LÉA JACTA EST vient tout juste de sortir Les Films pour Adultes, un single de douze pages aux couleurs roses et bleues. Si la formulation vous intrigue, l'explication doit se trouver quelque part dans ces lignes.
Profitant de la rouverture des terrasses, nous avons été interrogé l'artiste en banlieue parisienne, à Fontenay-sous-Bois, autour d'un Fontenay Beach, cocktail rendant hommage aux fameuses plages du Val-de-Marne. Entourés de familles heureuses et d'enfants bruyants, le contexte était donc idéal pour discuter ténèbres, films pour adultes et chauvinisme fontenaisien.
Tu viens de sortir un single, Les Films pour Adultes. peux-tu nous le présenter ?
C'est une chanson que j'ai écrite il y a une petite année, pendant le confinement. C'est un morceau assez sombre qui parle de désir dans ce que ça peut avoir de plus insaisissable, voire macabre. La base est très folk mais j'ai voulu aller vers des sonorités un peu lo-fi et étranges. C'est aussi le premier titre que je sors en français. Je pourrais parler longuement de la question du songwriting en anglais ou dans sa langue maternelle, mais pour faire court, depuis que je me suis mise au français, j'ai un peu de mal à revenir en arrière. J'aime énormément cette langue, qui peut être capricieuse lorsqu'elle est mise en musique, et je trouve que c'est un exercice fascinant de chercher le ton juste en évitant les écueils de la kitscherie, le terrain de jeu est très cool. Ça permet aussi d'exprimer des choses extrêmement personnelles et d'intégrer son propre folklore. Par exemple, je ne suis pas sûre que je pourrais écrire une chanson sur la société secrète des pizzaiolos de Fontenay-sous-Bois en anglais.
Peux-nous nous parler un peu de ce que tu entends par folklore personnel ?
Par "folklore personnel" je veux dire des lieux, des personnes, des habitudes, des objets ou peut-être même des marques ou des émissions de télé qui nous entourent, des choses qui sont très proches de nous. J'ai par exemple écrit des textes sur les témoignages d'OVNI en région PACA, ou sur le village dans lequel j'ai grandi, ou sur un match de foot décisif lors de mes vacances en Croatie. Ces choses-là ne s'écrivent que dans sa langue maternelle, à mon humble avis. D'ailleurs je réalise que cette question est une occasion en or de placer le terme "vernaculaire", dont je suis en ce moment-même en train de comprendre le sens. Alors pour résumer de manière tout à fait snob, je dirais qu'écrire dans sa propre langue permet de donner une emphase vernaculaire à son œuvre.
Ces évolutions (l'usage du français, les sonorités plus étranges) donnent l'impression que tu assumes de plus en plus certains choix au fur et à mesure que ton projet grandit... En es-tu consciente ?
J'en suis complètement consciente ! Mes premières chansons, c'était vraiment de la musique que j'ai composée assise en tailleur sur mon lit avec ma guitare. En les réécoutant, je suis amusée d'identifier les balbutiement de ce que j'explore plus loin aujourd'hui. J'ai toujours aimé exprimer quelque chose de sombre sans user directement des grosses ficelles de la darkness, et je pense que j'ai approfondi ce travail-là. J'aime garder une base folk-folk mais, effectivement, je pousse plus loin le travail des sonorités. J'aime beaucoup partir de ce son guitare-voix si dépouillé et essentiel, et le transformer de manière plus glauque. C'est souvent comme ça que j'arrive à ce rendu ténébreux que je cherche.
Etait-ce par faute d'expérience ou de confiance que tu ne te lançais pas dans ces expérimentations ?
C'est parce que je n'avais pas le matos ! Je suis tombé dans l’engrenage infernal des pédales d'effet, c'est un voyage dont on ne revient pas !
Pourquoi avoir choisi de sortir ton single au format papier ?
