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Il se produit un phénomène bien particulier en festival et le Hellfest n'y échappe pas : la dilatation temporelle. On y est de 10h à 2h du matin, on y fait des pauses parfois de plusieurs heures, on fait la queue trois heures pour acheter un mug officiel, on attend quarante minutes pour pouvoir photographier un groupe précis, on poireaute, on erre, on se perd dans le parking pendant quatre heures (conseil : si vous avez une Clio noire, vaut mieux noter où vous vous garez parce que la sécurité trouve ça bizarre si vous y passez des heures et essayez, accablé de désespoir, persuadé que désormais ce sera ça votre vie : errer sans fin sur un parking géant, d'ouvrir toutes les Clio noires que vous croiserez - ça ne nous est pas arrivé, on a entendu des rumeurs, bien sûr)... Et subitement, tout s’accélère. Un concert commence, on en oublie la fatigue, le temps, l'espace, les odeurs, nos pieds qui se demandent s'ils ont mérité tout ça et puis une heure passe en un clin d’œil. Ainsi, nous voilà déjà au quatrième et dernier jour de ce marathon de vacarme et de foule, ce truc dont on parle tout le temps, que l'on attend et prépare depuis longtemps et qui va encore nous demander plusieurs jours pour débriefer, traiter les photos, etc. Encore une fois, ce fût long, parfois épique, mais ce fût aussi très rapide. On vous propose alors quelques visages croisés en route mais aussi une dernière poignée d'éléments de décor qui rendent le lieu si spectaculaire...
Pour attaquer cette dernière journée, nous avons eu le plaisir de nous glacer les veines avec Sang Froid : un peu de cold wave de bon matin, en plein été et dans un festival plutôt rock / metal ? Pile poil le genre de pas de côté que l'on apprécie et surtout des sonorités qui nous parlent immédiatement. Une Gnossienne de Sati remixée avec supplément lenteur funèbre et synthés en intro et l'entraînante Proudly Ruining Yourself dans la foulée : ça commence bien. Les chauves-souris amassées sous la tente de la Temple Stage savourent l'atmosphère froide et nocturne, la boite à rythme glacée, la réverbération, les synthés futuristes, les lunettes noires, le chant de TC dans un registre bien différent de celui de Regarde les Hommes Tomber (sans les tartines de noir sur la tronche, la capuche et en chant clair, on est tout de suite vachement plus à poil - heureusement il a toujours un pied de micro avec lequel jouer !) et ce sens de l'efficacité entre Depeche Mode et les Sisters of Mercy. Sang Froid réussit avec classe à unir hommage respectueux aux codes d'un genre qu'ils s'approprient pour jouer avec son essence et le moderniser.
Dans un registre très différent de Spotlights la veille, Heriot souffre un temps du même problème : difficile de se laisser happer en pleine lumière sur une scène si grande. Leur post-metalcore (faute de meilleure étiquette, collons-y un fourre-tout flou) à la sauce doom finit cependant par faire son effet grâce à l'énergie qu'y met le groupe et notamment la hargne de sa chanteuse et guitariste Debbie Gough. C'est lourd, agressif et méchant. Après dix ans d'existence, Heriot s'apprête à enfin sortir son premier album : pas besoin de patienter jusqu'à septembre pour se replonger dans leurs EPs et découvrir cet univers atypique et tumultueux, non dénué d'une certaine poésie.
Il est midi douze et à midi douze, on a toujours faim. Dirigeons-nous vers la gourmandise la plus malsaine possible : la poésie, elle, va prendre un sacré coup dans la gueule. Les clowns clodos, clowns tueurs et clowns tristes de Pensées Nocturnes se sont évadés de leur asile pour faire de la Temple Stage leur PMU. Leur mélange foutraque et déglingué de black metal, musique de cirque, bal musette et d'un peu tous les bruits dissonants que l'on peut faire avec des cuivres, de l'accordéon et des voix à peu près humaines gagne en live une puissance nouvelle. Il y a le visuel, certes, mais aussi des rythmiques irrésistibles, un son massif : c'est violent et, bizarrement, plus "accrocheur" qu'en studio. Ce monstre bizarre, biscornu et déviant réussit toujours ce pari fou : être jouissif tout en ayant ce goût aigre qui fait grimacer. On en ressort comme après une cuite à l'eau-de-fumier supplément barbe à papa : sonnés, avec une gueule de bois pas possible mais heureux d'avoir vécu ce truc si bizarre.
