HYPNO5E s'est formé il y a vingt ans et est vite devenu un groupe fascinant, peut-être le plus captivant la scène metal française. Avec son univers cinématographique fort, ses éclats de violence, sa lourdeur parfois écrasante mais aussi ses longues contemplations intrsopectives, sa poésie et sa mélancolie, HYPNO5E donne vie à une œuvre riche, habitée et passionnante.
Le groupe sort son nouvel album, Sheol, le 24 février prochain via Pelagic Records (précommande). On vous en reparle très bientôt, mais en attendant nous avons laissé Emmanuel Jessua, chanteur et tête pensante de la formation montpelliéraine, faire les présentations. Loin d'un habituel discours promotionnel rasoir, l'artiste nous parle de spectres, de paysages désolés, de nostalgie et de cinéma et le fait comme il compose : avec poésie et passion.
Pour commencer, peux-tu nous présenter le nouvel album de HYPNO5E, Sheol ?
Sheol fait suite à notre précédent album, A Distant Dark Source, mais il en est à la fois le successeur et le prédécesseur car nous avons pensé les deux comme un diptyque. A Distant Dark Source s'achèvait sur le morceau Tauca Part II, et je m'étais dit qu'on allait se garder la première partie pour l'album d'après. En réécoutant A Distant Dark Source, je me suis dit qu'il restait des choses à dire, qu'il y avait encore des terrains qu'on n'avait pas tout à fait explorés à la fois musicalement et dans l'histoire qu'on raconte. Je me suis donc dit qu'il lui fallait une préquelle et comme j'avais déjà commencé à composer pas mal de choses, on a directement attaqué l'enregistrement dans la foulée de la tournée ayant suivi A Distant Dark Source en gardant l'idée qu'il fallait que les deux albums communiquent entre eux et qu'ils traversent les mêmes territoires. Ils racontent le même espace, le lac Tauca avec notamment le morceau Tauca dont les deux parties se retrouvent sur les deux albums. Qu'est ce que je peux dire de plus, musicalement parlant ?
J'ai trouvé l'album peut-être plus apaisé, plus chaleureux qu'A Distant Dark Source...
Oui, il y a un côté plus lumineux, plus solaire peut-être. A Distant Dark Source était très dense, assez sombre. Plus ça avançait, moins il y avait d'issues. Celui-ci a plus d'horizons, les textures sont plus organiques, plus chaleureuses. On les a imaginés comme un cycle : Sheol commence là où A Distant Dark Source se finit, et A Distant Dark Source commence là où Sheol se finit. L'album A Distant Dark Source racontait l'histoire d'un personnage qui revenait sur les rives du Lac Tauca, qui a aujourd'hui disparu, et qui emmenait avec lui tous les gens qui y avaient habités. La nuit, il était à la recherche d'une personne qu'il avait aimée et qui revenait d'entre les morts pour le retrouver. Sheol raconte ce qui s'est passé avant avec ce lac là, mais on se rend compte finalement que c'est un cycle qui se reproduit sans cesse. L'album est donc plus lumineux, mais toujours teinté de cette mélancolie, cette noirceur qui fait qu'on sait que cette histoire est finalement vouée à l'échec.
Sur l'album Alba, les Ombres Errantes on retrouvait déjà des histoires de spectres et le Lac Tauca...
Il y a toujours des histoires de spectres, oui. C'est un peu les mêmes thématiques avec moi : on tourne toujours autour d'un espace, d'un territoire qu'on cherche à reproduire dans un album. Ce qui se passe est porteur d'un souvenir, d'une mémoire, d'une histoire ou d'un personnage que la musique permet de retrouver et de reconstituer un petit peu... même si c'est voué à l'échec, car ça ne sera jamais vraiment comme dans ce souvenir. C'est un peu le vecteur de la musique que l'on fait avec HYPNO5E, qui fait qu'il y a forcément des thématiques et des points communs entre les albums. Dans Shores of the Abstract Line aussi on a un espace délimité et on suivait un personnage qui se rend de rives en rives pour retrouver les fantômes du passé. Au final, on a comme une obsession sur laquelle on travaille d'albums en albums. Je pense que c'est assez commun chez les gens qui essayent de faire de la musique ou de créer : on raconte finalement toujours la même chose, mais différemment.
Sheol désigne le séjour des morts, une espèce d'au-delà...
