Début octobre, Black Speech Production organisait au Ferrailleur (Nantes) la première édition du Freak Frequenz, un petit festival sur deux soirées qui mettaient à l'honneur les musiques industrielles et gothiques (on vous racontait ça par ici et là) en s'inspirant des affiches des festivals allemands. On y retrouvait des artistes bien établis du genre (Combichrist, Agonoize, Megaherz)... mais pas forcément tous aussi connus de ce côté-ci du Rhin. Nous en avons discuté avec Sylvain, président de l'association et programmateur et Malaurie, couteau-suisse auto-proclamée et programmatrice du Kinbaku Matsuri organisé en 2019 qui mettait le metal industriel à l'honneur (avec Punish Yourself, Shaârghot, Herrschaft, Ost Front et Geisterwald), qui nous racontent comment faire exister ce genre d'événements en France et nous parlent de leurs projets pour l'avenir, entre rêves et réalités économiques.
Black Speech a cinq ans. Comment en êtes-vous venus à monter ce petit festival ?
Sylvain : Ce n'était pas du tout un projet que nous avions au départ. On a commencé à faire du goth et de l'indus qu'en 2019.
Malaurie : Ça a commencé avec le Kinbaku Matsuri et toute la série de dates post-punk et cold wave qui a suivi, après le covid.
Sylvain : Depuis on voit que ça marche plutôt bien et on a pas mal de groupes à faire jouer dans le post-punk et la cold wave, qui sont les sous-genres goth qui marchent quand même le mieux en France, on ne va pas se mentir. Au niveau de l'electro / indus, c'est une prise de risque parce que parfois ça ne marche pas très bien. Il y a eu pas mal d'années creuses ici où le peu de dates qu'il y avait ne remplissaient pas... En mai 2022, on a fait Combichrist et ça a très bien marché et il y a eu de la demande derrière. On est donc là, aujourd'hui, avec le Freak Frequenz dont l'idée nous est venus l'an dernier sur le retour du M'Era Luna. On avait cette envie de monter un truc un peu plus electro que le Kinbaku qu'avait organisé Malaurie, dont l'affiche était plus metal indus. Avec le Freak Frequenz, même si on a du metal et qu'il y en aura sûrement encore, on essaye de rester plus dans l'électro.
Malaurie : On avait envie de créer une scène electro / goth dans le secteur... Et là, Sylvain m'a piqué mes groupes ! En l’occurrence, Megaherz, que j'avais essayé de faire venir pour la première édition du Kinbaku.
Est-ce qu'avant de monter cet événement, vous en avez discuté avec d'autres personnes ayant tenté des initiatives similaires en France ?
Malaurie : Pour le Kinbaku, pas du tout. Je n'ai contacté personne. C'était un événement particulier parce qu'en plus des concerts, il y avait des performances. Je voulais allier tout ce qui était shibari et BDSM à de la musique, chose qui ne s'est quasi jamais faite en France. J'ai donc fait ça dans mon coin en ne contactant que les artistes que je voulais faire venir.
Sylvain : Pour le Freak Frequenz, on a seulement beaucoup discuté avec Martin, un des programmateurs du Ferrailleur. Pendant des années, il s'est occupé des groupes de ce style-là, il a été booker entre autres de Combichrist, Covenant et d'autres artistes de cette scène. Il a arrêté de les faire parce que dans les années 2010 ça ne marchait plus du tout. Avec la fin des groupes français comme Tamtrum ou CNK, la sauce est retombée et les groupes allemands n'ont jamais vraiment très bien marché en France, à part certains comme Eisbrecher aujourd'hui. C'est toujours compliqué de les faire venir chez nous.
On reproche souvent aux festivals goths allemands de proposer toujours les mêmes affiches. Avez-vous réfléchi à comment éviter ça ? Ou vous êtes de toute façon "coincés" par le non-renouvellement des têtes d'affiche ?
Malaurie : Pour le Kinbaku, j'ai surtout visé les groupes que j'aimais moi, ce qui est quand même plus intéressant ! Si on ne fait pas venir de grosses têtes d'affiche internationales à proprement parler, c'est aussi qu'on fait en sorte de baisser le prix pour pouvoir attirer du monde et faire découvrir des choses.
Sylvain : Pour le Freak Frequenz, c'est effectivement un risque. Mais on est de toute façon sur une jauge tellement petite ici, et on ne veut pas forcément grossir... On a deux solutions : soit on reste sur cette jauge modeste et vue le peu de têtes d'affiche qu'on fera et qui sont viables financièrement, on a le temps avant de toutes les épuiser... soit on veut grandir et on élargit le spectre des musiques goths et on s'ouvre plus à d'autres styles comme le post-punk et la cold wave et on envisage des têtes d'affiche comme She Past Away ou Lebanon Hanover. Ce serait le moyen d'attirer plus de monde et de renouveler l'affiche. C'est vrai que si on reste sur l'electro / indus, des groupes qui peuvent un minimum marcher à Nantes, il n'y en a pas quarante ! Au bout de trois / quatre éditions, on aura fait le tour. On va peut-être refaire une édition au printemps prochain car pas mal d'artistes qu'on n'a pas pu avoir cette année sont disponibles à cette période et demandent à venir... mais après, on laissera passer un an et demi, voire deux ans, avant d'en refaire une, le temps de voir venir, un peu selon les envies du public.
