Depuis un premier EP paru fin 2020, Fragile Figures nous fascine avec son univers poétique et mélancolique, plein d'ombres, de lumières, de tensions et d'introspection. Si les colmariens sont deux sur scène et en studio, Mike a.k.a. Kai Reznik et Julien Judd s'occupant de la partie musicale, c'est sous la forme d'un trio qu'ils se présentent en concert avec Elise Gessier à qui l'on doit les vidéos projetées au cours de leurs performances. Nous avons été à leur rencontre après le concert donné à Strasbourg en première partie d'Hypno5e (report) pour leur poser quelques questions sur leur univers. Pour accompagner le dialogue ci-dessous, on vous propose de (re)plonger dans The Collapsing et son clip.
Pouvez vous nous présenter votre rencontre et comment est née votre collaboration puis ce projet ?
Mike : Cela fait un peu plus de trente ans que l'on se connait avec Julien...
Julien : Notre rencontre remonte aux années 90, c'est notre intérêt commun pour le skateboard qui nous a rapprochés, et puis comme beaucoup d'ados on s'est dit "tiens pourquoi ne pas faire de la musique ensemble !". Mike faisait déjà de la musique avec deux amis, on a alors commencé un projet très noise ou l'on jouait a 130db dans un projet qui s'appelait Phalanx, c'était LA rencontre.
Mike : Je suis très vite monté sur Paris ensuite, pour une quinzaine d'années. J'ai crée mon projet solo Kai Reznik, je faisais beaucoup de musique progressive en délaissant ma guitare mais Julien me faisait régulièrement des appels du pied pour que l'on joue ce projet en live tous les deux.
Julien : Je l'ai toujours suivi et soutenu malgré la distance. De mon côté je continuais dans différents groupes pour faire essentiellement du live et de la scène mais je voulais vraiment réadapter son projet solo en live et que l'on puisse se retrouver et jouer ensemble, j'ai dû insister quelques années ! Quand Mike a cédé, on s'est occupés du déménagement et nous avons directement commencé à travailler ensemble mais arriva ce qui est arrivé...
Mike : Ça ne fonctionnait pas du tout ! Une version scénique de mes compositions sur ordinateur n'était tout simplement pas possible. Alors on a tout repris à zéro en gardant l'univers que j'avais construit à Paris.
Julien : On a toujours eu une entente musicale très forte, et ce lien rajouté au fait que l'on se connaisse par cœur à vraiment pu nous libérer la voie pour Fragile Figures, ça a fonctionné tout de suite.
Mike : Nous avons rencontré Elise lors d'une exposition en 2019 et ce fut un coup de cœur commun.
Elise : J'exposais le travail vidéo que j'avais fait pour un autre groupe et eux faisaient leur premier concert. Ce fut un coup de cœur croisé, on ne se connaissait pas. On a commencé à discuter et puis il y a eu le confinement...
Mike : Nous avons enregistré l'EP Silent Scars en plein confinement d'ailleurs.
Julien : Ce n'est qu'à la sortie de toute cette crise, en janvier 2021, lors de notre premier concert post confinement, que nous l'avons recroisée et que notre collaboration s'est faite tout naturellement.
Comment vous définiriez-vous et quelles sont vos influences musicales ?
Mike : Nous avons des influences très éclectiques, ce qui est très intéressant pour nous. Le terme qui reviendrait le plus serait surement "post"... quelque chose, on nous assimile à pas mal de styles différents. Ce que l'on écoute évolue beaucoup, j'ai par exemple commencé par The Cure et en ce moment j'écoute Sleep Token... et grâce à votre site j'ai notamment découvert Arios, nous sommes tous avides de découvertes.
Julien : New wave, noise, rap... Insane, Wu-Tang Clan... Pour moi la musique ne se définit pas par son style mais par l'émotion qu'elle me procure.
La boite à rythme qui donne en live un son si particulier est-elle amenée à évoluer sur le long terme pour se transformer en un batteur ?
Mike : C'est en réflexion... mais nous n'en dirons pas plus car rien n'est sûr pour l'instant.
Pouvez vous nous parler un peu des samples qui sont disséminés dans vos morceaux ?
