Daniel Graves nous avait prévenu : Aesthetic Perfection donne actuellement sa dernière tournée en tête d'affiche. Nous ne pouvions passer à côté de l'occasion de poser à l'artiste quelques questions avant son concert à Paris (live report) histoire de parler de choses diverses et variées comme les tournées ou le fait de porter un bob. Fidèle à lui-même, Graves livre un discours rafraîchissant et touchant d'honnêteté, à contre-courant des habituels baratins auto-promotionnels et déconstruisant les stéréotypes d'illusions de succès et de grandeur liées à la vie de rock star. Un peu à l'image de sa musique, sa parole s'avère finalement bien moins superficielle que ce que certains rabat-joie pourraient imaginer venant de ce drôle de type qui chante en maillot de basket et bob sa pop industrielle.
Tu as présenté cette tournée comme ta dernière en tant que tête d'affiche. As-tu changé d'avis depuis son début ?
Ouais... non ! Je crois que ce que beaucoup de gens ne comprennent pas vraiment, ou peut-être qu'ils le comprennent, c'est que le monde post-covid est un endroit très différent. Tout est vraiment beaucoup plus cher : la vie en général avec l'inflation, l'essence... tout. L'industrie musicale a été frappée particulièrement durement. Il y a aussi une vraie tendance à moins sortir qu'il y a peut-être dix, quinze ou vingt ans. Ce n'est pas dénué de sens : avec tous les divertissements disponibles à la maison comme internet, Netflix, les jeux vidéo et les réseaux sociaux, la concurrence est plus rude qu'avant. Je pense qu'il est important de trouver un moyen d'avancer dans le monde tel qu'il est plutôt que tel qu'il était. Tu sais, même si cette tournée se passe étonnamment bien... on perd toujours de l'argent ! Je dois donc vraiment me demander quel est le meilleur moyen non seulement d'utiliser mon temps mais aussi ma créativité et mon argent... Je ne sais pas si les tournées en tête d'affiche pour des groupes de notre taille est la bonne solution. On vient d'annoncer que nous ouvrirons pour Till Lindemann sur sa tournée à venir, ce qui est génial. Ce genre de choses a plus de sens pour un artiste comme moi qui essaye de grandir. Entre deux tournées, je peux également vraiment me concentrer sur ma musique, mes clips ou mes interactions en ligne avec les gens... et si jamais Aesthetic Perfection grandit au point où refaire des tournées aurait du sens financièrement, ou si la demande est si forte qu'on ne pourra pas refuser, alors nous pourrons à nouveau avoir cette discussion. Mais je pense que pour le moment, ma décision ne changera pas.
Tu mentionnes cette tournée avec Till Lindemann. Ce n'est pas ta première avec lui. Comment ce genre de chose arrive ?
En connaissant les bonnes personnes, j'imagine. C'est comme ça que toute l'industrie musicale fonctionne. Tu connais une personne qui connait une personne, et tu te retrouves dans leurs cercles, tu deviens pote avec des gens... et depuis le concert de Lindemann au Mexique en décembre dernier, tout mes musiciens jouent avec lui, en fait. Après la première tournée, je me suis retrouvé dans l'orbite de ces gens et je suis très reconnaissant d'avoir été invité à nouveau. J'espère proposer quelque chose d'encore plus fou et grandiloquent pour la tournée à venir et que le public n'en revienne pas ! J'ai vraiment envie de me pointer sur ces scènes immenses et que les gens se demandent "putain, c'est quoi ce bordel ?" !
En ayant en tête les différents aspects de la tournée actuelle, arrives-tu quand même à apprécier de jouer tous les soirs ?
