À une époque où l'on nous répète que le marché de la musique est mourant et où rares sont les artistes à encore apporter un soin aussi maniaque à leurs clips (les budgets ne sont forcément plus aussi délirants que dans les années 80), ceux de RAMMSTEIN font figure d'événement. Après une longue période de silence, le groupe Allemand est de retour.
Comme toujours, RAMMSTEIN n'a pas fait les choses à moitié et la sortie du clip Deutschland a été tonitruante : fidèles à eux-mêmes, les musiciens proposent une super-production pleine de costumes, de décors et de symboles. Une œuvre forte et marquante qui n'a pas manqué de faire parler d'elle dans les médias, notamment la presse non-spécialisée qui s'est fait une joie de se focaliser sur la séquence où les membres du groupe apparaissent en tenue de camp de concentration pour être pendus. Comme regarder le clip en entier où réfléchir deux secondes aurait demandé un effort, une culture et une éthique intellectuelle dont sont dépourvus les amateurs de titres sensationnels faciles, on a vu fleurir de nombreux articles parlant tous de la même chose : la "polémique" créée par cette séquence controversée. Bien sûr, d'autres ont fait l'effort d'articles moins racoleurs et comme limiter le clip de Deutschland à cette séquence nous semble aussi tristement réducteur que malhonnête, on a décidé de vous proposer également un article plus complet, en toute subjectivité !
Deutschland, de quoi ça parle ?
RAMMSTEIN n'a pas été cryptique à ce sujet : Deutschland est une chanson sur le rapport compliqué que le groupe entretient avec son pays et son histoire. Till Lindemann chante dans le refrain "Will dich lieben und verdammen", "je veux t'aimer et te maudire", avant d'en remettre une couche plus tard avec "Deutschland – deine liebe ist fluch und segen", "Allemagne - ton amour est malédiction et bénédiction". Le clip, tout au long de ses neuf minutes, met en scène certains moments marquants de l'histoire de l'Allemagne. Si l'on commence avec l'Antiquité et que l'on va jusqu'à un avenir pessimiste, l'accent est principalement mis sur le XXème siècle, notamment jusqu’à la réunification des deux Allemagne. On y retrouve le groupe, accompagné d'un personnage omniprésent, Germania, jouée par Ruby Commey. Germania est une allégorie de l'Allemagne popularisée au XIXème siècle, associée à un sentiment nationaliste fort, inspirée des Valkyries de la mythologie nordique, ces vierges guerrières qui servaient le dieu Odin. Sa présence a inévitablement quelque chose de belliqueux. Le choix d'une actrice noire pour symboliser l'Allemagne est une idée puissante qui ne passe pas inaperçue, évidemment. Les différentes scènes sont reliées par un rayon rouge, "fil rouge" science-fictionnel qui nous fait voyager dans le temps. Cette lumière, au début du clip, on la verrait bien sortir du bunker de John Locke dans la série Lost ! Deutschland est surtout l'occasion pour RAMMSTEIN de distiller de nombreuses références à ses précédentes œuvres, une manière de donner corps à son univers dans un morceau qui a comme ambition de saisir de manière globale l'âme d'une nation en en épousant plusieurs aspects.
Deutschland, un festival d'auto-références
On ne va pas chercher à être exhaustif, on risquerait de passer à côté de pas mal de choses, mais relever quelques unes des multiples évocations de son œuvre que RAMMSTEIN s'amuse à placer tout au long du clip nous semble cependant nécessaire et même cohérent pour comprendre la démarche du groupe. C'est même logique : par le passé, les six musiciens ont souvent utilisé des événements traumatisants de l'histoire Allemande comme source d'inspiration. On précise évidemment qu'on n'est pas en train de dire que chaque clin d’œil, chaque coïncidence, chaque référence est volontaire : on a suffisamment confiance en votre intelligence pour faire la part des choses entre ce que le groupe dit consciemment, ce à quoi ce clip nous fait penser et notre complotisme avéré ! D'une certaine manière, ils proposent une démarche plus subtile et aboutie que celle du clip de Haifisch. Cela commence bien sûr par les paroles et les premiers mots prononcés par Till : "Du hast", mis en valeur par l'écho (l'écho du passé qui nous hante, songeraient déjà les plus poètes). D'ailleurs, on retrouve dans Deutschland un hangar glauque et un plan où le groupe, aligné, s'éloigne d'une explosion (autrefois une voiture, ici le zeppelin Hindenburg en flammes), comme dans le clip du morceau de 1997.
