"Le sérieux, ce symptôme évident d'une digestion compliquée" : cette phrase de Nietzche pourrait servir de devise à Eihwar. Le duo electro-pagan mélangeant univers vikings et "cassage de bouche" décomplexé sur le dancefloor émergeait du Ginnungagap, ce vide primordial de la mythologie nordique, il y a à peine un an. Le succès fut fulgurant : des scènes des Nuits des Sorcières, Eihwar s'est retrouvé propulsé chez Season of Mist, sortira un premier album à l'automne et a fait danser les publics du Wave Gotik Treffen Festival et du Hellfest.
C'est justement quelques instants après avoir donné leur concert triomphal face à une audience venue en masse de bon matin (on vous racontera ça très bientôt) que nous avons rencontré le duo. Asrunn et Mark, alter egos monstrueux de leurs "hôtes humains" nous racontent avec spontanéité et générosité l'histoire de ces premiers pas de danse à l'énergie chaotique remplie de vie.
Comment vous vous sentez après votre concert de ce matin ? Êtes-vous redescendus de votre nuage ?
Mark : Ça commence tout doucement...
Asrunn : Non, moi j'ai encore envie de planer un peu, là-haut, c'était tellement cool ! Je ne m'attendais vraiment pas à ça...
Quelle a été votre première impression en arrivant sur scène et en voyant tout le monde qu'il y avait pour vous ?
Asrunn : J'ai regardé la community manager de Season of Mist qui filmait notre entrée : quand notre drone d'intro a commencé à résonner et qu'on a entendu tous ces gens hurler, je me suis retournée vers elle genre "aaah mais qu'est ce qu'il se passe !?" ! Après, ça a encore hurlé quand on est entrés sur scène et je me suis dit "ok, ça va être sympa" ! Ça allait être comme un concert dans notre salon avec tous les copains, sauf qu'ils sont 12000… c'est un grand salon !
Pouvez-vous un peu nous raconter comment est né ce projet ? Il me semble que l'histoire est atypique...
Asrunn : En fait, on n'a rien planifié du tout. Ça a été un jaillissement artistique. Mark a composé notre premier titre, The Forge, en seulement quelques heures, il m'a mis un casque sur les oreilles et m'a dit "chante". Je n'avais pas entendu le morceau, je suis partie en transe direct et on a enregistré les lignes de chant en une fois.
Mark : J'ai commencé à bosser dessus vers 11h / midi le 14 ou 15 février 2023, je l'ai masterisé et posté sur YouTube le soir même, vers 18h. On n'a fait aucune promotion : je crois que je l'ai envoyé à 5 ou 10 amis maximum mais on n'en a jamais parlé. On a un peu oublié ce morceau pendant une semaine...
Asrunn : Même pas ! Pendant trois jours ! Au bout de trois jours tu m'as dit "dis-donc, t'as vu ce qu'il se passe sur ce morceau ?".
Mark : Mon téléphone s'est mis à clignoter de toutes les couleurs avec plus de notifications que je n'en avais jamais vues ! C'est un peu comme ça que le projet est né.
Dans vos autres projets, vous incarnez également des personnages. Envisagez-vous la création musicale uniquement avec ces masques, ces rôles ?
Mark : On a eu de nombreux projets avant Eihwar mais c'est plus intéressant pour nous que les gens nous découvrent pour ce qu'on fait aujourd'hui plutôt que ce qu'on a été, ou pour l'idée qu'ils peuvent se faire de ce qu'on a fait précédemment. Ça leur permet de découvrir notre musique sans a priori.
Asrunn : C'est pour ça que l'on reste assez silencieux sur nos identités dans la vraie vie, ça nous laisse une plus grande liberté d'être derrière ces "monstres" tout en laissant les humains que nous sommes et leur historique de côté.
Mark : Ça laisse une plus grande liberté à la fois à nos parties humaines et monstrueuses ! Les monstres peuvent foutre le bordel sans limite de cette façon !
Votre univers donne forcément vie à une forme de narration. Comment développez-vous cet aspect narratif ?