Je sais que je ne suis pas sensé dire ça ouvertement, mais ce qui est amusant c'est que je n'aime pas vraiment être sur scène. C'est quelque chose que j'ai découvert au fil des ans. Je pense qu'il y a des gens qui sont des performers et d'autres qui sont plus des créatifs. Bien sûr, les deux traits peuvent coexister chez certains, aucun doute à ce sujet, mais tu sais, pour ma part, rien n'est plus satisfaisant que la création en studio. Pour moi, jouer en live a toujours été un moyen d'arriver à mes fins : bon, ok, je pars en tournée pour avoir les fonds nécessaires et justifier de retourner en studio six mois pour faire un nouvel album... Maintenant, le monde a changé. Mon projet de 2021 (sortir une chanson par mois pendant un an, ndlr) m'a démontré en quelque sorte qu'il est vraiment possible d'être un artiste qui ne mise pas toute sa carrière sur les performances live. Tu peux vraiment avoir une espèce d'existence dans l'espace numérique et en sortir quand ça a du sens. Je pense que c'est le chemin le plus logique pour moi. Ça ne veut pas dire que je déteste être sur scène ou que ce n'est pas amusant de donner des concerts, ce n'est pas ça. Bien sûr, avoir un public qui chante tes paroles est un sentiment génial.
Comment tes musiciens ont réagi quand tu leur as dit que c'était ta dernière tournée ?
Eh bien, je pense qu'ils comprennent... Je pense que les gens avec qui je me produis sur scène ont plus un état d'esprit de performer, c'est ce qui leur apporte satisfaction. Aesthetic Perfection n'est pas non plus leur seul groupe et je n'ai aucun problème avec ça. Nous ne sommes pas dans une relation exclusive et monogame, ils sont libres de trouver des amants et ce dont ils ont besoin ailleurs ! C'est finalement ça dont il est question !
Il y a une forme de beauté douce-amère dans le fait de savoir que c'est ta dernière tournée en tête d'affiche. Ta musique est à la fois festive et triste, et tu donnes cette fois une bonne raison à ton public d'être triste tout en faisant la fête avec toi. Sommes-nous plus aptes à apprécier les choses quand nous réalisons qu'elles ne dureront pas ?
Je suis persuadé qu'il s'agit d'un des aspects les plus tragiquement poétiques de l'existence humaine. Tu sais que ta vie va s'achever et ça te pousse à en apprécier chaque instant. Par extension, je pense que ça rend cette tournée spéciale... tu sais, il ne faut jamais dire jamais, mais qui sait si ou quand ça se reproduira ? Et si ça arrive un jour, ce sera dans d'autres circonstances. Si l'on grandit assez pour tourner de manière stable financièrement, alors peut-être que nous jouerons dans de plus grandes salles et ce ne sera plus la même expérience que dans cette configuration plus intimiste. Quoi qu'il arrive dans le futur, ce ne sera plus jamais pareil et je pense que ça rend ces concerts particuliers.
Pendant la pandémie, on a beaucoup parlé de solitude et de nombreux musiciens disaient vivre difficilement le manque de concerts. Comment le fait de tourner affecte ta santé mentale ?
C'est bien pire. C'est terrible. Je sais qu'on ne dirait pas comme ça, mais je ne suis pas du tout quelqu'un qui aime sortir au quotidien. Je suis très timide, introverti, réservé, je ne sais pas vraiment comment me comporter en société. En plus, en tournée ton environnement change constamment. C'est une source de stress incroyable pour moi. J'ai besoin de stabilité, j'ai besoin de me rattacher à la réalité et c'est vraiment facile d'en être déconnecté quand tu es dans ce genre de situation. Évidemment, on peut s'adapter, les humains ont de grandes capacités d'adaptation, mais je ressens toujours un certain apaisement quand je passe ma porte, dors dans mon lit, passe du temps avec ma femme et mon chat... ce genre de choses qui me rendent heureux et me font me sentir connecté au monde. Tout cela est impossible en tournée.
Certains artistes disent qu'ils ont plus de facilité à écrire de nouveaux morceaux pendant leurs tournées. Est-ce ton cas ?
