Linga Dei (chronique) est le quatrième album de ELE YPSIS, duo aussi énigmatique que fascinant formé par le compositeur Stélian Derenne et la chanteuse Laure Le Prunenec (IGORRR, RÏCÏNN, ÖXXÖ XÖÖX). Oeuvre impressionnante, l'album est une sacrée pièce à assimiler, trouvant souvent sa beauté dans ce qu'elle exige de son auditeur et de la liberté qu'elle lui laisse. C'est avec un humour inattendu que Stélian Derenne a répondu à nos questions, assisté par Laure Le Prunenec quand il était question du langage si particulier dans lequel elle choisit de s'exprimer : le sien, inventé de toutes pièces.
Lingai Dei sort à la fin de la semaine. Comment présenterais-tu cet album ?
Stélian Derenne : Avec des chaises dans mon jardin, quelques bougies, un four mexicain brûlant, mon chien en guise d'ouvreuse, les tomates de mon potager en apéritif, des morceaux de pain, une poubelle pour les portables, du vin pour les malheureux, mes moniteurs de studio dirigés vers quelques rangées de chaises habitées, silence total, volume haut, c'est prévu pour sa sortie auprès de mes proches, je dois juste encore acheter les apéritifs.
Meiosis date de moins d'un an. Le travail de composition dans ELE YPSIS est impressionnant, on imagine mal comment vous pouvez sortir deux albums en si peu de temps !
Simple ! Le composer, le mixer, le masteriser et attendre que le line-up du label qui le distribue permette sa sortie. Durant la procédure, continuer à composer, mixer et masteriser le suivant, le sortir indépendamment du premier, ne pas aborder la raison pour laquelle la chronologie est complètement biaisée et passer pour un groupe de génies ultra-prolifique... L'illusion est totale !
D'ailleurs, ce n'est pas trop difficile de travailler ensemble sur un album malgré vos emplois du temps respectifs, qu'on imagine chargés ?
Question de priorités j'imagine... nous sommes tous les deux en liberté, avec l'accès à l'eau courante, l'électricité, tout ça... La Normandie est toujours sous le joug de l'autorité française qui ne s'attend pas à d'autres invasions barbares ou germaniques dans un avenir proche et Bruxelles n'a pas été la victime de nouvelles bêtises déflagratrices d'ahuris défragmentés, donc tout va bien dans nos régions respectives, alors tant qu'à ne tuer personne, faisons de la musique !
Linga Dei m'évoque quelque chose de sacré. Doit-on y voir une référence au symbole phallique hindou qui représente Shiva ? Instinctivement, "linga" peut aussi faire penser à "langue", comme s'il était question d'un langage divin.
Exactement, j'ai partagé la chose sous forme d'un mini concours sur les réseaux soucieux, à offrir un exemplaire de l'album en exclusivité à celui qui découvrait le sens de son titre, ça fait deux gagnants, merci pour ta curiosité! Shiva, le non-être, le tout est Dieu de rien, le rien est Dieu de tout, le Dieu est rien du tout...
Parlons de langage, justement. Laure, il me semble que tu chantes dans la langue qui t'est propre ? Est-ce la même que dans ses autres projets ?
Laure Le Prunenec : Cette langue est mon outil d'expression dans tous mes projet. C'est le travail le plus amusant et le plus thérapeutique de ma vie. Étrangement, cette langue est sortie quand je commençais à écrire mes propres chansons, et ne m'a plus quittée. C'est comme si j'avais trouvé ma langue originelle, avec sa propre musicalité, c'était magique. J'ai bien-sûr été influencée par Laurent Lunoir, avec qui je chante depuis des années dans ÖXXÖ XÖÖX et IGORRR, et les groupes DEAD CAN DANCE, avec la magnifique Lisa Gerard, ou encore MAGMA, qui eux ont inventé une langue avec un dictionnaire etc.
As-tu déjà consulté des experts en linguistique, ou étudié les langues ? Ou écris-tu de manière purement "viscérale" ? Donner vie à une langue de manière cohérente et "fluide" doit être un sacré travail !