Mike : Le sample sur Coded in Your Blood, c'est Sasha Andrès qui en fait la voix, elle participe aussi sur deux titres de Scary Sleep Paralysis (un Ep de Kai Reznik, ndlr). C'est une chanteuse mais aussi une actrice, donc elle s'adapte très bien à notre univers cinématographique. Le sample de The Collapsing est un extrait que j'ai tiré de la série sur le Wu-tang. Je ne trouve pas la série super mais j'attache plus d'importance à ce qui se dit, à la phrase en elle-même, qu'à l'oeuvre de rattachement. Ça peut venir de plein de choses, de plein d'univers différents, tant que ça m'accroche l'oreille. J'aime que la prosodie soit diversifiée. Je n'écris pas encore le contenu des samples pour les faire jouer ensuite, mais j'aimerais bien.
Vous n'envisagez pas de rajouter du chant dans vos prochaines compositions ?
Mike : pour l'instant ca ne nous dit rien même s'il ne faut jamais dire jamais. Ça ne nous correspond pas à l'heure actuelle, on aime l'instrumental, le chant ne nous manque pas, en plus d'être trop explicite dans notre approche. Ce ne serait plus le même projet.
Parlons un peu du visuel. Mike tu fais de la photo, Julien tu fais du dessin, et pourtant aucun de vous ne fait l'artwork et le visuel du pojet...
Mike : Chacun son métier ! Ce n'est pas le notre. Je fais essentiellement des photos pour m'amuser.
Julien : Le dessin c'est très personnel. Il me sert à me détendre, penser à autre chose, m'alimenter autrement aussi. Je pense que ça contribue à un équilibre d'avoir un autre projet artistique à côté. Après, tout ça fait partie de moi, ma passion pour les cultures urbaines par exemple alimentent forcément mes projets quelque part, mais dans Fragile Figures on a surtout l'univers visuel de Mike avec ce noir et blanc très froid et contrasté.
L'orientation visuel depuis l'EP a un peu changé d'ailleurs, on y retrouvait encore un peu des couleurs dans l'artwork.
Julien : L'important pour nous n'est pas forcément de coller à une orientation visuelle précise pour choisir nos pochettes d'album. Ce qui prévaut pour nous reste la force de l'image. Si l'image nous plait et qu'elle nous touche c'est le principal. Et souvent, de façon logique, ça rejoint notre univers.
Mike : Quand j'ai commencé Kai Reznik, j'étais parti sur un univers visuel avec de la peinture, j'aimais beaucoup la peinture. C'est moi qui ai choisi la pochette de Silent Scars, mais j'étais un peu encore entre deux projets, c'est peut être ça qui se ressent. Pour celle d'Anemoia, on s'est dit qu'une photo serait une bonne idée, nous avons donc travaillé avec un ami de Julien photographe, Eric Antoine, pour arriver a ce résultat qui nous plait à tous les deux.
Elise : Ce n'est pas de la peinture mais c'est une photographie au collodion, de la photographie sur verre, qui reste très matérielle et presque humide visuellement.
Fragile Figures s'apprécie d'autant plus en hiver, vous devez aimer le froid autant que nous ! L'approche d'une autre saison plus festive et coloré est quelque chose qui pourrait vous tenter à l'avenir ?
Julien : Je suis fan d'hiver ! C'est notre empreinte, je ne pense pas que ça change.
Mike : Je suis mélancolique depuis aussi longtemps que je me souvienne. Pour moi, la mélancolie ce n'est pas être triste, c'est avoir envie de se plonger dans quelque chose de triste, écouter de la musique triste, mais pas vraiment être triste. C'est tout à fait personnel mais je trouve cela plutôt agréable. L'hiver, la mélancolie et le noir et blanc font vraiment partie de nous et ça va bien avec le côté électro de notre musique.
Elise : Parfois la couleur ou l'absence de contraste peuvet être plus froids que le noir et blanc. Chez Amenra par exemple, il n'y a pas vraiment de noir et pas vraiment de blanc non plus, ce qui donne un résultat beaucoup plus sombre peut-être.
Comment avez-vous pensé l'organisation du live ? Jouer dans la pénombre, les projections vidéos, comment avez vous réfléchi à tout ça ?