Mark : C'est vraiment une demande du public, les gens veulent comprendre les choses qui nous animent. Asrunn a parlé de transe et c'est vrai que quand elle enregistre, elle se met dans un état de conscience modifiée. Elle enregistre très souvent en one-shot, c'est le cas de Völva's Chant notamment. On ne ré-enregistre pas après, ce qui est d'ailleurs parfois un peu pénible parce qu'on n'avait pas le bon micro par exemple, mais on assume cette démarche et on garde quand même la prise. Dans un premier temps, on s'est dit que c'était mieux de laisser les gens écouter la musique sans donner d’explications. Là, avec l'album, il est temps de poser les choses et un livret d'une vingtaine de pages l'accompagnera. On ne peut pas y traduire les états de transe d'Asrunn mais on y a fait apparaître des idées qui sont derrière les textes, les valeurs, les messages, l'historique. Ça permet de développer de façon passive cette forme de narration, par exemple de comprendre ce qui est derrière l'idée du Ragnarök, du Berserkr ou le chant de la Völva.
Beaucoup de groupes évoluant dans les "univers vikings" mettent en avant un aspect historique. Avez-vous creusé de ce côté ou préférez-vous le fantasme ?
Asrunn : Notre démarche n'est pas du tout historique, on s'inspire de cette période et de ce qu’elle représente, c'est tout.
Mark : En effet, on souhaite d’ailleurs bonne chance à ceux qui ont une démarche historique ! On a quand même très peu d'éléments sur la musique de l’époque Viking. Il y a beaucoup de fantasmes, beaucoup de suppositions. On se dit que les mecs devaient communiquer entre eux avec des tambours, on imagine qu'ils devaient faire telle ou telle chose parce qu'on a retrouvé une flûte d’os par-ici et une lyre par-là, mais en réalité on n'a aucune espèce d'idée des mélodies et rythmes qui pouvaient être jouées. Les recherches ethnomusicologiques ne permettent pas d'être sûr de quoi que ce soit. On peut essayer de croiser les restes de traditions orales et des expérimentations à partir des instruments dont on a retrouvé des traces... mais notre démarche n'est pas là. Nous, on crée de la nouvelle musique en s’inspirant simplement des grands symboles brassés par cette époque, ses mythes, les légendes qui se sont forgées au fil du temps.
Asrunn : En somme tout ce qu'on a fantasmé dans notre ère moderne sur les vikings : leur bravoure, leur audace, leur célérité, leur adaptabilité... Chacun son métier, on est artistes et on laisse les recherches historiques aux ethnomusicologues.
Mark : Jusqu'à preuve du contraire, il n'y avait pas de berserkr meuf ! Ça n'existait pas. Nous on s'est dit "on s'en fout, une berserkr meuf, c'est trop cool" !
Votre musique est très fun, très décomplexée, ce qui tranche à la fois avec ce que l'on entend souvent dans le genre pagan / folk mais aussi avec vos précédents travaux. Était-ce une volonté de trancher avec vos habitudes ou de secouer ce genre d'univers ?
Asrunn : On n'a vraiment rien planifié encore une fois ! Ça a émergé comme ça, c’est donc difficile de parler de notre volonté !
Mark : On peut quand même raconter qu'Eihwar est né dans le contexte des Nuits des Sorcières, dont vous êtes les valeureux partenaires depuis les débuts ! Qu'est ce que c'est que ces Nuits des Sorcières ? J'ai l'impression, et on nous le dit d'ailleurs en soirée, que ce sont un peu les nouvelles soirées gothiques. Dans les années 90 et 2000, on a écouté Project Pitchfork et compagnie, on a dansé sur ses afters goth et indus. Peut-être que toi qui vis à Paris, tu nous diras que ça existe encore... Mais nous on a l'impression que ce mouvement est devenu confidentiel. Il existe bien à Leipzig, on revient du Wave Gotik Treffen Festival et la communauté y est très vivace, mais en France ce n'est plus vraiment ce que ça a été... On voit La Nuit des Sorcières comme une héritière de ces soirées-là.
Bref, quelqu'un est venu demander à mon "hôte humain" d’y prévoir un after plus festif et dansant, comme en soirée goth. Il a donc cherché des trucs pagan, nordiques et dansants... et là, c'était dur ! Il y avait quelques trucs, mais globalement, si tu veux mixer des musiques folk et dansantes, tu te retrouves vite avec des choses celtiques qui sortent totalement de l'univers nordique, qui est principalement abordé sous l'angle atmosphérique. Il y a quelques projets, bien sûr, comme Danheim qui fait de l'électro “Viking”. C'est un des premiers à avoir tenté des sidechains, c'est-à-dire des effets de volume qui "remonte" entre les kicks, sur des tagelharpas ou des chœurs. Mon "hôte humain" trouvait ça super cool, mais ce n'était pas encore tout à fait assez dansant pour une after party, même remixé, de même que les remixes qu’il avait essayé à partir des premiers Heilung...