Le principe de cette langue est de laisser l'instinct opérer et de ne rien bloquer pour mieux se lire après. Alors oui je m'amuse à traduire ces mots aussi de façon très égoïste, et partage les traductions quand on me les demande. Le but ici est d'amener un forme de communication différente. J'aime à penser que les auditeurs ont de l'imagination. Et qu'ils peignent avec leurs oreilles, qu'ils ressentent chaque mouvement de l'âme de cette musique. C'est une nouvelle porte, à l'heure où la communication n'a jamais été aussi présente, rapide et aussi très superficielle (je pense que la moitié de ce qui est échangé ou partagé, sur les réseaux sociaux ou autre est à mon goût inutile et l'échange ici ne devient qu'un passe-temps). C'est une façon pour moi d'ouvrir chez chacun l'opportunité d'un dialogue avec soi-même , le temps d'une écoute, laisser ses sens et sa capacité à imaginer travailler. Ne plus attendre des codes ou de l'information pré-mâchée.
Comment se déroule l'écriture des paroles ? Avez-vous des thèmes que vous souhaitez aborder via vos textes, ou le choix d'une nouvelle langue a-t-il justement pour but de délaisser le "sens" pour privilégier les sens, d'amener à se focaliser sur la musicalité de l'ensemble plus que sur ce que ça raconte ?
Stélian : Une fois de plus, les deux en même temps, la musique implique un phrasé mélodieux qui est la première chose à se faire, les mots se forment et finissent par prendre du sens avec les tonalités et harmonies qui finissent par nourrir le sens du morceau en lui même, la musique est l'ambiance et l'émotion et le chant son caractère et aboutissement intelligible malgré l'inintelligibilité du texte... En soit, que veux dire un Mi bémol au piano placé entre deux Si et un Fa sans tonique dominante?
Laure : Le procédé est simple, j'enregistre ma voix, en totale improvisation sur la musique, laisse la voix s'exprimer, sans aucune barrière au son, comme un instrument, j'utilise les outils phonétiques pour servir le son. Ensuite je capture tout ce qui m'intéresse et me convient dans ce que je viens d'enregistrer et les mots arrivent ensuite. Ils me sautent aux yeux comme une analyse, une lecture de moi même, des émotions du présent en une poésie très simple très naturelle. Tout est dit dans la question, en fait, c'est à l'image du big-bang. Toutes les informations, tout ce qui sera est déjà là, jusqu'à la manifestation du phénomène, jusqu'à l'explosion. Chacune de mes voix a déjà son sens, ses images, ses histoires, comme un code génétique avant de naître au monde . Puis, quand la vibration se manifeste et est "fixée" elle reste vivante et l'auditeur peut y ressentir le contenu, peut avoir accès à ces informations, puisque c'est l'universalité, quelque chose ici nous concerne tous. Et ces sons peuvent vivre d'eux même, continuer à exister éternellement à travers ces écoutes, à travers ces sens... Infiniment. Si on veut approcher le sujet de plus près, de façon philosophique je recommande Esthétiques de Hegel, que j'ai lu et étudié bien après avoir trouver ma "voix" dans la musique.
En écoutant Linga Dei, j'ai eu le sentiment que c'était votre album le plus "fou", celui dont les morceaux évoluaient le plus vers des sons imprévisibles et des fins plus frénétiques que jamais. Etait-ce un but recherché ?
Stélian : Oui ! Comme ça inutile de le refaire ! Arrêter de pousser le rocher, l'emmener plus loin relèverait de la débilité ou de la technicité (pléonasme musical). Les harmonies sont déjà limites, la matière sonore hurle parfois de façon excessive et heurtera du monde, emmener les variations d'accords plus loin retirait l'intérêt des sonorités électroniques, entre les notes et les sons l'équilibrium marque ce qui j'espère rendra l'album original à un maximum d'oreilles et rendra inutile de réitérer l'expérience, le morceau Linga Dei est le clou que je souhaitais planter dans le cercueil qu'on a construit au fur et à mesure des projets sous la bannière ELE YPSIS. L'ambition c'est de générer une rupture d'anévrisme à son écoute. Si c'est sans succès, c'est qu'il faut changer la méthode. À mes yeux l’œuvre la plus aboutie ne mérite pas la moitié d'intérêt que devrait susciter la plus curieuse, Linga Dei c'est la fin de l'intention et de la séduction, une vraie calamité pour les égoïstes en manque d'amours que sont les artistes... Ceux qui font des interviews comme ici, les gens curieux d'être eux même, moi.
Votre musique est très riche. Je ne me vois pas l'écouter en "fond", en faisant autre-chose en même temps, comme on peut consommer du mp3 au kilomètre carré. Elle se "mérite", d'une certaine manière, en demandant un certain niveau d'attention pour qu'on en apprécie toute la subtilité. On en revient un peu à cette dimension "sacrée", d'ailleurs. Est-ce quelque-chose que vous entretenez de manière consciente ? Il y a là une forme de respect de l'auditeur, que l'on estime encore capable d'avoir une oreille attentive et de se poser pour apprécier une pièce musicale.
