Hasard cosmique ou conspiration ? Allez savoir, mais le dernier album de SIEBEN, 2020 VISION (chronique), sorti alors que la Terre entière s'enfermait à cause d'un virus, a tout de la bande-son parfaite pour la situation bien qu'il ait été enregistré un peu avant : on l'y entend notamment entamer un dialogue surréaliste avec Kev, son nouveau violon. Matt Howden nous en parle mais revient aussi sur les concerts qu'il donne depuis chez lui chaque semaine depuis plus de deux mois et que vous devez absolument découvrir via sa chaine youtube ou les albums lives qu'il sort régulièrement sur sa page bandcamp. Comme d'habitude, l'artiste se montre généreux, engagé et facétieux. On vous invite d'ailleurs à lancer les lecteurs disséminés au fur et à mesure de l'entretien pour accompagner votre lecture des boucles hypnotiques de ce génial violoniste chamane et punk.
Comment vas-tu Matt ? Comment vis-tu la situation actuelle, après ces semaines de confinement ?
Je vais bien, merci. J'enseigne dans une école de musique (le mix, le mastering, la performance, les arrangements, etc.) donc tout ça se fait maintenant en ligne. J'étais sur le point de jouer plusieurs concerts en Europe... chose que je fais aussi en ligne désormais ! J'ai réussi à m'isoler dans mon propre studio, avec tout le travail que ça me donne... Je joue en ligne tous les vendredis à 21h (heure de Paris) via la page facebook de SIEBEN et je travaille sur une série de dix albums enregistrés en confinement : les LOCKDOWN SIEBEN.
Parlons de 2020 VISION. Tu dois être devin : la première piste est la bande-son parfaite du confinement, avec ce dialogue surréaliste entre ton violon et toi. Quelle heureuse coïncidence !
C'est tristement vrai. Il suffit aujourd'hui de regarder par sa fenêtre et de temps en temps voir les infos pour être un "devin" alors que dans le temps, les incantations et les visions étaient des prérequis nécessaires ! Tout est si douloureusement évident, entre notre façon d'abuser de la terre et de l'environnement et puis ce système malade dans lequel on s'enferme, cette obsession pour toujours plus de croissance...
A l'époque de la sortie de Crumbs, tu nous expliquais ne plus pouvoir ignorer ce qui se passait dans le monde et que c'était la raison pour laquelle l'album était si ancré dans la réalité. Dirais-tu la même chose de 2020 VISION, malgré sa folie et son extravagance ?
Absolument, bien qu'il y ait une différence apportée par mon envie de préserver ma propre santé mentale. Crumbs implorait, questionnait, s'énervait contre le monde. 2020 VISION est plus perplexe, du genre "vraiment ? vous allez vraiment faire ça ? Allez-y alors, foncez, le plus tôt le monde sera débarrassé de nous le mieux ce sera !". Il y a aussi un côté plus facétieux, histoire de souligner la chienlit de cette apocalypse paresseuse que nous vivons.
L'album n'est pas franchement optimiste mais on y sent une forme de résignation, comme si le monde était trop absurde pour encore s'en soucier. Quel est ton état d'esprit ? Es-tu toujours d'humeur révolutionnaire ou sommes-nous définitivement foutus ?
Bien sûr que j'en ai encore quelque chose à faire. Mais quand je me retrouver à gamberger sur le monde, alors l'absurdité de tout ça m'apparaît. L'humour est un bon moyen d'échapper à ce léger désespoir qui m'envahit... et puis toutes ces choses sont rapidement éclipsées par ma vie : j'adore ma famille, mon boulot, ma maison, mes voisins, ma ville. Tout cela n'est pas en train de s'effondrer. Mais très vite, du coin de l’œil, on voit les signes d'un monde qu'on a fait dévier de son axe à cause de la cupidité d'une poignée de personnes.
Les morceaux de Crumbs et 2020 VISION sont bien plus courts que ceux de The Old Magic. Est-ce en raison de l'énergie et leur côté très actuel ?
Oui, je pense. J'aime toujours essayer d'associer le fond et la forme dans ma musique. Ces morceaux nécessitaient des arrangements plus "rentre-dedans", plus "punk". Mes anciens travaux avaient un côté plus "rituel", faute de meilleur mot, quelque chose de plus hypnotique et onirique. Il s'agissait d'histoires dans lesquelles on se plongeait, alors que les nouveaux albums proposent des histoires dont le but est de vous mettre un coup de pied aux fesses... d'une manière agréable !
2020 VISION est un album apocalyptique mais ses mélodies, ses rythmes et son humour en font également un album très plaisant à écouter. Vois-tu la fin du monde comme une bonne chose, finalement ?