DOOL-DOOL. DOOL-DOOL. DOOL-DOOL. On imite bien le bruit des battements de cœur, non ? Pour nous, DOOL fait partie des grands immanquables de cette édition 2024 et dès les balances, déjà, on sent l'air de la Valley crépiter. Il est assez difficile de retranscrire par écrit l'énergie du groupe en live. L'implication de Raven Van Dorst au chant, charismatique et à la fois accueillant.e et intimidant.e et la rage que met J.B. Van Der Wal à la basse, trempé comme à son habitude, suant chaque note, donnent à leur rock sombre et lourd une puissance viscérale bouleversante. Les trois guitares s'associent et se répondent alors que les morceaux du récent The Shape of Fluidity (chronique) sont mis à l'honneur. Peut-être un peu moins immédiatement bouleversants et plus cérébraux, plus techniques, ils sont sublimés par l'interprétation, à l'image de Hermagorgon et sa lourdeur poignante ou de l'accalmie poétique House of a Thousand Dreams.
Si avec Summerland DOOL parlait de l'au-delà, il faut toujours faire son deuil d'anciens titres que l'on aurait adoré revoir, surtout ceux de ce second album à l'existence scénique amputée par une pandémie. Mais la vie c'est aussi la mort, on ne stagne pas, on avance... ce qui ne nous empêche pas de frissonner avec plaisir sur Oweynagat, le premier morceau sorti par le groupe, et leur reprise de Love Like Blood de Killing Joke, monument de mélancolie et de romantisme. DOOL vise nos émotions avec une précision toujours aussi redoutable. La vie c'est aussi la mort : hélas, le concert finit par s'arrêter et il va falloir passer à autre chose, maintenant...
... Et malgré une pause, c'est donc de retour devant la Valley que l'on a rendez-vous avec, eh bien... Heu, est-ce qu'on privilégie le jeu de mot paresseux ou est-ce qu'on évite la répétition ? Bref. Le groupe de post-punk Rendez-Vous secoue la Valley. C'est rentre-dedans, solaire, festif : le public réagit, les musiciens sont à fond, on savoure les quelques déviances plus noise, mais on a encore l'esprit embrumé par DOOL et le cœur n'y est pas vraiment. Rendez-vous est pris pour une prochaine fois. Idem pour Wiegedood, que nous avons choisi plutôt que Show me the Body qui jouait en même temps (un crève-cœur), et dont on adore pourtant la folle frénésie, la rage froide qui se dégage du set dès cette arrivée sur FN SCAR 16 et jusqu'à un final sur Carousel. C'est incisif, possédé, radical, funèbre. Wiegedood ne triche pas, Wiegedood joue avec rage... mais hélas, là, en plein jour, au quatrième jour de festival, on a du mal à entrer dedans, faute de "surprises". Actuellement, le groupe joue parfois devant des projections de l'incroyable film muet expérimental A Page of Madness, sorte de Cabinet du Docteur Caligari japonais : bien qu'absolument inenvisageable au Hellfest, on aurait rêvé d'un tel set.
En revanche, voir SIERRA s'installer à la Valley nous fait tout particulièrement plaisir. Avec son ascension fulgurante et après son premier album A Story of Anger (chronique), l'artiste se retrouve à l'affiche d'événements variés, que ce soit en festival goth, metal ou mainstream. Sa musique est universelle et parle à tout le monde grâce à des rythmiques catchy mais aussi aux émotions qu'elle y infuse, s'appuyant sur quelques mots : son mélange darksynth / EBSM transforme alors le Hellfest en dancefloor cyberpunk. Catapultée à la dernière minute en remplacement de City Morgue, elle prend facilement seule possession de cette immense scène. Il lui en faut plus pour l'impressionner, ça tabasse, et entendre de l'électronique en plein festival metal offre toujours une parenthèse plus que bienvenue. On sait que le show a été prévu quelques jours à l'avance seulement mais on espère que la prochaine fois sera de nuit, comme il se doit !