Julien : Ce n'est ni réfléchi ni conceptualisé, c'est venu comme ça parce qu'on est comme ça. C'est une mise à nu qui est venue naturellement.
Mike : On a commencé à éteindre les lumières en répétitions et puis ça nous allait bien. Ça renforce le côté immersif recherché.
Julien : Oui, on aime être le plus authentique possible, d'ailleurs cela donne lieu a des rencontres et des échanges après les concerts qui sont très intéressants, les gens se livrent, donnent leur avis...
Comment sont construites vos vidéos ? Y a t-il un dialogue prévu entre les images, le montage, la musique, ou est-ce que tout cela se fait de façon complétement indépendante pour laisser une totale liberté d'interprétation ?
Elise : La musique pré-existe et mon travail vient après. Je ne suis pas musicienne et mes références ou influences peuvent être très différentes des leurs. Les images de mes vidéos ont plusieurs sources possibles. Elles peuvent venir de banques d'images libres de droit dans lesquelles je pioche et que je me réapproprie, ou de vieux fragments que j'ai tournés il y a longtemps et que je réutilise, ou alors de choses plus récentes que je tourne volontairement pour ça et que j'utilise comme liant. C'est un croisement de tout ça. Si j'essaye de faire en sorte que tout marche ensemble, je ne veux surtout pas faire d'illustration. J'évite de projeter une interprétation imagée sur la musique, j'y mets plutôt un ressenti en gardant mon univers et c'est en existant qu'il marche bien avec l'univers de Mike et Julien. Ce n'est pas juste une mise en image mais aussi un apport artistique différent qui finit par former un tout. D'ailleurs ça s'est fait tout seul assez naturellement, nous avions beaucoup discuté de la forme, du noir et blanc par exemple, mais pas tant du contenu. D'un point de vue technique par contre, par rapport au montage, les fragments sont pensés pour être calés en live le plus précisément possible, c'est pour cela que je les joue en direct pendant les concerts.
Cherchez vous une interprétation précise de ces images lors des projections ?
Elise : Pas du tout. Si les images ne sont pas abstraites en elles mêmes, leurs successions et ce que ça évoque est propre à chacun, j'essaye de ne pas enfermer ou forcer l'interprétation. C'est comme une proposition d'introspection avec un certains nombre d'éléments, chacun y projette les souvenirs ou les émotions qui lui parlent. Je comprends moi même souvent bien après ce que j'ai voulu dire ou montrer à travers ces images, en prenant du recul.
Serait-ce envisageable d'inverser et de partir d'une vidéo pour créer un morceau, puisque vous avez des inspirations cinématographiques ?
Mike : Je suis beaucoup trop tyrannique pour ça ! En vérité je n'en sais rien, la question ne s'est jamais posée, le projet est encore tout récent.
Julien : C'est toujours en construction donc on verra... mais pourquoi pas ! L'important c'est de garder notre côté très instinctif, ne pas trop intellectualiser ce que l'on fait, ça à toujours très bien marché comme ça.
Elise : Ce qui est compliqué c'est que j'ai forcément un train de retard. Ils composent mais ne me font écouter qu'une fois que tout est finalisé. Je connais les deux expériences. D'habitude, c'est plutôt moi qui cherche des groupes avec qui travailler donc j'arrive généralement après dans le processus de création. Surtout que les images me viennent beaucoup pendant les concerts auxquels j'assiste. En revanche il y a parfois certaines de mes vidéos faites de façon indépendante et autonome qui peuvent inspirer des musiciens donc ça dépend.
Avez-vous pensé à engager momentanément le projet pour parler d'un sujet de société qui vous tiendrez à cœur, l'écologie par exemple, dont on croit deviner l'importance dans vos images ?
Julien : Bien que nous ayons des convictions personnelles et que ça ne nous empêche pas d'agir au quotidien pour ça (la cause environnementale me tient particulièrement à cœur et je suis très engagé de ce point de vu là), nous avons opté pour des temps de pauses. C'est à dire que le monde est tellement déjà sombre que quand un public vient voir un spectacle, il a besoin de voir autre chose. On se prend tellement tout le temps en pleine face la dureté du quotidien, il y a beaucoup de groupes engagés c'est un parti pris qui est ok mais parfois, il faut respirer. C'est venu naturellement de se dire qu'il fallait poser un peu les valises, profiter d'autres choses et se déconnecter. Ça n'empêche pas un rappel dans les vidéos parfois, mais ça ne doit pas devenir étouffant ou anxiogène. Notre projet n'est pas porté sur la fête tout le temps, mais il contient aussi une envolée d'espoir qu'il ne faut pas négliger.