C'est quand même un peu dommage quand on voit tous les efforts réalisés par l'humanité au fil des siècles et les belles choses accomplies, si l'on met de côté la peur, les divisions, l'ignorance, les schismes, les massacres, les guerres... n’est-ce pas (en français dans le texte, ndlr) ? Je ne me serais pas embêté à repeindre la façade de ma maison si j'étais enchanté par cette perspective d'apocalypse ! Il y a des aspects du confinement et de ce que nous avons dû faire avec ce coronavirus qui sont positifs : le monde a fonctionné au ralenti, c'était plus calme, au moins pour un temps. La Nature a eu l'occasion de récupérer un petit peu. Le flux incessant du quotidien a été ralenti partiellement. Peut-être que cela a amené certains à se demander pourquoi on accepte de vivre comme ça...
Si on ne fait pas attention aux paroles, beaucoup de morceaux de l'album sont accrocheurs et dansants. Comment trouves-tu cet équilibre entre une forme divertissante et un fond plus effrayant et déprimant ?
Utiliser Kev comme élément comique m'a certainement aidé. J'essaye aussi très fort de ne pas prêcher ou déclamer, de me tenir sur ce fil entre l'absurde et l'horreur. Et je joue aussi sur l'ordre des titres dans l'album, histoire de ne pas être être plombant tout le temps.
Qu'est ce que ça te fait de faire danser les gens sur ces airs d'Apocalypse ?
C'est tout aussi valable que “ooh baby, I love/loath/want/need/got to get you”, et peut-être est-ce aussi une voie moins empruntée. Comme je le disais, il me suffit de regarder par la fenêtre pour observer ce qui se passe... Des gens commencent à plaisanter et dire que j'ai provoqué le Brexit avec Crumbs et le Covid avec 2020 VISION, du coup, mon prochain album s'appellera à coup sûr "et puis tout le monde reçut un petit chien et pu résoudre les problèmes d'inégalité, de discrimination, de pauvreté, de faim, de cupidité, de méchanceté, de guerres, de famine, de catastrophe environnementale, et vécu heureux jusqu'à la fin des temps".
Il faudra sûrement ne le sortir qu'en vinyle parce que le nom ne tiendra pas sur un CD, du coup.
J'ai une amie qui utilise le même looper que toi. Elle me dit qu'elle croit avoir reconnu certains presets qu'elle n'aurait jamais osé utiliser mais qu'elle trouvait que ça rendait super bien dans ta musique. Comment te retrouves-tu à utiliser des éléments qui peuvent sembler inhabituels ou décalés ?
Je n'utilise que les effets qui sont dans la RC300 (en gros, presque uniquement la reverb, baisser les octaves, ou le stutter), principalement pour des raisons pratiques liées aux concerts : je n'ai pas la place dans mon sac pour emporter plus de choses. Pour les concerts en Europe par exemple, mon sac est déjà plein avec le looper, une double pédale de distorsion (la seule autre pédale que j'ai, à part un controller switch qui me permet d'envoyer le micro dans les boucles) et bien sûr mes in-ear monitors, mes vêtements, et un peu de merch ! J'avais aussi l'habitude de mettre en place des hi-hats sur certaines pistes afin de coller au rythme. Ça sonne mieux que n'importe quel son que je pourrais faire avec mon violon et au final c'est avec ma bouche collée au micro que j'arrive au résultat le plus convaincant pour faire ces hi-hats mais aussi les snares.
Construire tes morceaux boucle après boucle doit être particulier. N'as-tu jamais peur de faire la boucle de trop et de finir par lasser l'auditeur ?
Le plus souvent, je raccourcis un peu les morceaux pour ne pas ennuyer les gens, par exemple à un concert où on me connaitrait pas vraiment. Mais avec mes lives hebdomadaires à la maison, c'est un public d'habitués et les gens m'ont au contraire incité à faire des versions plus longues. Ce que j'ai notamment fait pour mon concert du Solstice. Je vais mettre tout ça en ligne sur ma chaine youtube pour que tout le monde puisse en profiter. J'aime jouer mes morceaux en live. Environ six pistes de chaque album se retrouvent à être jouées sur scène. Avec le temps, quand j'écris un nouvel album, j'ai tendance à oublier comment jouer certains vieux titres ! Comme si mon cerveau n'avait pas assez de capacité de stockage... Mais tout ce travail en ligne a changé la donne cependant, et je peux aujourd'hui jouer en live cinquante-six de mes chansons. J'ai pour objectif d'en maîtriser soixante-douze et réapprends en ce moment même certaines vieilles compositions de Sex & Wildflowers et d'autres albums afin d'avoir assez de matière pour huit volumes de LOCKDOWN SIEBEN.
Essayes-tu de garder chaque couche de ta musique intelligible ?
C'est parfois ce que je veux. Et ça peut vouloir dire rejouer certaines parties pour ajouter du volume. Je le fais sans vraiment y penser, je crois. Et puis parfois, je veux que la nouvelle ligne écrase la précédente, j'utilise donc une combinaison de différents volumes sur mon signal d'entrée pour booster le son, ou rendre certaines parties de la boucle plus dominantes.