Attardons-nous sur Germania un instant, en particulier ce moment où elle arbore les ailes d'ange utilisées sur scène par le groupe pour le morceau Engel. RAMMSTEIN l'associe d'une certaine manière à l'ange démoniaque du clip d'Engel, un moyen de pointer du doigt la noirceur de l'âme de l'Allemagne. Il est amusant aussi de penser à nouveau aux Valkyries, ces vierges guerrières aux traits très humains à l'origine mais qui ont fini par être représentées avec des ailes quand les cultures Scandinaves ont été placées au contact de la chrétienté, telle une récupération locale des anges bibliques. Germania avec des ailes d'anges, c'est aussi ce mélange entre culture nordique et culture chrétienne.
Une des scènes marquantes de Deutschland montre le groupe en toge de moine s'empiffrer de choucroute sur le corps de Germania. La religion se gave au détriment du peuple qu'elle phagocyte, cachant sous la table ses péchés (ici une sorte de sympathique orgie BDSM). Le cannibalisme dans RAMMSTEIN, ce n'est pas nouveau : rappelez-vous de Mein Teil. D'ailleurs, quand Germania apparaît avec ses ailes, elle traîne en laisse les musiciens, une position que l'on retrouvait déjà à l'époque du célèbre clip, en 2004. La scène telle qu'on la voit dans Deutschland n'est pas sans rappeler le quadrige situé au sommet de la porte de Brandebourg où figure la déesse ailée de la Victoire sur un char tiré par quatre chevaux.
Sans autant s'attarder, on peut aussi mentionner Till qui ouvre son casque de cosmonaute comme dans America, l'inquisition et ses torches venues de Rosenrot, la mention d'un cœur enflammé ("mein Herz in Flammen") comme dans Mein Herz Brennt, ou le superbe cercueil de verre dans lequel gît Germania remprunté au clip de Sonne. Germania, c'est aussi Blanche-Neige : le conte des frères Grimm puise son inspiration dans de vieilles légendes germaniques et scandinaves. D'ailleurs, le morceau s'achève sur un piano du titre Sonne dans sa version tirée du CD qui accompagnait l'album de partitions XXI-Klavier. On reviendra plus tard sur ce choix. Avec l'omniprésence de loups et de chiens présentés comme les avatars maléfiques des membres du groupe intimement liés à Germania, on retrouve de manière frappante la symbolique déjà vue dans Riechst so Gut, personnage inquiétant en robe rouge et aux yeux brillants en prime.
En convoquant plusieurs plans et symboles issus de ses précédentes œuvres, RAMMSTEIN donne tout d'abord à Deutschland une dimension best-of, soulignée d'ailleurs par des bustes tels ceux qui illustraient le "greatest hits" Made in Germany. Plus tordu mais pas moins intéressant, on peut souligner le fait qu'en mettant en scène l'histoire de l'Allemagne, RAMMSTEIN revisite également sa propre histoire (ne scandent-ils pas "Deutschland" comme on a pu les entendre répéter "Rammstein" au fil des années ?). De cette manière, le groupe semble embrasser son pays, malgré toute la noirceur qu'il pointe du doigt. Dans Deutschland, RAMMSTEIN c'est finalement aussi l'Allemagne avec toutes ces ambiguïtés et ses incroyables richesses. Ce n'est pas le succès international du groupe qui démentira cette affirmation un brin mégalo.
Et sinon, à part des nazis, il y a quoi dans cette vidéo ?
Deutschland met donc en scène certains moments de l'histoire Allemande : le nazisme, les émeutes de Berlin de 87, les actes terroristes de la Fraction Armée Rouge de Baader et Meinhof qui tiennent ici l'Allemagne en otage, la chute du Hindenburg... On ne va pas tous les énumérer, mais il y a plusieurs choses à noter dans ces choix. Premièrement, l'omniprésence de la violence : même quand Germania délaisse ses atours guerriers et se retrouve en tenue de cabaret pour illustrer la République de Weimar, Till, lui, participe à un combat de boxe. RAMMSTEIN s'attarde sur la face sombre de son pays et Germania, en figure guerrière, est donc une allégorie parfaite pour mettre en valeur cette histoire pleine de morts et de conflits. La plupart des éléments choisis ne sont d'ailleurs pas franchement glorieux pour l'Allemagne. Pourtant, cela commence avec une victoire germanique, celle sur les troupes Romaines en 16 avant Jésus Christ à la bataille de Teutobourg. Suite à cet épisode, considéré comme la plus grande défaite de l'Empire Romain, Rome n'a plus jamais cherché à envahir Germania Magna, le petit nom des territoires germaniques à l'époque, qu'ils ont d'ailleurs cessé d'occuper. Un tel début a de quoi exalter les sentiments nationalistes belliqueux, non ? On associe d'ailleurs à cette bataille la naissance du mythe du guerrier germanique via le héros Arminius, renommé Hermann, qui a tant imprégné la culture Allemande. La suite du clip semble d'ailleurs montrer ce que RAMMSTEIN pense de ces élans guerriers, comme si tout ce qui vient après cette victoire n'est que la conséquence de ce massacre fondateur.