Malaurie : C'est vrai que le M'Era, l'Amphi et compagnie, ils font leur festival tous les ans. Leur manière de booker les artistes, en ne s'ouvrant pas aux candidatures, ne leur permet peut-être pas de découvrir de nouveaux artistes qui pourraient renouveler leurs scènes. Je les comprends aussi : recevoir dix mille mails, c'est beaucoup de boulot et ça peut être chiant ! C'est leur parti pris. Laisser passer un peu de temps entre deux éditions permet de voir s'il y a vraiment de l'attente du côté du public mais aussi de se renouveler. On peut aussi par exemple prévoir à l'avance un show spécial pour l'anniversaire d'un album spécial, ce qui est plus compliqué si on est dans une répétition tous les ans à date fixe.
Êtes-vous satisfaits de cette première édition, niveau fréquentation et retours du public ?
Sylvain : On va avoir un peu plus de 400 personnes cumulées sur les deux jours. C'est honnête. On aurait aimé faire un chouïa mieux mais c'était ambitieux... Le deuxième jour est complet donc c'est déjà très bien. Pour le premier jour, on a rempli plus de la moitié de la salle donc c'est déjà pas mal. Le retour du public est bon. Des gens viennent de loin et ça c'est assez impressionnant. Il y en a qui sont venus de Nancy, et apparemment certains même de l'étranger ! Les gens sont contents de la programmation parce qu'il y a eu une vraie prise de risque sur le premier jour. Le deuxième est plus classique car on reçoit une tournée de groupes que beaucoup ont déjà vu ailleurs, mais Agonoize n'avait pas mis les pieds en France depuis 2007, de mémoire. Et Still Patient? ne se souviennent même pas s'ils sont déjà venus en France, donc ça remontait peut-être à plus de trente ans (c'était en fait la première fois, ndlr) ! Cette prise de risque a été appréciée, mais il faut maintenant qu'on arrive à équilibrer les affiches sur les deux jours de manière à avoir des groupes fédérateurs comme Combichrist mélangés à des découvertes pour donner envie au public de venir les deux soirs. Je pense par exemple qu'on aurait pu faire mieux sur le nombre de pass deux jours : si on avait pu avoir plus de 60% de gens qui les prennent, ça aurait été parfait. On verra aussi si la formule after fonctionne. Hier ça a plutôt bien marché même s'il n'y avait pas beaucoup de monde. Là, je pense qu'on a une bonne formule en terme de durée mais il faut qu'on soit sûrs de tenir le coup sur deux jours... Faire 19h - 4h du mat' ça peut être compliqué quand tu n'habites pas dans le coin !
Vous pouvez quand même envisager sereinement la prochaine édition ?
Sylvain : Vu les groupes qu'on a en tête pour le printemps, oui, on est sereins. Comme rien n'est signé, on ne peut rien t'annoncer encore, c'est dommage ! Ce sont des artistes relativement rares mais qui sont déjà passés en France donc on sait que ça ramène du monde. Il reste à voir quels groupes "découvertes" on va ajouter à l'affiche... Les groupes allemands ont du mal à comprendre qu'en France ils n'attirent pas autant de public et demandent des cachets démentiels par rapport à leur réputation ici. Ça commence à changer un petit peu, mais c'est long... Il y a donc certains groupes qu'on ne verra pas de si tôt ici, qui demandent des cachets à quatre chiffres, voire cinq, mais ramèneraient cinquante personnes... Pour nous, ce n'est pas possible. L'autre problème qu'on a, c'est qu'en France on n'a pas non plus énormément de groupes de première partie viables. On risque de vite tourner en rond si on veut arriver à faire un peu de local... Il faut qu'on arrive à jauger tout ça.
Vous disiez ne pas avoir l'intention de faire grandir l'événement... Si la demande est là, vous pourriez pourtant profiter de la proximité du Warehouse pour par exemple proposer deux scènes.