On aurait pu aller voir Corey Taylor, mais pour en profiter dans de bonnes conditions il aurait fallu rater une partie du set de SIERRA. Hors de question. On écoute alors de loin des reprises de titres de Slipknot et on erre un peu en attendant d'aller voir une autre star de la scène neo-metal et son "side-project" : ††† (Crosses) joue à 19h45. Du monde est venu pour voir le projet synthpop / electro-rock de Chino Moreno (Deftones) et Shaun Lopez (FAR), surtout qu'ils sont extrêmement rares (le groupe sort d'une absence de presque dix ans). Le show commence avec Invisible Hand, les synthés nous enveloppent, les éruptions de Moreno nous chopent à la gorge. Le chanteur est d'ailleurs en grande forme, il arpente la scène en bondissant... quand soudain, plus rien. Au milieu du troisième morceau, plus de son. "On a un souci technique, le concert va reprendre". Il faudra finalement quarante minutes pour que le duo revienne sur scène, ce qui suffit à décourager pas mal de monde. Les plus courageux, ou ceux qui ont gardé la foi, auront droit à quelques morceaux, dont Bitches Brew. On se doute que "ce sont des choses qui arrivent" mais sur un groupe de cette ampleur et cette rareté (et dont le dispositif n'est pas le plus complexe du monde), ça fait tâche et la déception est de taille.
En parlant de déceptions, on n'a pas qu'entendu du bien de Tiamat sur scène. On s'attend alors à une nouvelle douche froide mais peu importe : on frétille d'excitation à l'idée d'avoir la possibilité, là aussi rarissime, de voir cette formation culte du metal gothique (depuis quinze ans, le groupe donne quelques concerts ici ou là, surtout en festival, et n'a pas mis les pieds en France depuis 2010). Le concert commence avec In A Dream et le choix semble pertinent tant la chose semble irréelle. Johan Edlund avec son drôle de petit chapeau et son atroce legging à fleurs qui semble avoir été taillé dans les rideaux de sa grand-mère, est en forme. Nos doutes s'envolent : Tiamat en live, ça le fait à mort. La setlist est plus consacrée aux titres des années 90, plus lourds et où se trouvent des restes de metal extrême. Enfin avoir droit à Whatever That Hurts ou The Sleeping Beauty sur scène nous procure une joie aux antipodes des ténèbres de ce metal pesant, lugubre qui résonne avec force et clarté sous la Temple. Ça envoie.
Facétieux, Edlund s'amuse, remercie son public (pas nombreux, il faut le dire). En fin de set, le groupe s'attaque à quelques titres des années 2000 : Divided, Cain (qui semble un brin trop rapide, mais tant pis, quel pied !) et l'hymne Vote For Love (le groupe savait-il que ce soir-là, les français votaient ?) qui ressuscite les heures les plus entraînantes des Sisters of Mercy (dont l'ombre plane décidément sur le festival aujourd’hui !) apportent un peu de légèreté et donnent plus de place aux nappes de synthés. On y a été, attirés par la nostalgie (conscient de ce fait, Tiamat snobe ses deux derniers albums) et une occasion unique, on s'est retrouvés propulsés 15 / 20 ans en arrière pour un de nos coups de cœur de cette édition.