Ce n'est pas tout à fait clair : c'est un terme hébreu qui désigne un au-delà qui n'est ni l'enfer, ni le paradis. On y trouve aussi bien les gens mauvais que les gens bien et ce n'est pas non plus un endroit figé parce que les gens peuvent aussi en revenir. C'est un terme intraduisible et je trouvais ça intéressant. Le mot partage une étymologie commune avec "sha'al" qui veut dire "questionner". J'ai réuni tous ces éléments autour de l'idée d'un espace, d'errance, où l'on tombe en poussière mais dont on peut aussi ressortir et qui n'est pas déterminé. Est-ce un espace qui entoure la terre, qui est au-dessus, en-dessous ? Il y a toute une série d'interprétations possibles, ce qui correspondait très bien à l'album.
Avec ce ton un peu plus chaleureux, on sent que dans Sheol, cet au-delà et ces fantômes ne sont pas effrayants...
Ah oui, dans mon rapport aux fantômes, les spectres sont toujours bienveillants. Même si ça peut bien sûr être effrayant, pour moi les spectres sont des êtres perdus, comme c'était le cas dans Alba d'ailleurs. Ce sont ceux auxquels on n'a pas pu dire tout ce qu'on voulait dire. Il y a quelque chose qui nous renvoie à notre propre solitude, notre condamnation à être seul, mais justement les spectres peuvent nous éloigner de cette solitude. Enfin, moi je le vois comme ça.
Et tu y crois, toi, aux fantômes ?
Ah non, pas du tout. J'aime beaucoup l'image poétiquement, mais je ne crois pas à tout ça. Je ne suis pas non plus fermé, mais c'est plus une imagerie qui stimule mon imaginaire. Je ne suis pas croyant, mais tout ce qui est liturgique m'inspire beaucoup aussi, c'est très intéressant le rapport entre soi et l'au-delà.
Et que représente pour toi ce lac Tauca, qui évoque lui aussi un fantôme d'une certaine manière, si souvent présent dans ta musique ?
J'ai grandi en Bolivie, c'est un territoire qui m'a beaucoup animé et a toujours été présent dans les musiques que j'ai pu faire. Quand j'ai quitté cet endroit alors que j'étais enfant, j'ai eu pour la première fois la sensation que les choses pouvaient disparaître. J'ai pris conscience que j'allais passer une partie de ma vie à courir après un endroit que j'avais traversé et que je voulais à tout prix retrouver... Mais même en y retournant, c'était peine perdue. Le Lac Tauca représente pour moi comment, à travers un espace, on va retrouver la trace d'une sensation, d'un souvenir qui pourrait nous permettre de reconstruire quelque chose. Le Lac Tauca est très signifiant, il a disparu il y a très longtemps... Quand tu vas là-bas, à l'Altiplano, tu vois encore des traces de sa présence, des fossiles qui avaient été sous l'eau, etc... Tu as encore la trace de tout ça, modifié par le temps. Ce lac est finalement l'image de ce territoire à travers duquel on essaye de retrouver quelque chose qui ne sera plus jamais.
Existe-t-il d'autres endroits qui ont une importance similaire pour toi ?
Pour moi, c'est la Bolivie. C'est la source de toute cette mélancolie que j'exprime dans HYPNO5E. J'ai traversé d'autres endroits qui m'ont inspiré aussi, mais j'en reviens toujours à la Bolivie parce que c'est ce qui m'a donné envie de faire de la musique. Il fallait raconter quelque chose et ce n'était pas forcément conscient, mais ma musique était une manière de le faire exister...
Tu sembles avoir un goût pour les paysages désolés, durs... Il suffit de voir votre dernier clip tourné dans le sud de la France pour Sheol Part II...
J'aime bien les paysages un peu austères, qui paraissent rudes de prime abord mais sont chargés d'une vie insoupçonnée. Je trouve qu'il y a quelque chose de très intérieur dans ces paysages immenses, quelque chose qui nous renvoie à nous-même dans leur beauté, l'imaginaire qu'autant de possible et de vide suscite... Ça m'a toujours plus attiré effectivement que la Suisse par exemple. Moi, voir des lacs et des pins, ça m'emmerde profondément ! Je peux aussi être attiré au contraire par des trucs très denses : en Bolivie, il y a également l'Amazonie, avec son foisonnement et son étroitesse. Ça provoque aussi l'imagination et donne lieu à d'autres questionnements. Face aux grands espaces, on se retrouve face à une impasse, l'impossibilité de pouvoir aller au bout. C'est à la fois très brut et dur mais en même temps porteur d'un renouveau, de quelque chose qui pousse vers l'avant.