A côté de mon projet musical, je suis graphiste. J'ai commencé dans l'édition jeunesse, qui est un terrain très créatif, et mon premier directeur artistique m'a fait découvrir le monde incroyable des éditions expérimentales. Ça fait très longtemps que j'avais envie de faire quelque chose comme ça. Aujourd'hui, je me pose la question du format CD, quel est son avenir, comment sort-on de la musique en physique de nos jours... Je n'avais pas les moyens d'auto-produire un vinyle par exemple, même si j'aurais beaucoup aimé. Je me suis posé la question de la cassette. Le comeback de la cassette, c'est quelque chose que je respecte... mais que je ne comprends pas à 100% ! La graphiste que je suis s'est naturellement orientée vers le papier et j'ai imaginé cet objet-là, qui est d'ailleurs connecté car dedans on peut obtenir le remix et la version acoustique de la chanson. Je me suis beaucoup inspirée du livret du CD, que j'aime énormément et qui peut à mon sens exister sans le disque puisque le disque est un objet dont on n'a plus trop l'usage. Du coup, j'ai voulu expérimenter ce format-là. Je ne sais pas si ça existe déjà. Je suis très attachée au rituel de suivre le texte sur un livret de CD, et je trouvais ça intéressant de retranscrire les accords aussi. Du coup, ça me ferait très plaisir que des gens essayent de la jouer et de la chanter, mais je préviens : c'est une chanson-tendinite, vous allez muscler vos petites mains avec tous ces accords barrés ! Finalement, tout ça, c'est un exercice conceptuel autour du CD deux-titres et de l'importance que ce format donnait à une chanson. J'aime penser que c'est moitié-nostalgique, moitié-turfu.
Peux-tu nous parler de la risographie, que tu as choisie pour ce livret ?
La risographie, c'est une technique qui vient du Japon et ce sont des encres faites à base de riz ou de soja si je ne dis pas de conneries. On imprime dans des couleurs très vives comme le rose fluo ou ce bleu incroyable sur mon songbook, et chaque impression est unique. Le rendu est très texturé et il y a beaucoup d'aspérités qui sont vraiment charmantes, de couleurs qui se superposent un peu aléatoirement... Je trouve que ça donne un caractère fou. Bon, je suis passée les prendre chez l'imprimeur tout à l'heure, et j'ai quand-même eu des sueurs froides quand j'ai remarqué que le décalage des couleurs avait faussé la grille d'accords, mais tu vas voir, je vais faire une adorable petite fiche d'erratum et ça va passer. C'est aussi ça la risographie, c'est un procédé qui est un peu punk !
Récemment, tu as aussi sorti une reprise d'EVANESCENCE... Peux-tu nous raconter ça ?
L'idée vient d'un excellent magazine qui s'appelle Le Gospel, qui faisait un numéro spécial sur l'adolescence. Ils ont demandé à plusieurs musiciens d'enregistrer une chanson phare de leur adolescence et quand ils m'ont invitée, celle-ci m'est apparue comme une évidence totale, parce que c'était le premier truc "dark" que j'avais jamais entendu. J'étais au collège et je devais être dans une période SHAKIRA... Quand le clip de Bring Me to Life est sorti, il passait tout le temps sur MCM et ça a été un choc pour moi. Bon, maintenant, quand on le regarde, c'est évident qu'il est turbo-kitch, mais c'était une révélation, je n'y peux rien, on ne juge pas ! A partir de là, je suis brutalement devenue gothique, ma maman n'a rien compris. En une année, je suis passée de SHAKIRA à CANNIBAL CORPSE par le viaduc EVANESCENCE. Du coup, ma version est très sombre. J'ai tâché de traduire toute la ténèbre que j'ai ressentie à ce moment-là, moi, petite Léa de quatrième. J'ai essayé de la faire aussi sombre pour les gens qu'elle l'a été pour moi à l'époque.