Elise : À partir d'une même image on peut projeter plein de choses. Sur un paysage aride par exemple on peut penser à l’environnement, ou juste à la poésie du décor. On peut imaginer la scène dans le futur mais aussi dans le passé, tout dépend de la sensibilité et du caractère de chacun. Mes élèves en arts plastiques ne sont jamais d'accord sur une même photographie, sur le temps, le lieu, l'histoire ; cela donne toujours lieu à de nombreux débats c'est très intéressant.
Mike : C'est aussi pour ça qu'il n'y a pas de textes dans notre musique.
Quel type de cinéma peut vous inspirer pour votre projet ?
Mike : Le cinéma de David Lynch m'inspire beaucoup. Christopher Nolan également, qui collabore beaucoup avec Hans Zimmer qui est un compositeur qu'on adore. Puis Denis Villeneuve, Nicolas Winding Refn pour son approche du visuel... J'avoue que je regarde trop de films donc parfois j'ai besoin de légèreté avec des "pop corn movies", ce sont des films qui m'aident à me relaxer surtout le soir... J'ai regardé le dernier Top Gun récemment !
Julien : J'adore la science fiction en général aussi, Premier Contact de Villeneuve par exemple...
Mike, ton nom de scène vient bien du film The Machinist de Brad Anderson ?
Mike : Totalement ! Ça vient effectivement de là. Au début d'ailleurs j'avais choisi Trevor Reznik mais il y en avait bien quinze qui s'appelaient comme ça alors j'ai choisi Kai, je t'avoue que je ne suis que moyennement convaincu, mais c'est comme ça il fallait se décider !
Cinéma toujours, les trois sœurs évoquées en titre d'un morceau du premier EP ont-elles un lien avec les films de Dario Argento ?
Mike : Non ça vient d'une conversation que j'ai eu avec un peintre américain qui m'a prêté une de ses œuvres pour que je l'utilise comme pochette et qui navigue pas mal en mer. On parlait du côté fascinant de se retrouver en plein océan, au milieu d'immenses vagues qui peut être à la fois très intriguant et attirant autant qu'hostile et effrayant. Il me disait "three sisters can mess you up" pour évoquer les vagues qui peuvent t'avaler en un rien de temps.
Il y a une chose assez surprenante finalement : Mike est un peu à le concepteur de ce projet et pourtant, sur scène, c'est toi Julien qui t'adresse au public...
Julien : Oui, c'est comme ça, Mike est plus introverti. J'aime le contact, j'aime aller vers les gens. Je pense qu'il y a une complémentarité par rapport à ça, ce qui fait penser qu'on peut être vu très différemment. Je suis très avenant, festif, etc, mais je partage tout à fait la mélancolie de Mike. Je l'ai en moi, je l'exprime dans mes dessins, où je mets mes colères, ce que j'ai envie de dire... On parlait de revendications, je les mets là-dedans.
Pour finir, un mot sur le nom du groupe quand même ?
Mike : Au début nous pensions ce nom en anglais "freudjaïle figeurz" (on a tenté la retranscription, ndlr), ce qui explique que Fragile soit au singulier et Figures au pluriel, et qui peut se traduire comme "géométrie des nombres fragiles". Il y a plusieurs lectures possibles mais pour nous "figures" est pour "formats" ou "formes géométriques".
Julien : On voulait un nom qui puisse se dire dans les deux sens, c'est très intéressant de jouer sur cette double lecture, on reste dans l'appropriation. On a une culture musicale très anglo-saxonne, mais on n'oublie pas d'où on vient... Quand je me retrouve à le dire en anglais, maintenant, je trouve que ça manque un peu de sincérité.
Mike : Si on me demande dans quel groupe je joue aujourd'hui je le dirais en français, finalement c'est devenu plus naturel pour nous et c'est presque plus joli comme ça.