Ironiquement, je n'ai pas vraiment de difficultés à écrire dans toutes les situations car la musique est une des rares choses qui me porte et qui me rattache au monde. Voilà : ma femme, mon chat, ma maison, mon lit... et la musique ! Ce qui compte vraiment ! Je pense que la seule chose qui me complique la tâche, c'est qu'en tournée tu as moins de temps et tu n'as pas tous tes outils à disposition. Je travaille en ce moment avec Constance (Day, claviériste et guitariste live, ndlr) sur son projet solo et c'est très facile d'avoir des idées, mais les concrétiser devient difficile car nous avons juste nos ordinateurs portables, tous nos super gadgets et nos joujoux sont à la maison. Tu te dis "oh, je sais exactement comment faire ce son... mais je ne peux pas, parce que j'ai juste mon laptop et un ou deux plugins". Je me sens chanceux de ne jamais être à court d'idées, j'ai des idées dont je rêve que je vais griffonner dans mes notes au réveil, je chante une petite mélodie sur mon téléphone et quand je rentre chez moi et peux aller dans mon studio, elles sont toujours aussi fraiches et excitantes. Par chance, écrire de la musique est assez facile pour moi.
Oui, ça nous amène à parler de cette période assez folle, quand tu sortais un single tous les mois pendant un an. Est-ce que garder un tel rythme t'a aidé à rester créatif, ou au contraire, t'a épuisé ?
Je pense qu'avoir une deadline toutes les quatre semaines a clairement été épuisant parce qu'une telle échéance augmente significativement le niveau de stress. Mais c'est aussi très bon pour te forcer à prendre des décisions. C'est très facile de rester assis à écouter la même boucle pendant des heures, ça pourrait partir dans n'importe quelle direction et tu te retrouves comme paralysé, ne prends aucune décision et ne vas jamais au bout de ton idée. Quand tu as une deadline, tu te dis "ok, je dois finir ce truc donc je vais choisir un des chemins possibles", sans forcément savoir si c'est le meilleur, je le choisis et je le suis jusqu'au bout. Je pense que ce que ce projet m'a appris plus que toute autre chose, c'est de ne pas donner trop d'importance à mes créations. Je pense que nous avons tendance, en tant qu'artistes, a toujours vouloir que chacune de nos chansons soit notre Bohemian Rhapsody, notre chef d’œuvre. Il est important de se souvenir qu'on doit aussi produire et sortir des choses constamment, et que finalement c'est aussi au monde de décider si c'est bien ou pas, ce n'est pas uniquement notre décision. Si tu fais de ton mieux à chaque fois et régulièrement, tu t'amélioreras et ça deviendra plus facile.
Tenterais-tu une telle expérience à nouveau ?
Je ne sais pas si je m'engagerais à écrire une chanson tous les mois à nouveau... mais je pense que des projets similaires reflètent bien qui je suis en tant que créateur dans le sens où j'aime écrire plein de choses différentes et j'aime les finir et les sortir immédiatement. J'en tire beaucoup de plaisir. Est-ce que je vais me pousser à refaire douze chansons en douze mois ? Sûrement pas. Mais peut-être qu'une tous les deux mois, un truc comme ça, histoire d'avoir un peu de vie privée. Pendant cette année, j'étais principalement dans mon studio tout le temps et ne profitais pas de ma maison. Je dois trouver un meilleur équilibre entre mon boulot et la vraie vie !
Peux-tu nous parler de ce look merveilleusement laid que tu as sur scène ? A-t-il une histoire ?
