Qu'est ce que c'est que cette histoire ? Un petit festival goth / indus en France en 2023 ? Et ailleurs qu'à Paris, en plus ? Depuis quelques années Black Speech Productions propose de bien belles choses dans la région de Nantes et nous tenions à aller voir cette première édition du Freak Frequenz, étalée sur deux jours au Ferrailleur. Pour les habitués des festivals gothiques allemands, l'affiche de ce premier jour n'avait peut-être pas la même saveur inédite mais pour les autres, elle était assez insolite. Quitte à passer plusieurs heures au même endroit, le Ferrailleur est le cadre idéal en cette fin d'été interminable : il y a pire que de regarder le soleil tomber en sirotant une bière sur le quai, on respire, le cadre est agréable et propose un chouette compromis pour un festival urbain, c'est à la fois accessible et confortable. Ajoutons que pour les amateurs d'indus, la salle a un atout secret majeur dans sa manche : non seulement le son y est bon et la scène assez haute pour que l'on apprécie ce qu'il s'y passe mais en plus l'acoustique des toilettes donne l'impression que la moindre basse va provoquer l'apocalypse. Amateurs de chaos métallique apocalyptique bruitiste, allez-donc vous y enfermer pour "Einstürzende Neubauteniser" vos concerts.
Freak Injection
Les freaks, c'est chic : le nom du premier groupe à jouer fait écho à celui de l'événement, on peut s'amuser du clin d’œil. Freak Injection n'a pas forcément enchaîné les tournées dans sa carrière mais compte déjà plusieurs concerts à son actif, notamment en région parisienne d'où ils sont originaires. On connaît déjà leur univers fait de paillettes et de couleurs criardes, ainsi que leur mélange de rock et d'électronique décalé, réjouissant pour les uns, agaçants pour les gens sérieux, tristes et respectables. On note les progrès fait par le groupe : la puissance du chant de Charlie, diva extravagante qui se présente comme "la fille du Diable", est plus constante, la batterie envoie, ça groove bien. L'accent est mis sur le show et Freak Injection ressemble vite à un cabaret débridé où les numéros se succèdent au rythme des tenues de la chanteuse, où viennent danser licornes et ratons-laveurs et où le Diable lui-même vient payer des verres. On sent que tout cela est parfois un peu en rodage : les lumières gagneraient à être plus adaptées au show et il y a parfois des moments de flottement entre les morceaux, le temps de changer de costume. Mais si l'on accepte de sortir de nos confortables zones de confort bien à l'ombre pour adhérer à tout cet univers pop et clinquant qui ne s'embarrasse pas de la fausse pudeur du bon goût, alors on peut apprécier un show généreux et amusant qui part dans tous les sens. Tant pis si c'est parfois un peu bordélique, si le micro de Charlie a mis quelques secondes à bien vouloir fonctionner et si l'on n'est pas sûrs d'avoir tout compris : l'envie de faire plaisir et de s'éclater en offrant un spectacle atypique compense amplement. Ou bien on peut trouver que c'est n'importe quoi, se mettre à convulser et vomir un arc-en-ciel avant d'exploser en un millier de paillettes sanguinolentes.
Still Patient?
Le changement d'ambiance est radical. Des outrances pailletées de Freak Injection on plonge dans la pénombre de Still Patient? et sa sobre élégance. Le groupe allemand de rock gothique s'est formé en 1988 et il semblerait qu'en trente-cinq ans (avec une pause de 1999 à 2012, quand même), les musiciens n'avaient jamais trouvé l'occasion de venir en France. Autour du duo formé par le chanteur Andy Koa, présent depuis le début, et le guitariste Bec Kes arrivé en 1992, Still Patient? a cette classe nostalgique, cette énergie rock'n'roll mordante mélangée à une mélancolie plus poétique et les amateurs d'ambiances enfumées à la Sisters of Mercy et Fields of the Nephilim se sentent comme à la maison. Les rythmes sont entraînants, les riffs affutés, le chant évidemment grave et pesant. Les Allemands ont le sens de l'efficacité, ce truc pour les refrains faciles à mémoriser qui restent en tête (Firefly, du récent Love and Rites of Rage en est un bon exemple). Pas spécialement surprenants ni avant-gardistes, Still Patient? a un style pas chiant, c'est sombrement cool et, surtout, d'une retenue contrastant avec le reste de l'affiche. Il s'agissait de la petite parenthèse classieuse pour se refroidir le sang et méditer sur notre propre insignifiance, là dans les ténèbres.