Sylvain : C'est une idée que j'avais soumise, mais ça nous propulse tout de suite dans d'autres sphères. Si on fait ça, c'est sur un week-end, quand le Warehouse a d'habitude toute sa partie DJ... Donc il faudrait réussir à les convaincre mais vue le peu de fois où ils ont fait ce genre de styles, ça ne marche pas super là-bas. On n'amènera jamais 1000 personnes sur de l'electro dark au Warehouse, donc c'est compliqué. Donc il faudrait passer sur de la synthwave, mais dans ce cas l'événement partirait un peu dans tous les sens et deviendrait un gloubi-boulga de styles, ce qu'on ne souhaite pas forcément. On veut garder de la cohérence et ce genre d'afters pourrait mieux marcher avec un Kinbaku. Ne pas faire grandir le Freak Frequenz permet aussi de garder les deux événements bien distincts, qu'on ne se marche pas sur les pieds niveau taille d'affiche et fréquentation. Ce n'est pas le même public : sur le Kinbaku on avait plutôt des métalleux qui écoutent un peu d'indus, alors que sur le Freak Frequenz on a des gens qui écoutent de l'electro, des goths et même des cyber goths, des gens qu'on ne voit pas ailleurs.
Malaurie : Et puis pour le Kinbaku, il y avait aussi des gens qui ne venaient que pour les performances. C'est la grosse différence avec le Freak Frequenz, où l'on vient pour la musique.
En tant qu'organisateurs, vous devez garder en tête le côté business... Mais avez-vous aussi des "rêves", des groupes que vous auriez personnellement particulièrement envie de faire venir ?
Sylvain : Il y en a plein... Parmi ceux que j'adorerais faire venir mais pour lesquels ce n'est pas la peine actuellement car ils attireraient pas assez de monde, il y a Project Pitchfork. J'adorerais, mais je n'y crois pas une minute... Il faut imaginer qu'à Nantes, on remplit environ moitié moins qu'à Paris. C'est comme Nachtmahr : ils ne viennent jamais en France et la dernière fois c'était au Gibus, soit environ 200 personnes à Paris. On ne fera pas plus ici... Et parmi les groupes qu'on aimerait vraiment avoir mais qui sont absolument hors de portée, il y a Eisbrecher !
Malaurie : Et encore, pour Eisbrecher, c'est moins inaccessible qu'à l'époque où je les avais contactés pour le Kinbaku. Aujourd'hui, ils acceptent de jouer sans toute leur scénographie. Donc c'est moins infaisable qu'en 2019, où même la version réduite de leur scéno ne tenait pas sur la scène du Warehouse, donc c'était impossible ! On ne peut pas trimballer un canon à neige partout ! Et puis le prix faisait que c'était compliqué. Entre temps, ils sont passés au Hellfest et au Motocultor donc ils ont un plus gros public ici. Je pense que pour une prochaine édition du Kinbaku ça serait plus faisable...
Avez-vous dû faire beaucoup de concessions sur la scénographie des artistes que vous avez programmés sur cette édition ?
Sylvain : Oui, c'est sûr. Et encore, pour Agonoize c'était juste qu'on ne voulait pas avoir plein de sang partout à nettoyer avant d'attaquer la suite de la soirée parce que d'un point de vue logistique, c'était impossible dans une petite salle comme ça. On a préféré ne pas prendre le risque, on a déjà essayé par le passé mais ça ne marche pas et c'est chiant pour tout le monde, surtout le public ! En terme de scéno, là où on doit faire des concessions, c'est surtout sur le feu. En France, c'est toujours compliqué et on n'a pas vraiment de salle à Nantes qui peut accueillir un show pyrotechnique. Et nos scènes ne sont pas immenses donc elles ont leurs limitations niveau décor... Les groupes le savent. Agonoize n'a pas ramené sa scéno, c'est aussi un moyen d'économiser sur les avions. J'ai l'impression que c'est assez général : quand les groupes allemands vont dans d'autres pays, ils réduisent leur scénographie.
Vous parlez beaucoup des artistes allemands. Est-ce uniquement parce qu'ils ont la scène la plus vivace ou parce que ça reste plus facile que de faire venir des gens d'Amérique, par exemple ?
Sylvain : L'Allemagne a la scène la plus vivante en indus, de toute façon. C'est vrai qu'il y a quelques bons groupes aux États-Unis... Mais nous, on n'a eu presque que des mauvais expériences avec les groupes américains. On a essayé d'en faire, mais c'était en fin de covid, ils annulaient, la communication était compliquée... C'est dur. Il n'y a que Combichrist avec qui ça se passe très bien, mais ils ont l'habitude de tourner en Europe et savent comment ça se passe. Quand on a voulu faire KMFDM, ils ont annoncé leur annulation la veille alors que ça faisait des mois qu'on savait que la tournée ne se ferait pas... Et puis après, évidemment, il y a toujours ceux qui ne veulent pas venir en France car les cachets ne sont pas assez élevés. Les groupes allemands, même s'ils sont moins connus ici, peuvent facilement venir en France et tourner ici pour s'y faire une renommée, comme l'a fait Eisbrecher.
Et Sylvain, as-tu à un moment eu envie de programmer ton groupe, OGEZOR ?
Sylvain : J'ai rejoint le projet il y a très peu de temps donc la question ne s'est même pas posée. Mais non, en effet, si je peux éviter de jouer et organiser en même temps, c'est mieux !