Commençons par parler de Savage Sinusoid. L'album semble plus organique que tes précédents, plus viscéral. Était-ce un choix conscient ?
Oui, tout à fait. Pour Savage Sinusoid, je voulais uniquement avoir des instruments enregistrés au studio, des instruments composés par mes soins et joués soit par moi soit par des instrumentistes spécialisés dans leur style, avec leur couleur bien spécifique mais pas de samples. Le résultat est du coup plus vivant, plus organique, ça a rendu la musique encore plus brutale quelque-part.
Le fait de faire passer les samples au second plan en donnant plus d'importance aux instruments joués directement est-il lié à une envie de faire évoluer la formule live de IGORRR ?
Quand j’ai fait cet album, j’ai simplement pensé au rendu purement musical, la question de comment recréer la même chose en live est venue après-coup. Chaque album que je fais avec IGORRR est différent, mais à chaque fois je me concentre sur la musique en elle-même, le côté pratique est accessoire. La formule live a évolué aussi, mais on se retrouve toujours dans la même situation au final, avec la même question: "comment rendre ça jouable en live", haha !
L'album commence avec des cris de panique très soudains, comme un réveil violent après un cauchemar, avant de finir sur un morceau assez ambiant qui s'éteint progressivement. Quand on l'écoute en boucle, l'enchainement Au Revoir / Viande fonctionne très bien, comme si le cauchemar prenait à nouveau fin et recommençait. Etait-ce quelque chose que tu avais prévu ?
Ahaha non, je n’ai pas prévu Au Revoir comme étant une invitation à écouter Viande derrière ! Mais c’est marrant que tu parles de "réveil" en parlant de Viande, parce que je sais que le cri d’intro est la sonnerie du réveil de pas mal de monde !
De manière générale, ta musique dégage quelque chose de très mystérieux, entre les différentes alchimies, les paroles en phonétiques et le perfectionnisme que l'on devine dans tes compositions et l'empilement de sonorités. On a envie d'y chercher des choses cachées, des détails, des sens, comme on le ferait par exemple avec un film de David Lynch. Fonctionnes-tu uniquement à l'instinct ou à l'oreille pour créer quelque chose de purement sensitif, ou dissimules-tu des easter eggs dans ta musique ?
Ma musique a un sens très instinctif, il n’y a ni messages cachés ni réelles paroles, même si c’est bourré de mini détails de partout, c’est surtout un langage universel instinctif, même la voix est utilisée comme un instrument ici, sans sens littéraire ou intellectuel.
J'ai l'impression que tu as une obsession pour les poulets. Les volailles semblent avoir un rôle important dans ton oeuvre. Tu veux en parler ?
Les poules savent composer des oeuvres musicales meilleures et plus audacieuses que beaucoup de groupes aujourd’hui, pourquoi n’en parle-t-on jamais?
Tu as composé la musique de Jeannette, le dernier film de Bruno Dumont. Comment s'est passée cette rencontre ?
On s’est rencontrés il y a quelques années pour parler du projet. En gros, Bruno m’a demandé de faire du IGORRR sur un film musical sur l’enfance de Jeanne d'Arc et il m’a dit que j’avais carte blanche.
Je ne savais pas trop à quoi m’attendre, c’était la première fois pour tous les deux qu’on se lançait dans un projet aussi fou que celui-là. Je lui ai dit que je n’aimais pas les films musicaux et que Jeanne d'Arc est un des trucs qui m’inspire le moins au monde. C’est sur cette base qu’on est partis, j’aimais bien ce challenge d’essayer de rendre le truc potentiellement le plus inintéressant possible pour moi en un truc qui ait du sens.
Étais-tu familier de son travail avant ça, ou lui du tien ?
Oui, dans les deux sens : je connaissais la plupart de ses films que j’aime beaucoup, et lui connaissait certains de mes albums.
Vois-tu des points communs entre vos façons de travailler et univers ? Bien qu'il ait l'air de laisser plus de place à l'improvisation et à l'erreur, vous avez tous les deux un univers intrigant, inattendu, avec parfois un certain humour... Si toi, tu aimes les poulets, Bruno Dumont semble fasciné par les bêlements de moutons dans son film !