C'est flatteur, d'ailleurs, au fond, en fond on ne fait rien de substantiel, on attend la vie passer, on la quitte... Soit, je marche complètement dès que je lis quelque chose qui me plaît autant que tes quelques lignes, je suis tellement rôdé et perdu que je ne rougis même plus, j'adhère ! Notre musique, elle mérite un siège et du silence ! Si l'auditeur a la bougeotte c'est le verre de sucre ou la ligne de coke de trop, peu importe, ce sont ses pensées qu'il écoute pas la musique, in fine, ce sont toutes les activités de la vie qui méritent d'être exécutées entièrement, amplement, avec amour, l'esprit ouvert. Faire cas du monde, c'est vivre plus vigoureusement le temps qu'il nous est donné de passer dessus avant dessous... Rien n'est plus terrible que de remplir un vide voué à le rester. Tout est sacré à qui sait observer le monde, et je respecte mon auditeur, ils sont tellement rares, on peut pas se permettre d'être dédaigneux... Mais oui, ceux qui aiment sont mes amis, ne fût-ce que pour leur temps... Parfois on m'envoie des messages, tout est toujours positif, pas de querelles coprolaliques internetteuses, c'est formidable. Quelle chance on a. Merde. Que des pouces vers le haut, magique!
ELE YPSIS est-il un projet qui pourrait être amené à vivre sur scène un jour ?
C'était prévu! Le duo est formé d'une belle-bête de scène cramée par la hiérarchisation de ses amours propres et d'un rat bosseur muet et solitaire qui passe son temps à lézarder des rochers meurtrier. Parfois, ne pas faire c'est faire don d'un imaginaire plus grand que celui dont on s'illusionne (formule opaque derrière laquelle se cacher), mais un jour, qui sait, tout est là, y'a des notes, du rythme, tout ce qu'il faut pour faire la fête et du pognon, quitte à tout retranscrire pour quatuor à cordes, pour flûte à bec solo, pour caisse clair, ou même au pipeau ? Contactez moi, je suis preneur ! Et puis il paraît que c'est comme ça qu'on se fait de l'argent en musique, il serait temps d'être riche... Pour ce qui est de hanter les gares, aéroports et hôtels d'une nuit par simple égard de faire acte de présence, l'intérêt échappe au rat des deux.
Il y a quelque chose qui surprend beaucoup quand on suit ELE YPSIS, c'est la forme d'humour dont vous faites preuve, que ce soit dans vos publications sur les réseaux sociaux ou même dans la longue présentation de l'album sur bandcamp qui, un peu à l'image de vos morceaux, est très longue et se conclue de manière inattendue. Pourquoi choisir un ton aussi décalé pour parler de vous, alors que c'est très loin de ce qu'on peut imaginer en écoutant votre musique ?
Parce que le sérieux ne convient qu'aux gens qui ne se sont pas encore persuadés de leur intelligence ou à ceux qui en sont dépourvus ! Si la composition ne témoigne et n'impose pas suffisamment de respect, de cœur à l'ouvrage et de sincérité par elle-même, ce ne sont pas les mots qui viendront y remédier. De plus, à défaut d'avoir quelque chose à dire, racontez une blague ! Et l'humour, lorsqu'il fonctionne, touche à quelque chose d'aussi profond que l'émotion intime, c'est une connexion privilégiée qui s'opère plus rapidement entre deux inconnus, j'en use, parfois mal, peu importe, ici je témoigne ma gratitude pour le relais et à l'attention que vous portez au projet avec davantage d'investissement qu'une analyse blasée/pompeuse de notre travail, l’individu derrière la musique n'est pas bien important, quitte à le lire, autant plaisanter. Non? Et puis on poétise aussi nos interventions sur les réseaux, c'est le bordel en ligne, faut dire quelque chose d’autre que la musique, pas fourbe sans se fourvoyer, sincère sans se prendre la tête, de l'importance sans importuner... Dur dur... Le premier qui me dit que c'est ridicule, égocentrique et pas marrant, je l'embrasse, il a raison.
Merci beaucoup d'avoir pris le temps de nous répondre. Voudriez-vous ajouter quelque-chose ?
Oui, j'ai eu l'occasion de lire un article dans Forbes mentionnant les fortunes personnelles de Madonna, Bono et Céline Dion, quelqu'un peut m'expliquer? Un grand merci pour vos questions, pour vos lectures, et je l'espère pour votre écoute. Amitieux, ELE YPSIS.