave des easter-eggs aussi bien au son qu'à l'image, des petits clins d’œil qui continuent de développer encore et toujours ces personnages et leurs aventures.
Black Wave nous tape dans la rétine et les tympans et nous plonge franchement dans un univers cyberpunk futuriste comme on en voit trop rarement en France. Ce qu'a réussi SHAÂRGHOT avec cet objet difficilement identifiable est une performance rare qui, on l'espère, est une nouvelle étape vers un autre projet toujours plus grand, toujours plus fou. Peut-être que Black Wave méritait mieux qu'une sortie sur YouTube : gageons qu'un jour, avec plus de temps, d'argent, de maturité, on retrouvera SHAÂRGHOT sur un autre canal de diffusion (et pas PornHub, cette fois). Finalement, le plus impressionnant avec tout cela, c'est ce lien que le groupe continue de tisser depuis ses premiers pas entre les paroles des chansons, les illustrations, les performances sur scène et les clips en faisant toujours preuve de la même démesure (les résultats leur donnent raison), la même flamme, la même générosité et la même obsession pour la qualité. Jamais encore SHAÂRGHOT n'a cédé à la facilité ou n'a dévié de son concept pour se perdre en chemin... Un chemin qui monte, qui monte, et qui, avec Black Wave, fait un trou là ! (guiliguiliguiliguili).