Agonoize
La voilà, la "surprise du chef" : Agonoize. En France, on ne les a pas vus depuis 2007 et un show au Bataclan lors de la troisième édition du Dark Omen. Le public n'étant pas franchement le même ici et en Allemagne, la renommée du projet de Chris L n'est pas comparable et pourtant certains ont fait le déplacement depuis l'autre côté du pays pour venir voir les sales gosses de l'electro dark. Alors, Agonoize, en live en 2023, ça donne quoi ? On avait le souvenir d'un show débile et turbulent, un truc salissant qui commençait par la Marche Impériale (y'a pas plus dark que le côté obscur !). En toute franchise, on est autant agréablement surpris qu'un brin déçus. Il n'y a pas spécialement de show ce soir, pas de trace des jets de faux sang d'habitude généreux (on a appris plus tard que l'organisation a préféré faire sans pour des raisons de sécurité et ne pas nous laisser patauger dans le sang pour le reste de la soirée, nos semelles les remercient). En revanche, on ne pensait pas autant apprécier la performance. En studio, Agonoize n'a pas vraiment innové ni varié son répertoire et fait toujours dans le boum-boum primaire, bête et méchant aux paroles crados et jouissives. Résultat : même si l'on n'a pas suivi les sorties du groupe des dernières années, on n'est jamais vraiment perdus et les titres récents (A Hole, par exemple) se mélangent sans soucis aux classiques (Bis das Blut Gefriert ou l'indispensable Koprolalie), les refrains se beuglent avec le même enthousiasme : les "Ja, ich bin ein Arschloch" (ça veut dire "oui, je regarde le Bachelor", croyez-nous sur parole et répétez-le autour de vous) et "Fick Mich" ("Pain à la Figue", une chanson sur la boulangerie) repris en chœur font plaisir à entendre. Surtout, on apprécie la générosité sur scène de Chris L, sûrement habitué à des espaces plus vastes : derrière ses airs de grand méchant, il échange régulièrement avec son public et cherche sa proximité. Il y a quelque chose de presque touchant finalement à voir ce grand gamin donner toute son énergie pour nous faire danser sous un déluge réjouissant d'insanités, insufflant à ses morceaux un supplément de rage qui fait qu'on ne s'ennuie jamais. Les retrouvailles se sont bien passées, c'était même plus cool que prévu !
SynthAttack
Difficile de passer après Agonoize pour le duo d'aggrotech SynthAttack. Il n'y a pas foule quand l'after commence et on ressent même un petit malaise pendant les premiers instants du set qui commence devant une salle entièrement vide, à l'exception de quatre personnes qui papotent dans le fond. La dure vie des artistes, c'est aussi ça : devoir donner de soi, même quand on a l'impression que tout le monde s'en fout. Heureusement, très vite les gens qui s'aéraient dehors sont de retour. Bien sûr les rangs sont plus épars, il est minuit et demi passé et les projets du genre ont beau fourmiller en Allemagne, ils ne suscitent pas ici la même passion. Si SynthAttack y met de la bonne volonté et offre un très bon moyen de continuer la soirée en se trémoussant dans la pénombre, le côté eurodance avec de la distorsion manque d'originalité, de folie ou de méchanceté pour nous marquer plus que ça dans un genre saturé de propositions similaires. Les nostalgiques de la vague cyber des années 2000 y ont certainement trouvé leur compte, ceux qui avaient envie de faire la fête également.