Ce côté brut et dur, vous l'avez eu dans le clip avec cette météo chaotique... Était-ce voulu ?
Non, ce qui était voulu c'était d'avoir ce lieu qui ne ressemble pas à la France sans avoir à aller ailleurs parce qu'on n'en avait pas les moyens ! Il nous fallait quelque chose de pas trop signifiant, de pas trop chargé ni trop identifiable. On voulait juste avoir la nuit, puis le jour... Mais on s'est retrouvés avec un brouillard qui a duré une éternité, la pluie qui nous est tombée dessus avec la batterie au milieu... C'était un bordel complet ce tournage, je crois qu'on est restés douze heures dans le froid entre midi et minuit, le camion a failli prendre feu en redescendant... On n'a pas du tout pu faire ce qu'on avait prévu, mais on a reconstruit autre chose à la place. Je pense qu'on voit bien qu'on a froid sur la vidéo ! Le matos était plein de buée, on a perdu un drone, c'était très long, mais ça valait le coup !
Tu composes essentiellement seul, mais qu'est-ce que le changement de line-up avec l'arrivée de Pierre Rettien à la batterie et de Charles Villanueva à la basse a apporté ?
L'album était en grande partie composé avant qu'ils arrivent : j'avais déjà les guitares, le piano et une partie des chants. Je suis arrivé vers eux avec une base de batterie et de basse assez basique et je pense que leur arrivée a vraiment transformé l'album. C'était bénéfique, c'était l'album pour lequel on avait besoin d'un changement et ces deux nouveaux musiciens ont vraiment apporté quelque chose d'autre, de neuf, et ont amené l'album carrément ailleurs. Ils ont réécrit leurs partitions, toujours en accord avec ce que j'avais fait moi mais en le réinterprétant. Ils ont pris des libertés et ne se sont pas contentés de se caler... Par exemple Pierre, le batteur, a rejoint le groupe trois semaines avant qu'on entre en studio. Je ne lui avais pas dit qu'on avait un album de prévu. Quand je lui ai annoncé qu'on entrait en studio dans deux semaines, je lui ai demandé s'il voulait jouer le jeu ou s'il préférait qu'on décale. C'est un mec qui fait du jazz, c'est un super technicien et un super musicien qui comprend tout immédiatement. Je me disais que vu son profil ça pouvait être cool qu'il découvre les morceaux en studio et qu'il joue dessus sans plus de préparation. Il a interprété mes morceaux autrement, il les jouait avec un départ ailleurs ou une métrique différente, ce qui a tout remis en branle sur l'album mais était très intéressant. Du coup, ça s'est fait un peu comme moi je compose en studio, c'est à dire avec beaucoup d'improvisation. Le fait d'appliquer cette méthode à tous les instruments a permis de donner à l'album une couleur plus brute, plus organique, plus live et moins martiale peut-être que ce qu'on a pu avoir par le passé.
Vous allez bientôt partir en tournée. A Distant Dark Source est sorti fin 2019, juste avant que tous les concerts soient annulés à cause de la pandémie. J'imagine que ça a dû être très frustrant...
Oui, surtout que ça marchait bien sur les premiers concerts qu'on a faits. On était sur une bonne lancée, quasi toutes les dates étaient complètes... Mais on n'est pas encore à l’abri d'une prochaine épidémie, on ne sait jamais, d'ici l'été il va peut-être y avoir un autre truc qui va se passer et de nouveau saboter nos plans ! On se disait au début qu'on prolongerait la tournée après la pandémie, mais les choses se sont enchaînées... On a quand même enregistré un live stream pour garder une trace de l'album. Le fait d'avoir fait un diptyque avec Sheol va aussi nous permettre d'en jouer quelques morceaux quand même sur la prochaine tournée, même si nos morceaux sont tellement longs que ça va être compliqué de faire une setlist.
Tu es très attaché au côté cinématographique du HYPNO5E et a réalisé un long-métrage pour Alba, les Ombres Errantes. Qu'en as-tu retiré ? Est-ce une expérience que tu aimerais renouveler ?