J'imagine que de nombreux artistes ont profité du confinement pour créer des choses. Est-ce ton cas ? As-tu déjà le prochain album en tête ?
Héhé, oui, comme je t'en parlais plus tôt. En fait, LOCKDOWN SIEBEN sera une série d'albums digitaux (et peut-être un jour un coffret contenant les CD), huit volumes contenant des chansons remaniées avec Kev, en live depuis ma maison et mes chaussettes, ainsi qu'un set spécial du Solstice d'été où j'avais étendu les boucles et jouais un peu plus le côté rituel.
Penses-tu continuer à parler du monde réel de manière si explicite à l'avenir dans ta musique, ou est-ce devenu trop déprimant ?
Aucune idée ! C'est encore à des millions de kilomètres de mes pensées pour le moment. Je commencerais peut-être à travailler sur un nouvel album en 2021... Mais après 2020 VISION, ma dizaine de volumes de LOCKDOWN SIEBEN à enregistrer, mes dix concerts en ligne déjà enregistrés, et dix-neuf vidéos individuelles ajoutées à ma chaine youtube pour le moment, je devrais probablement prendre le temps de souffler un peu... ce que je ne ferai pas !
Ces concerts en ligne depuis ta maison sont paradoxalement chaleureux et communicatifs. Non seulement tu es seul sur "scène" mais tu invites littéralement des gens chez toi, dans ton intimité. Comment vis-tu le fait de jouer devant ta caméra ?
Le premier concert est le seul où j'ai ressenti une forme de division : je n'avais même pas pensé au fait que quand tu finis un morceau sur un gros "ta-dah !", il n'y aurait en retour qu'un silence total et un ange qui passe ! Mais même pendant ce premier concert, je me suis dit "et merde" et me suis décarcassé pour trouver des moyens de recréer l'aspect chaleureux d'un concert. Il y a même quelques éléments bien meilleurs que dans le "vrai monde" : je peux par exemple chanter dans un micro de studio très sensible, ce qui est impossible dans la plupart des salles de concerts. Je gens peuvent discuter via leur clavier sans déranger l'artiste ou le public. Il y a une communauté fantastique et bienveillante qui a émergé autour de ces concerts et c'est vraiment un grand réconfort et une grande satisfaction pour moi. Des gens ont dit que ces concerts avaient été une sorte de bouée de sauvetage pour eux pendant le confinement, mais la vérité c'est que qu'ils ont été une bouée pour moi aussi, ainsi que pour ma production artistique, qui fait partie intégrante de moi.
Beaucoup semblent avoir aimé ta "chemise de l'apocalypse". Ce serait une bonne idée de merchandising, non ?
Ha ha, c'est l’œuvre de ma femme, et je la vendrai pas !
Plus sérieusement, se filmer peut amener des gens à remarquer des choses qu'on ne voit pas sur scène. A quel point te préoccupes-tu de l'image que tu renvoies, du cadre, de la décoration ?
Au fil des semaines, j'ai essayé d'améliorer le visuel. J'ai acheté une webcam, puis une seconde webcam, meilleure que la première. J'ai acheté quelques spots de lumière. J'ai acheté quelques caissons pour améliorer le son. Je me suis penché sur des logiciels de diffusion. J'ai retiré de l'arrière plan la drôle de cannette de bière et quelques éléments de merchandising où l'on pouvait voir des adresses de temps en temps,mais il n'y a rien de trop révélateur sur moi. Et puis créer une musique aussi étrange va bien avec quelques textes en Ogham (alphabet antique primitif irlandais aux usages divinatoires et incantatoires, ndlr), un emplacement pour une bouteille de bière, un cendrier, un mini synthé, quelques feuilles avec les paroles, une deuxième caméra et mon étagère faite à partir de vieux bouts de bois trouvés dans mon jardin ou mon grenier !
On a pu voir que ta femme semblait apprécier les concerts. Est-ce le cas de tes voisins ?
Héhé, en fait on ne peut entendre que ma voix. Kev est plutôt calme d'un point de vue sonore et les boucles ne sont que dans mes oreillettes. Une partie de mes voisins vient aux concerts. Les autres doivent se demander ce que je peux bien crier le soir !
On commençait cette discussion par dire que tu étais un devin. Que nous prévois-tu pour le futur ?
Malheureusement, toujours plus de perturbations et une méchante seconde vague pour l'épidémie. Tous les singes indiquent que le gouvernement (chez nous en tout cas) veut juste faire repartir l'économie... et tant de gens ignorent la distanciation sociale...
Merci beaucoup. Voudrais-tu ajouter quelque chose ?
Venez me voir en ligne tous les vendredis ! Chaque album de LOCKDOWN SIEBEN est disponible sur ma page bandcamp à prix libre, donc si vous n'avez pas les moyens de les acheter, ça me fait plaisir de vous les offrir : prenez les comme un cadeau.
Interview réalisée avec l'aide de Maxine et Léa Jacta Est