Un jour, et là je te raconte le truc dont on n'a jamais parlé encore, mon hôte s'est dit que ça serait quand même plus rapide de faire de nouveaux morceaux plutôt que d'essayer de remixer tous ces groupes pagan ! On voulait un truc qui mette la fessée, on voulait du cassage de bouche sur le dancefloor. Il se trouve que j'ai quelques antécédents dans la musique indus... Alors on s'est dit qu'on allait y aller, et pas avec le dos de la cuillère ! On veut des kicks, des vrais ! On veut que ce soit méchant et dansant, tout en essayant de conserver l'esprit pagan, l'imagerie et les sonorités. Même si on émule beaucoup d'instruments, notre musique est hybride et utilise aussi beaucoup de sons acoustiques, notamment les percussions. Quand on écoute Eihwar, il y a des choses que l'on peut prendre pour naturelles mais qui sont artificielles et vice-versa. Par conséquent, tout est permis car tout est possible avec l'électronique. Et pour rentrer en transe, clairement, les fréquences graves des kicks et basses électro sont incroyablement efficaces !
Vous avez été très bien reçus à la fois au WGT et ce matin au Hellfest. Est-ce qu'il y a quand même des gens qui ont été agacés par votre démarche un peu sacrilège ?
Asrunn : Oula oui ! Bien sûr !
Mark : Il y a des gens qui semblent avoir besoin de s'identifier à une certaine forme d'authenticité historique. C’est assez amusant de les voir demander à Conan le Barbare ou au Seigneur des Anneaux de remplir la fonction de documentaires historiques !
Asrunn : Encore une fois il y a des historiens d'un côté, des musiciens de l'autre et il ne faut pas prendre les uns pour les autres.
Mark : On n'a pas envie de se restreindre aux limitations historiques, ne serait-ce que pour des raisons idiomatiques : très souvent, les instruments historiques ont leurs limites. Tu ne peux pas, dans un même morceau, changer 15 fois de bourdon. Tu as trois cordes et il faut faire avec, tu restes tout le temps dans la même tonalité. J'adore ce son acoustique, j'aime les groupes qui s'en servent, mais quand je compose je préfère avoir la possibilité de jouer toutes les notes que je veux, quand je veux, et je ne vais pas m'interdire une modulation qui permet de créer de l'émotion sur un refrain, par exemple. On a besoin d'instruments qui n'ont pas de limites. Si on veut jouer sur les douze chromatismes de la gamme tempérée, on le fait même si l'instrument ne le faisait pas. On le sample et on le modifie avec l'ordinateur pour avoir toutes les notes que l'on veut.
D'un point de vue personnel, quand on a travaillé pendant longtemps sur des projets plus "sérieux" restés confidentiels, comment se sent-on quand quelque chose de composé en une journée se met à cartonner comme ça ?
Asrunn : J'ai le droit de répondre sincèrement ? Bon, je te le dis à toi... mais je ne sais pas si c'est une bonne idée de publier ça (ça restera entre nous, ndlr) ! Pour moi, ça a été très dur à vivre au départ. J'ai beaucoup travaillé sur la technique vocale, je suis une chanteuse qui a peaufiné son instrument pendant des années et j'en tirais une certaine fierté, peut-être même une certaine valeur existentielle. Et en effet, faire des choses qui me paraissent si simples techniquement et voir que ça explose... je ne m'attendais pas à ça. C'est comme si ça n'avait pas vraiment de valeur car je ne faisais pas mon travail de chanteuse tel que j'avais imaginé qu'il fallait que je le fasse pour que ça ait de la valeur. J'étais comme déçue que mes précédents projets, plus techniques, n'aient pas reçu le même accueil. Et en fait, Eihwar m'a guérie sur plein de choses : la musique, ça se vit, ça se ressent, les gens s'en foutent de ce qui est démonstratif. Ça, c'est simplement l'égo des musiciens qui s'exprime. Aujourd'hui je mesure la valeur de l'instinct et d'un chant effectivement simple, mais primal. Ça a été un long processus d'acceptation mais c'est, pour moi, très gratifiant spirituellement.
Je crois que Picasso disait à peu près qu'il est devenu riche quand il s'est mis à faire des trucs “de merde”... Ça demandait sûrement un peu de recul.