Dans Jeannette, oui, vu que la petite Jeanne d’Arc est une bergère l’occasion était trop belle : c’était évident qu’il fallait mettre des moutons qui bêlent partout ! On a effectivement pas mal de similarités dans notre façon de faire et dans notre façon de voir les choses, travailler avec lui était génial.
Le processus de composition pour une comédie musicale doit être différent des films traditionnels, où beaucoup de choses se font probablement plus au montage. Sur quelle base travaillais-tu pour composer ?
Pour ma part, tout mon travail s’est déroulé avant le tournage. En gros, je me suis retrouvé avec un texte indigeste de Charles Peguy à mettre en musique et à faire chanter par des petites filles dont j’ignore la tessiture et qui n’ont jamais vraiment chanté de leur vie. Il fallait que la musique me plaise, qu’elle plaise à Bruno, et qu’elle rentre dans tous les autres critères que le film imposait.
Il fallait que je fournisse les musiques en amont: le tournage s’est fait en fonction de celles-ci. Les petites avaient des ears monitors sur le plateau avec les playbacks de mes musiques dans les oreilles, et elles devaient chanter et danser sur ces playbacks qu’elles avaient travaillés et répétés. Bruno, à mon grand désarroi, a voulu travailler en son direct tout du long, ce qui veut dire qu’il m’était interdit de retoucher les voix pour réajuster les fausses notes après le tournage. Faire chanter des textes lourds de sens et lourds de sonorité sur de la musique complexe par de très jeunes actrices non professionnelles qui n’ont jamais chanté, tout en dansant, et avec aucune retouche possible : le film est au final une sorte de miracle musicale plein d’imperfections.
Comment s'est passé l'échange entre ta musique, le texte, les chorégraphies et le tournage ?
Le texte et la musique étaient tout le temps liés, par contre les chorégraphies ont été faites indépendamment de moi. J’envoyais les musiques aux chorégraphes quand elles étaient finies, et ils travaillaient dessus. J’ai simplement demandé à ce qu’il y ait du headbang !
Sais-tu comment ont réagi les comédiens à cette expérience ? Ça a du être assez barré pour eux !
J’ai surtout passé du temps avec Lise, dans le film c’est la petite Jeannette, quand elle était enfant. Pour elle ça a dû être un peu dur oui, mais elle était toujours super contente et ravie de participer à ce truc de fou ! Nicolas aussi avait l’air super content. Nicolas est le gars qui fait une sorte de rap vers la fin du film (et danse la tecktonik, ndlr).
À l'exception de la toute fin du film, j'ai l'impression que ta musique est plus ambiante et discrète dans la seconde partie, quand Jeannette est plus âgée. On s'éloigne de tes sonorités plus violentes, anxiogènes et quasi primitives habituelles. Était-ce une volonté de ta part (et de Bruno) de faire évoluer ta musique avec le personnage de cette manière ?
La voix de la comédienne qui joue Jeannette dans la deuxième partie du film est plus carrée, moins folle et dispersée que celle de Lise (Jeanne enfant), la musique suit donc ce mouvement.
Dans un film, la musique doit être là pour compléter l’image et ce que font les acteurs. C’est très différent de faire des albums, où là, la musique n’a du sens que parce qu’elle est elle-même.
L'univers de Dumont est particulier. Envisagerais-tu de renouveler ce genre d'expérience, y compris sur des films plus "conventionnels" ?
Oui, mais seulement si le projet me parle.
Entre IGORRR et CORPO-MENTE, que nous prépares-tu à court et moyen terme ?
Je ne sais pas trop, on est encore à fond dans les tournées de Savage Sinusoid, on a quelques ébauches de nouveaux morceaux... Je ne sais pas encore si ça débouchera sur un album complet mais il y a de toutes façons quelques nouveaux titres en préparation, pour IGORRR et pour CORPO-MENTE.
Le successeur de Savage Sinusoid prendra-t-il également autant de temps à se faire, ou tu penses avoir trouvé une nouvelle façon de travailler qui te convient ?
Je prendrai le temps qu’il faut pour que ça sonne !
Merci beaucoup Gautier. Souhaites-tu ajouter quelque chose ?
Oui, je souhaiterais ajouter le mot « poutre ».