L'être humain dans toutes ses contradictions : si la nostalgie donnait au concert de Tiamat un parfum bien particulier, c'est aussi ce qui nous empêche d'être entièrement convaincu par Dimmu Borgir. Là encore, les avis divergent : oui, la setlist sous forme de best-of envoyait, oui le son était bon, oui le show théâtral avec ce décor de château menaçant en fond qui donne son nom au groupe a de la gueule... Mais cela manque un peu de surprises. Dimmu Borgir déroule et, étant moins rare que les Suédois qui les précédaient sur la Temple Stage, ne nous emballe pas exactement de la même manière. Après deux lives et une compilation de reprises déjà connues, on attend de leur côté un successeur à l'album Eonian, paru en 2018. Peut-être aussi que la Temple était trop blindée pour que l'on puisse pleinement apprécier le concert (pour l'anecdote, côté photographes, on nous apprend quelques secondes avant le début que pour que tout le monde puisse photographier le groupe, nous aurons droit à... un demi-morceau. Pas simple pour ramener des images potables !). On touche là une des limites du Hellfest : certains groupes prédestinés par essence aux "petites" scènes en débordent largement, gâchant l'expérience. Alors, on fait quoi ? On pousse les murs ou on assume de mettre des groupes plus extrêmes en Main Stage ? Si vous avez la solution, postulez-donc !
Voilà, ce sera tout pour nous cette année. Pas de feu d'artifice : certains sont chagrins. Nous, on s'en fout un peu, surtout que de mémoire les vrais beaux feux d'artifice sont surtout réservés aux éditions un peu spéciales, les anniversaires (bon, après, un anniversaire, c'est tous les ans). En revanche, on a pris des notes : quand, en conférence, le Hellfest disait vouloir apprendre de ses erreurs et mieux communiquer à l'avenir sur des sujets essentiels, on se dit qu'un "merci, au revoir et à l'année prochaine" aurait déjà été plus classe qu'un "les billets pour 2025 sont en vente dans une semaine" en conclusion, histoire qu'on se sente considérés comme un peu plus que de simples clients venus vider leurs porte-monnaies (souvenez-vous, cette histoire de verres uniquement disponibles en grand pour ne vendre que des pintes sous prétexte environnemental)...
Comme à chaque fois, on repart du festival la tête pleine de souvenirs et avec cette amusante impression que, sur les 60000 festivaliers présents chaque jour, on n'en trouvera pas deux qui auront vécu l'événement de la même manière. De notre côté, nous avons rarement aussi peu poussé du côté des Main Stages mais nous ne pouvons que saluer la diversité et la richesse de la programmation. Plus que jamais, le festival est à un tournant : pour durer, il faudra s'ouvrir et rajeunir et donc composer avec les têtes d'affiche de demain plutôt que celles d'avant-hier, avec les évolutions que cela représente. Si cela peut amener les esprits à se décloisonner, tant mieux : pendant quatre jours, on a mangé du metal extrême, des choses mainstream, de l'électronique, des cuivres bizarres, des bizarreries inclassables, du goth, des cross-over rap / metal, des choses sombres, des choses festives, de la violence et de la poésie.... Le Hellfest est devenu trop pop ? Le Hellfest est devenu trop mainstream ? Avec ses six scènes, l'événement proposait largement de quoi faire à condition d'être curieux et de ne pas avoir peur de marcher. La musique évolue, le public évolue, le festival évolue. On n'est pas inquiets pour eux : c'est déjà complet pour l'an prochain sans qu'aucun groupe n'ait été annoncé.
... Et comme à chaque fois, on en repart comme après un repas trop copieux. Est-ce qu'on y retournera un jour ? Allez savoir. La foule, la façon dont l'événement monopolise l'attention... on quitte la table avec une impression de trop plein et il va falloir du temps pour digérer tout cela. Comme tous blockbusters, le Hellfest fascine autant qu'il agace, voire révulse. On lui fait néanmoins confiance pour réussir à nouveau à proposer des affiches qui mélangent valeurs sûres, découvertes et petits événements. Surtout, on attend de voir si le festival saura à l'avenir être au rendez-vous sur les nombreux sujets actuels pour lesquels il est attendu et à propos desquels il promet vouloir progresser. S'il ne nous pose pas un lapin, on se reverra peut-être !
Nos tops 3 (par ordre alphabétique) :
Pierre : DOOL, SIERRA, Tiamat (avec mention spéciale pour Sang Froid et Pensées Nocturnes !)
Erick : Dimmu Borgir, DOOL, Tiamat