Asrunn : Il y a eu un peu de ça au départ ! Il a fallu que je me rende compte que sur scène, quand je suis Asrunn, j'envoie cette énergie et tout ce qui est autre que la voix, au public. Pour embrasser ça, beaucoup de discussions ont été nécessaires avec Mark pour qu'il m'ouvre les yeux sur l'importance que j'avais dans ce projet, car j'avais l'impression de ne rien faire : il compose, moi je pose juste une ligne de chant et basta ! Alors que c'est tellement plus que ça en réalité ! Maintenant, j'ai pris possession de ce rôle et j'embrasse vraiment Eihwar avec énormément de joie, d'amour, de reconnaissance... et je suis la première fan de ce projet !
Ce que j’aime justement dans le parallèle avec Picasso, c'est que nous avons eu le même procédé artistique que lui de nous détacher de la technique pour retrouver le jaillissement artistique désinhibé de l’enfance. C’était ça, son but, à Picasso, retrouver la fraîcheur du trait enfantin qui n’a que faire des règles académiques, de la perspective ou de la critique. Ce fut un long processus pour le peintre, et me concernant, il m’a également fallu transgresser mes propres limites et mon propre sentiment d’illégitimité pour réussir à accueillir pleinement cette émotion brute, qui me propulse sur scène, et qui m’apporte une Joie sans précédent. Pour conclure, j’ai entendu et lu des critiques sur Eihwar disant que c’était un groupe purement commercial, sans âme, « pas sincère », alors qu’en vérité, c’est le projet artistique, toutes disciplines confondues, le plus sincère que je n’ai jamais réalisé.
Mark : Ce projet nous apprend qu'on n'est pas juste artiste dans un seul domaine. L'art est avant tout un regard que l'on a sur le monde et quoi qu'on fasse, il y a toujours une synthèse de tout ce que l'on a vécu qui est sublimée, cristallisée, et je crois que dans la moindre ligne de chant d'Asrunn, même si elle a la sensation que toute sa virtuosité ne peut pas s'exprimer en seulement trois notes, eh bien en réalité si. Il y a une présence, un charisme, une expérience, un ancrage. De mon côté, si je peux composer un titre en une journée, c’est que je compose depuis 30 ans tous les jours. Plus le temps passe, et plus on se détache de la technique pour aller vers l’instinct.
On peut imaginer que rencontrer un tel succès aussi rapidement peut monter à la tête alors que, paradoxalement, pour vous ça a dû être une sacrée leçon d'humilité !
Asrunn : Tout à fait, parce qu’encore une fois, quand ça te paraît facile, tu as tendance à ne pas donner la même valeur aux choses. Ce qui m'a vraiment permis de passer au-delà de ce sentiment mitigé premier, c'est quand j'ai compris qu'il a fallu que je travaille quinze ans mon métier de chanteuse et de frontwoman pour que ça me paraisse facile et naturel aujourd'hui.
Mark : Il faut dire aussi qu’on reste très durs avec nous-même, on n'est jamais satisfaits ! Mais ça, je crois que la psychologie moderne l'explique très bien, c'est le syndrome Dunning-Kruger : plus tu te perfectionnes dans quelque chose, plus tu te représentes l'immensité de ce que tu ignores !
Asrunn : "Ce que je sais, c'est que je ne sais rien", disait Socrate !
Mark : Et sinon, toujours à propos de cette leçon d'humilité, on se rend bien compte que l'on est finalement peu de choses dans la réussite d'un groupe, c'est vraiment le public qui fait tout. En regardant les statistiques au début, au moment où il n'y avait vraiment aucune promotion, on se demandait "mais combien de fois les gens écoutent nos morceaux ?". Il y a des heures et des heures... Je me disais "mais putain, les gens ont écouté Eihwar 4000 heures cette semaine ? Mais comment c'est possible ?" ! Ce projet a été propulsé par les algorithmes parce que les gens écoutent en boucle.
Asrunn : Et cette question d’humilité forcée est aussi directement corrélée à cette idée du rapport à l’enfance évoqué tout à l’heure : on crée dans Eihwar comme un enfant qui fait un dessin sans trop y penser, juste pour le plaisir de créer, et après c'est bien reçu ou c'est mal reçu. En tous les cas, il y a cette espèce de pulsion de vie dans ce projet. Le fait de danser et de bourriner le tambour comme une folle (au point que j'en pète un tous les trois concerts), c’est pour sublimer, au sens Freudien du terme, la colère que mon hôte humaine ressent au quotidien dans ce monde qu’elle ne comprend pas et qui ne la comprend pas. C’est ma façon à moi de reprendre ma liberté de femme, redonner du pouvoir à mon enfant intérieur, ce truc qui nous guérit, en fait. Quand je monte sur scène avec Eihwar, après, je dors bien pendant trois semaines ! Et ça, ça ne peut pas exister si c’est ton ego qui dirige.