C'est intéressant parce que je ne le croyais pas, au début. J'ai commencé à exploré ces différents looks il y a un an environ, à l'époque des festivals estivaux tout simplement parce que je voulais faire un truc que même moi trouverais moche ! Tu vois ? Parce qu'au final, la philosophie d'Aesthetic Perfection a toujours été, en tout cas comme je le vois, de bousculer les standards de la musique, de la beauté, ce genre de choses. Je voulais donc me bousculer moi-même et mon public et dire "regardez, j'ai une moustache et des rouflaquettes !". Je trouve tout ça absolument ridicule. Tu sais, quand je me regarde dans le miroir, je ne me dis pas "woah, c'est trop stylé" ! Je me regarde et me dis "mais qu'est ce que tu fous ?". Pour moi, c'est comme une sorte de projet artistique conceptuel où tu dois tester tes propres limites, ce avec quoi tu es à l'aise, ce avec quoi ton public est à l'aise... Quand je mets un maillot de basket, des leggings pour femmes et un bob, je me regarde dans le miroir et me dis "t'as l'air totalement débile ! T'es trop ridicule !". Mais j'ai aussi réalisé que c'était aussi l'antithèse de tout ce en quoi je croyais ou ai vécu quand j'étais au lycée, surtout le maillot de basket. Les bobs étaient aussi populaires dans les années 90... Je commence à m'habiller comme les gens qui s'en prenaient à moi. J'ai fini par réaliser qu'il s'agissait peut-être d'une tentative inconsciente de me réapproprier tout ça, de reprendre du pouvoir sur ces problèmes que j'ai vécus enfant et adolescent et, peut-être d'en finir avec. Je prends donc ces choses que je trouve hideuses, ces choses qui m'ont pourri la vie quand j'étais gosse, et je me les approprie avec mon style propre, j'en fais ma propre version avec mon côté goth.
C'est intéressant parce que ton look est le genre de choses que certains élitistes de la scène goth / indus pourraient détester. Un peu comme ils détesteraient ta musique ou tes prises de position en faveur de Spotify, par exemple. Aimes-tu agacer ? Dirais-tu que tu es taquin ?
Je ne sais pas... Je ne sais pas si je fais tout ça dans ce but... Je ne suis pas en train de troller dans le sens où je ne cherche pas à faire enrager les gens. Je n'essaye pas d'être comme le heel, le méchant d'un combat de catch. Mais je pense qu'il est important que je dise et fasse ce que je fais parce que je me souviens quand cette scène expérimentait, grandissait et s'adaptait à son époque en utilisant la technologie comme alliée. Aujourd'hui, j'ai surtout l'impression d'être entouré de gens obsédés par le passé. Ils veulent faire des choses qui étaient cool il y a vingt ou trente ans : ils veulent faire de la musique qui était cool il y a vingt ou trente ans, la sortir comme il y a vingt ou trente ans... "Oh, on ne va travailler qu'en analogique, on ne va sortir que des vinyles", et tout ça. Ce qui rendait cette musique cool, c'était son côté avant-gardiste, innovant. Ces artistes étaient des rebelles, ils se rebellaient contre le status quo, essayaient de nouvelles choses. J'ai l'impression que cet état d'esprit a été un peu perdu et que la scène s'est rendue conforme : on ne fait plus nos propres habits, on va à la boutique goth acheter le package préconçu et probablement produit en masse en Chine... Cela va à l'encontre de l'esprit de la musique avec laquelle j'ai grandi. Je n'essaye pas de troller les gens, mais j'essaye d'être cohérent avec l'esprit des gens qui m'ont inspiré.
Pour finir, es-tu inquiet pour ton avenir ou en paix avec tes choix ?
Je suis en paix avec mes décisions car je sais que rien n'est éternel. J'ai toujours été quelqu'un qui embrasse le changement. Partir de mon label était terrifiant. Me séparer de mon manager était terrifiant. Mais je l'ai fait parce qu'à l'époque, je pensais que c'était la bonne chose à faire pour moi. Je comprends que si les choses évoluent à l'avenir et si je trouve le bon label ou le bon manager, alors on pourra en reparler. Je pense qu'une des plus grosses erreurs que font les gens c'est de ne pas réaliser que chaque décision dans la vie est toujours éphémère. Nous sommes toujours en train de changer et nous devons être prêts à reconsidérer nos opinions sur tous les sujets si de nouveaux éléments nous sont présentés ou si le monde évolue. On ne peut pas rester assis à dire "non, je ne vais pas utiliser l'imprimerie, c'est débile, je veux garder des livres écrits à la main". Ouais, d'accord, les livres écrits à la main c'est sympa... mais ça empêche aussi plein de gens d'avoir accès à leur contenu ! Il faut comprendre que la vie est constamment dans un état transitoire, et il faut réussir à suivre le courant, se laisser emporter par ce fleuve et voir où il nous emmène parce que si tu essayes de nager contre le courant, tu vas juste te noyer.