Tu vas la jouer au cimetière du Père-Lachaise pendant le festival Lachaise Musicale ? Jouer EVANESCENCE dans un cimetière, ça serait super ténébreux...
Ça serait absolument génial mais ce n'est pas au programme ! Je ne vais pas jouer mes chansons au Père Lachaise... J'ai préparé un medley à partir de l’œuvre d'un artiste enterré là-bas, ce qui est le principe de Lachaise Musicale, mais je n'ai pas le droit de révéler qui c'est. Je peux juste dire que je me suis éclatée et que ça va être assez sombre et cynique.
Bring Me to Life n'est pas du tout ta première reprise. Qu'est ce qui te plaît dans cet exercice ?
Ce que je trouve intéressant dans les reprises, c'est que ce sont des chansons qui ont déjà une histoire, un vécu. C'est beaucoup plus facile de prendre de la distance par rapport à ce qui existe déjà, alors que mes propres compos sont toutes fraîches et je n'ai pas encore ce recul. Ça laisse beaucoup de possibilités de donner une autre dimension au texte et d'aborder la chanson avec un décalage total. C'est un exercice que j'adore, et que j'aimerais beaucoup être capable de faire avec mes propres chansons, j'espère que ça viendra. Mais par exemple, quand je chante mes premières compos aujourd'hui, j'arrive à prendre un peu de distance, déjà. Je trouve ça très intéressant de voir comment les chansons se nourrissent et évoluent quand on les chante au fil des années. Les reprises permettent énormément de possibilités par rapport à cette maturation...
Une reprise inspirée par l'adolescence, un single qui s'appelle Les Films pour Adultes... L'idée de grandir revient ! C'est quoi pour toi, un adulte ?
Je ne sais pas si on devient jamais vraiment adulte... C'est vrai que c'est une question que je me pose de temps en temps : est-ce que je suis adulte, ça y est ? Quand est-ce que je le deviens ? Excellente question, je ne saurais pas te répondre mieux... Je pense que quand je fais des trucs administratifs, je me sens adulte.
Les films pour adultes pourraient être des films administratifs...
Ça pourrait. Mais dans ma chanson, non, c'est très littéral, ça parle de pornographie. Si on ne sait pas qui sont les adultes, alors je ne sais pas trop à qui s'adressent ces films... Mais j'espère qu'ils sont adultes.
Tu évoquais plus tôt tes doutes à propos du CD. Est-ce la raison pour laquelle tu sors des formats courts ?
Non. J'étais très pressée de sortir mon premier EP pour des raisons complètement existentielles. Quand j'ai composé les six chansons, je me suis dit : "Bim, ça fait un EP, on y va !". Mais dernièrement j'ai composé un album long format, qui est encore en chantier. Les Films pour Adultes est arrivée après ce corpus d'album. J'ai encore énormément de travail à faire dessus. Je n'ai pas pu roder mes chansons en concert l'année passée et je préfèrerais les jouer un peu en public et les construire de cette manière avant de les enregistrer. Ce single, c'est vraiment le projet de quelqu'un qui est restée enfermée chez elle pendant un an et ça m'a paru intéressant d'intercaler ce petit format expérimental en attendant un album qui ne sera pas là tout de suite. Comme beaucoup de musiciens, j'avais envie de sortir quelque chose de cette période-là et ça me paraît être un bon reflet de ce moment isolée et recluse.
Merci. Voudrais-tu ajouter quelque chose ?
Par exemple, je peux dire que je joue à Paris à la Dame de Canton le 8 juillet et à Petit Bain le 14... Mais surtout, je suis très contente que Mohamed ait remporté Top Chef, ça doit être une grande fierté pour la ville de Fontenay-sous-Bois.
Oups, on a complètement oublié de te demandé ça au début, mais pour conclure : comment vas-tu ?
Oh mais ça va très bien, ça ne peut pas aller mal quand on boit un Fontenay Beach.
Crédit photo @ Trevor Reveur