Mis à part cette introduction et quelques plans se déroulant au Moyen-Age et dans le futur (l'occasion de multiplier les clins d’œil à 2001 : L'Odyssée de l'Espace), Deutschland se concentre sur le XXème siècle. On n'y aborde ni les soulèvements de paysans et guerres religieuses du XVIème siècle ni, plus étrangement, la Révolution Allemande de 1918 ou le crash de Ramstein qui donne son nom au groupe. Le montage du clip lie cependant les événements et les époques de manière vertigineuse : après nous avoir montré la victoire face aux Romains, on plonge dans un futur où Germania gît dans un cercueil de verre : cet enchaînement place donc la fin de l'Allemagne juste après un triomphe fondateur, un moyen d'unir l'un à l'autre dans un lien de cause à effet. Plus tard, en prison, le groupe porte des tenues qui évoquent l'Allemagne communiste. Pourtant, derrière eux, les émeutiers sont habillés de manière contemporaine : encore une fois, les époques se mélangent, RAMMSTEIN lie les violences modernes à celles passées. L'Histoire se répète, encore et encore, l'homme semblant condamné à répéter ces cycles de violence.
Enfin, la figure de Germania apporte à ces événements historiques une touche fictionnelle. En invoquant la figure de Blanche-Neige dans son clip, RAMMSTEIN allie les faits aux contes et mythes via ce personnage symbolique. L'Allemagne s'est aussi bien construite sur sa vision fantasmée d'elle-même, victorieuse, conquérante, antique et éternelle. Le choix d'une actrice noire pour incarner Germania n'est bien sûr pas innocent. Une première lecture est que RAMMSTEIN a voulu agacer les suprémacistes en symbolisant l'Allemagne sous les traits d'une femme noire ! On en revient à ce mythe du héros germanique, qui a pu être associé historiquement à la naissance d'un sentiment de "race" germanique exceptionnelle. En raison notamment de la position géographique de l'Allemagne au croisement de plusieurs cultures, ce sentiment a été, au fil des siècles, accompagné d'une peur "d’abâtardissement" du "sang Germain" (on ne trouve plus aujourd'hui ce genre de pensées que chez certains extrémistes, en Allemagne comme partout ailleurs) : le choix d'une Germania noire et glorieuse n'en est que plus fort. Et puis il y a l'humour du groupe, pas toujours très finaud : Blanche-Neige noire, c'est un clin d’œil amusant. Finalement, l'Allemagne attend peut-être juste d'être réveillée par son Prince Charmant, ce que suggère ce final avec son corps flottant dans l'espace, sur le piano de Sonne. En poussant un peu plus loin, on peut y voir une manifestation de l’ambiguïté de l'Allemagne et du rapport que le groupe entretient avec elle : Germania conquérante est bien loin de l'image caricaturale que l'on a de Blanche-Neige, gentille femme au foyer qui attend son prince, et donc diamétralement opposée à la Blanche-Neige du clip de Sonne. Germania, dans Deutschland, c'est le yin et le yang, une harmonie entre lumière et obscurité.
Avec un peu de recul, on peut noter que les parties concernant l'Allemagne de l'Est dégagent certes une impression d'arrogance délirante mais sont moins sévères et macabres que d'autres : l'époque semble même presque joyeuse et légère en comparaison des symboles choisis pour d'autres moments, comme le cannibalisme des moines par exemple. Certes, le regard porté par le groupe sur cette époque dans Deutschland est très critique, mais peut-être peut-on y voir une trace de l'attachement du groupe à son passé ? Flake, le claviériste, a d'ailleurs souvent assumé son "ostalgie".
Mais alors, RAMMSTEIN, dans le clip, c'est des nazis ?
On y vient enfin. On va la faire courte au cas où votre métro arriverait à destination : non. Il n'en a d'ailleurs jamais vraiment été question, mais ça nous permettait de citer The Big Lebowski de manière détournée et paresseuse.
L'Allemagne représentée par une femme noire, ça ressemble à une idée de nazi peut-être ? Mentionnons ce passage du clip où Germania meurt sur un bûcher, brûlée par l'Inquisition : le montage mélange ce bûcher à celui des autodafés. Le message est clair : le nazisme est accusé d'avoir participé à l'assassinat de l'Allemagne. On a aussi vu comme tout le long le nationalisme est associé à la violence, allant jusqu'à précipiter la chute de l'Allemagne.