Oui, bien sûr. Pour moi, Alba est vraiment un exemple de ce que je voudrais faire tout le temps. On est partis avec rien, juste une envie de faire un film. J'ai fait un crédit et j'ai dit à mon équipe de sept personnes "on part deux mois, on va faire un film". Tout le monde a joué le jeu. On a eu toutes les difficultés possibles et imaginables sur place, on n'avait pas de production donc on a vraiment fait le film au jour le jour en jouant sur les erreurs de parcours. Ça a vraiment été construit sur le vif et le film est aussi le témoignage de notre parcours et de tous les contretemps qu'on a pu avoir sur place. Le film fini n'a quasi rien à voir avec le scénario de base. On a vraiment réécrit le film au montage, ce qui a donné lieu à un objet qui est le résultat des expériences sur place. C'est une manière de travailler qui me correspond vraiment : il n'y a pas trop d'anticipation et ça laisse beaucoup de place à ce qui se passe sur le moment présent. Je travaille actuellement sur un prochain projet de long-métrage que j'ai écrit et qui se passe aussi en Bolivie. C'est un peu la même équipe qu'Alba et on va faire un autre film qui donnera peut-être aussi un album d'HYPNO5E, on verra...
Tu utilises beaucoup de samples dans ta musique. Comment les incorpores-tu ? Est-ce que tu les choisis spécifiquement en amont, ou est-ce qu'ils proviennent d'une collection dans laquelle tu pioches après coup ?
Avant on avait une espèce de bibliothèque où l'on mettait des choses qu'on aimait bien, que ce soit au niveau du texte, de la voix ou de la diction et dans laquelle on allait puiser de temps en temps quand on était en studio. Pour Sheol, on n'avait rien de prévu en studio, on s'est même posés la question de mettre des samples. C'est vraiment intervenu à la fin alors que d'habitude on les met au fur et à mesure. Ceux-là, j'ai été les chercher parce que j'avais en mémoire des choses qui me paraissaient être bien dans l'intonation, pour créer une espèce de ligne narrative qui donne des angles de lecture possibles aux morceaux. J'ai donc été chercher des samples qui allaient dans ce sens au niveau des mots et de la diction. On a mis beaucoup moins de samples pour cet album-là et je pense qu'on va progressivement vers une extinction des samples. On va encore en mettre, mais moins.
Et d'où viennent-ils ?
Ce sont souvent des interviews ou des films. Il y avait pas mal d'interviews de Breton sur le premier album, ça peut être des extraits radiophoniques ou des acteurs à qui l'on va faire dire des choses. Par exemple sur Alba ce n'étaient que des acteurs.
Qui sont les réalisateurs qui t'inspirent ?
Il y en a beaucoup. En ce moment je revois les films de Tarkovsky, que j'aime beaucoup. J'aime aussi beaucoup Murnau, les premiers films bien dark de Bruno Dumont pour la manière dont il dirige ses comédiens amateurs, le réalisateur mexicain Carlos Reygadas, les films de la Nouvelle Vague qui sont une mine d'or pour les samples parce qu'il y a beaucoup de dialogues géniaux... Récemment, j'ai été voir Tár au cinéma. J'ai trouvé ça génial, j'avais peur que ça parte un peu dans les clichés des rapports à la musique classique et ce côté très austère qu'on utilise pour caractériser les personnages mais finalement ça part dans la question de l'interprétation, le rôle du chef d'orchestre... Ça tend aussi vers le fantastique avec un dérèglement complet de la réalité.
Pour finir, as-tu envie de refaire un album purement acoustique un jour, ou penses-tu plutôt intégrer ces parties à des albums d'HYPNO5E plus "traditionnels" ?
Oui carrément... C'est en cours ! Je suis dessus actuellement. On a décidé d'intégrer à HYPNO5E notre side-project acoustique A BACKWARD GLANCE ON A TRAVEL ROAD parce que je pense que les gens qui nous suivent sont assez curieux et qu'on n'a plus besoin d'éparpiller notre travail. Ils savent qu'on touche à plusieurs choses donc je ne voyais plus l'intérêt de cette séparation. Alba et les Ombres Errantes reste un des albums que j'ai pris le plus de plaisir à faire et à jouer donc il y en aura d'autres.