Derrière ses airs d'homme poli et fantasque, le chanteur et violoniste Matt Howden bouillonne de rage. Son dernier album, Crumbs (chronique), est une oeuvre à l'énergie très punk, pleine de colère et d'ironie. Le britannique n'a pas digéré le Brexit et s'inquiète de la manière dont le monde fait absolument n'importe quoi, des sentiments qui ont envahi sa musique plus qu'à l'accoutumée. Il nous raconte tout ça en interview.
La dernière fois qu'on s'était parlés, tu étais encore un citoyen membre de l'Union Européenne, même si le Brexit avait déjà été voté. Comment te sens-tu aujourd'hui?
Mettons-nous d'accord sur "pas si heureux" ? Ce qui se passe est fou. Ce qui se passe avec le Brexit est provoqué par des personnes purement maléfiques et intéressées uniquement par elles-même. Des gens qui ont menti et fait toutes sortes de promesses positives, sans aucun fondement, afin de nous faire quitter l'Union Européenne. Ils se sont servis des plus bas instincts du peuple. Maintenant, on peut voir tout ce bazar se dérouler devant nous, en dépit de l'évidente réalité qui est que nous nous portons bien mieux ensemble, économiquement et moralement.
Comment nous présenterais-tu l'album Crumbs ?
Sur tous mes albums précédents, je laissais le monde derrière moi en entrant en studio. Je me créais mon propre univers abstrait, lyrique et musical. Avec Crumbs, j'entrais en studio avec le monde réel qui restait collé à moi comme de la fumée de cigarette. Le monde entier, à sa façon, semble s'être détourné de la décence et des valeurs humaines de base. Le Brexit n'a l'air que d'un jet de pisse dans l'étang à l'échelle du monde, et c'est probablement ce qu'il est... Mais est-ce vraiment juste ça ? C'est aussi une tentative (parmi tant d'autres) de mettre en échec la démocratie, d'affaiblir l'Europe en cette période difficile pour la politique mondiale, c'est l'occasion de laisser les suzerains et grands patrons enfin avoir l'emprise qu'ils veulent sur le peuple.
Crumbs est un album au son et aux thèmes bien plus contemporains que The Old Magic. Une approche plus directe était-elle nécessaire pour toi afin de parler du monde ?
Comme je te disais, j'entrais en studio en colère, désespéré et frustré par la façon dont le monde tournait, que ce soit la bêtise de cette marionnette de Trump, le Brexit et ses basses motivations, mais aussi comment les gens sont facilement influencés, comment l'instinct animal reprend vite le dessus, cette façon qu'a notre espèce de se préoccuper de son petit nombril avant tout.
Est-ce pour cela que les morceaux sont plus courts, sans ces boucles primitives qu'on trouvait avant (même si Coldbloods a toujours ce côté hypnotique) ?
Oui, la colère des paroles s'est retrouvée dans l'humeur générale de la musique. C'était en partie conscient, après avoir canalisé ma colère avec ironie dans le premier morceau que j'ai écrit, Coldbloods justement. Les pistes suivantes réclamaient vraiment un rythme plus débridé, que je lâche les rênes et que je les accompagne. C'est donc ce que j'ai fait.
SIEBEN a toujours eu certaines chansons assez engagées. As-tu déjà eu des ennuis à cause de ça, ou t'es-tu déjà fait des ennemis ?
Quand tu joues dans la scène dark et gothique, les gens te demandent parfois si tu es de droite, ce à quoi je réponds poliment que non, et ajoute "peut-être que tu devrais écouter mes paroles". Mais c'est un peu désespérant parce que quand même, le monde devrait avoir évolué au-delà du stade où les gens pensent qu'on est sataniste parce qu'un jour on a eu un album de BLACK SABBATH... Plus récemment, comme je m'exprime plus sur les réseaux sociaux à propos de la situation politique actuelle, exprimant mon opposition au Brexit, à la fermeture des frontières, à la construction de murs, à la façon dont la décence, la gentillesse et l'humanité se font exclure de notre monde, j'ai reçu quelques oppositions si on peut dire. Quelques personne, souvent des gens que j'ai rencontrés, ne sont tout simplement pas d'accord avec moi et expriment leur opinion, ce qui me va très bien et est bienvenu... Contrairement à la propagation de trolls haineux et colériques.
On peut remarquer quelque-chose d'amusant : Crumbs commence avec I Will Ignore the Apocalypse et s'achève avec We Will Be Allright, comme si on commençait dans le déni pour finir dans l'acceptation. Peut-on y voir les étapes d'un deuil dont parlerait Crumbs ?