Attardons-nous plus longuement sur la fameuse scène qui cristallise l'attention. Germania y est montrée borgne, un patch sur l'œil. Les plus attentifs auront d'ailleurs remarqué que ce patch recouvre d'abord son œil droit avant de passer sur le gauche. Message caché ou petite gaffe ? Quand on voit le soin apporté à l'image du clip, on a du mal à penser à une bourde de montage. Le groupe a-t-il voulu évoquer la figure de Claus von Stauffenberg, officier de la Wehrmacht qui, en 1944, a tenté d'assassiner Hitler pour en finir avec le nazisme dans le cadre d'un vaste complot, l’Opération Walkyrie (il y a eu un film avec Tom Cruise, Walkyrie). L'homme, blessé à la guerre, portait notamment un patch sur l’œil gauche. Cette lecture reste cependant hasardeuse : Germania a beau arborer certaines caractéristiques d'un homme dont la mission a été de mettre fin à ces horreurs, elle n'en est pas moins vêtue d'un costume de SS et complice du massacre. Mais alors pourquoi ce détail du patch sur l’œil ? RAMMSTEIN s'amuse peut-être à mélanger les symboles et les rôles, ce qu'illustrerait peut-être ce changement d’œil valide le temps d'un plan.
Germania semble bel et bien se délecter de l’exécution et quand la séquence s'achève et que les prisonniers du camp prennent enfin les armes, elle fait partie des bourreaux abattus. Et si ce petit jeu du changement d’œil était un moyen d'appuyer sur le double rôle de l'Allemagne, monstre et victime ? Encore une fois, les musiciens de RAMMSTEIN s'identifient à l'Allemagne en présentant la même division : seuls quatre membres du groupe sont pendus (chacun portant un symbole différent : homosexuel, juif, prisonnier politique juif et prisonnier politique) et l'homme qui les exécute est le guitariste Richard Zven Kruspe. Pendant cette époque atroce, le peuple Allemand a été à la fois coupable et victime du nazisme.
On rappelle encore une fois que, évidemment, cet article n'a pas pour but d'asséner une vérité absolue et exhaustive mais juste d'évoquer quelques ressentis, pistes ou détails qui nous ont interpellés.
On peut être mal à l'aise, on peut ne pas apprécier ce qu'a fait RAMMSTEIN. Les accuser de sympathiser avec des "trucs" (on n'ose même pas qualifier les immondices du troisième Reich "d'idées"), ou de les utiliser de manière purement mercantile pour générer du buzz est paresseux et malhonnête tant le travail et la démarche derrière prouvent qu'on est au-delà d'une provocation puérile facile. De plus, parler de l'histoire de l'Allemagne sans mentionner les camps serait d'un révisionnisme indécent. C'est idiot, en plus d'être dangereux.
Cette mise en scène peut agacer certains, estimant qu'il y a des sujets qu'on ne peut rendre "divertissants" (le panneau "Fotografieren Verboten", photographies interdites, renvoie avec ironie à notre société qui se délecte autant de la souffrance et du sordide, mais aussi à la polémique des selfies au mémorial de la Shoah ou à Auschwitz). Peut-on montrer l'horreur et le cauchemar des camps sans sombrer dans un voyeurisme malsain ? Le débat est complexe, mais le groupe ne rend ni la chose "glamour" ni "fun", si ce n'est ce panneau. Il faut bien agacer un peu, quand même : on n'attend pas des types de RAMMSTEIN qu'ils se tiennent bien.
Pourquoi un clip devrait-il être considéré avec condescendance comme un simple objet marketting ayant pour but de vendre des disques ? Pourquoi ne pourrait-il être une œuvre d'art ? Le soin apporté à Deutschland, qu'il s'agisse de sa symbolique, ses citations picturales, les moyens mobilisés, la lumière, les cadres ou encore le montage le rapprochent plus du cinéma que de la campagne publicitaire. La présence d'un générique n'est d'ailleurs pas anodine. Pourquoi Tarantino serait-il applaudi avec un film aussi jouissif (et se permettant de sacrées libertés) que Inglourious Basterds et RAMMSTEIN traîné dans la boue ? Sans mentionner la multitude d'autres œuvres plus "sages" sur le sujet et couvertes de récompenses. On pointe du doigt un autre problème : RAMMSTEIN, c'est du metal industriel. Et en plus ils sont Allemands.
Voilà. C'est bête. Mais même en 2019, il y a encore des gens pour s'imaginer que les formes d'expressions artistiques "populaires" dont le rock fait partie n'ont pas la crédibilité intellectuelle nécessaire pour prétendre être plus que du "simple" divertissement. RAMMSTEIN ne fait visiblement pas encore partie de ce que Bourdieu qualifiait de "culture légitime". C'est dommage, car refuser de s'intéresser à de tels artistes, c'est passer à côté d'un univers foisonnant et passionnant mais aussi rater de fascinantes heures sur wikipedia !
Cet article a été écrit à six mains et un cerveau et demi par Pierre Sopor, Erick Lederlé et Tanz Mitth'Laibach.