Comme tu le remarquais dans ta chronique de l'album, finir sur We Will Be Alright peut ressembler à un sentiment d'acceptation, mais j'ai bien intentionnellement chanté ces refrains avec incertitude et ironie. Peut-être que le vent apocalyptique qu'on entend à la fin est révélateur... Je ne suis pas en deuil. Je suis furieux. Furieux que les gens raisonnables, décents, intelligents et perspicaces aient laissé ces serpents prendre les commandes. Je peux comprendre que la plupart d'entre nous veut juste pouvoir continuer à vivre sa vie. Mais on a laissé ces voyous et ces brutes prendre le pouvoir. Et le monde s'éloigne dangereusement de toute forme d'éclaircie...
Parlons un peu de Sell Your Future : la chanson a un côté vraiment punk, très énergique. Tu as sorti un clip, ce qui est très inhabituel pour SIEBEN. Comment l'idée t'est-elle venue ?
Pour Crumbs, il y a cinq vidéos qui ont été faites, ou sur le point d'être terminées. Pour cette fois, c'est un effort commun. D'habitude, je me retrouve sans argent une fois le disque terminé. Cette fois, j'ai prévu un peu de budget pour ça et ai demandé énormément de faveurs autour de moi ! La vidéo de Sell Your Future a été réalisée par un de mes anciens étudiants qui a lancé sa propre société de production, Long Chalk Media. Il a un oeil incroyable pour associer une image à de la musique, pour composer un plan. Je voulais montrer dans cette vidéo toutes sortes de personnes se rassembler, avec cette envie de tout envoyer chier et danser, même si notre futur a été bradé. Chris Ogden a parfaitement réussi à saisir cet esprit.
Il y a autre chose d'inhabituel dans Crumbs : tu as travaillé avec d'autres musiciens. Pourquoi ce choix ?
Certains morceaux avaient désespérément besoin d'une vraie batterie en plus de mes coups sur le violon. C'est très difficile par exemple de faire un snappy snare en frappant un violon, ou avoir le même effet que des cymbales en double-croche. Ensuite, je voulais aussi un peu de voix féminines, fournies par Zowie Lumsdale. J'ai ensuite obtenu de mes étudiants qu'ils me servent de groupe pour enregistrer des versions alternatives de deux morceaux pour les bonus de l'album.
Dans notre dernière interview, nous avions parlé de la série Jonathan Strange & Mr Norrell. Parlons d'une autre série ! Le fait que le prochain Docteur dans Doctor Who, monument de la culture british, soit une femme nous laisse un peu d'espoir dans ce monde ?
C'est sympa, et il était largement temps (sans jeu de mot) qu'une femme joue Doctor Who... Mais j'ai bien peur que même elle ne puisse nous sauver du précipice dans lequel l'humanité est en train de se jeter. Espérons. C'est sympa de placer tous ces espoirs dans de la fiction, non ?
On se devait de poser cette question, au cas où tu aurais un début d'élément de réponse pour nous : as-tu prévu de revenir jouer en France ? En espérant que notre politique d'immigration laissera passer la frontière à un fou armé d'un violon venu d'outre-Europe !
Je viendrai dès qu'on me le demandera, bien sûr ! Mais la personne qui me programmera devrait s'y prendre rapidement, avant que l'on construise aussi un mur à notre frontière ! Je serais en faveur d'un immense tupperware, fermé, histoire que l'on ne respire que du bon vieil air anglais bien de chez nous... ce qui épargnerait au reste de l'Europe notre bêtise ! Le Brexit pourrait en effet rendre mes concerts en France plus difficiles à mettre en place en pratique, mais j'avoue que c'est un soucis moins gros que de me couper une porte de sortie à ce tupperware !
Merci beaucoup Matt. Voudrais-tu ajouter quelque chose ?
Merci de m'avoir reçu, comme on dit. Je pense que je vais juste préciser les trois sections qui composent l'album. Tout d'abord, la colère pure envers la direction que prend le monde. Ensuite, on pisse un coup parce qu'on ne pourrait jamais écrire quelque chose d'aussi absurde que ce qui se passe dans la vraie vie depuis deux ans. Troisièmement, il y a l'espoir que les valeurs morales, la décence et la gentillesse finiront par triompher, que nous sommes tous un délicat ecosystème qui bénéficie de chacun et profite à chacun, s'il est géré humainement.