Toujours transparent dans sa communication, Daniel Graves n'en fait pas un mystère : organiser une tournée est devenu un gouffre financier pour les artistes de son envergure et Aesthetic Perfection, sauf évolution majeure, donne actuellement sa dernière tournée en tant que tête d'affiche (nous en avons discuté plus en détails avant le concert pour une interview à paraître très bientôt). Le public parisien avait l'occasion de rendre hommage encore une fois au projet de pop industrielle haut en couleurs de l'artiste américain grâce à Persona Grata, toujours inspirée dans sa programmation et dont on peut saluer la ténacité dans un contexte délicat. Effectivement, la salle n'était pas pleine à craquer. On le regrette, mais on apprécie aussi de pouvoir respirer tout en ayant cette sensation d'avoir assisté à un événement un peu confidentiel, un peu spécial.
EMPATHY TEST
Sur la tournée, Aesthetic Perfection est accompagné d'Empathy Test... Ou plus exactement de son chanteur, Isaac Howlett qui s'essaye ces temps-ci à des performances solo. Groupe qui monte, qui monte, Empathy Test sortait en 2020 le très bel album Monsters et avait déjà gracié le public parisien de sa délicate présence il y a quelques mois à la Boule Noire et l'an dernier au Réacteur, de quoi s'assurer la présence de quelques fidèles. On se doit aussi de saluer la complémentarité des deux projets à l'affiche : Empathy Test a déjà parcouru les Etats-Unis avec Aesthetic Perfection et les deux ont collaboré le temps d'un single. En ouverture de soirée, la pop mélancolique et électronique de l'artiste londonien séduit instantanément grâce à ses mélodies nostalgiques accrocheuses mais surtout son chant unique, impressionnant dans les aigus. C'est très beau, très élégant et, associé à sa silhouette isolée sur scène, immédiatement touchant.
Peut-être peu habitué à cette configuration solo, Howlett s'amuse autant qu'il s'excuse de certaines hésitations ou maladresses qu'il est probablement le seul à avoir remarquées, explique qu'en temps normal Empathy Test ne sonne pas vraiment de la même manière. Tout cela est assez expérimental pour lui, qui se retrouve à devoir tout faire sur scène et nous propose des versions remaniées de ses morceaux. En tout cas, frêle silhouette sous un long manteau noir, il occupe l'espace physique et sonore et son set capte l'attention grâce à la puissance des émotions qui hantent sa musique mais aussi son énergie, son envie de communiquer tout cela à son public. Si cette performance "solo et électronique" peut déstabiliser les fans d'Empathy Test, elle a aussi cette petite touche insolite et toute éventuelle déception est dissipée par la personnalité de l'artiste, particulièrement attachante. L'accueil chaleureux qui lui est réservé est mérité et on espère quand même retrouver Empathy Test au complet très bientôt !
AESTHETIC PERFECTION
Perfection esthétique. C'est avec ces deux mots en tête que l'on assiste, sidérés, à l'arrivée sur scène du groupe. Bon sang, mais c'est quoi ça ? Les looks de Daniel Graves et du batteur Joe Letz sont absolument dégueulasses. L'un se pointe avec un combo bob-maillot de basket que seul un esprit malade oserait porter et l'autre, perruque et masque sur le visage, est grimé en une sorte de poupée gonflable cauchemardée par Gepetto nommée Betty... on se retrouve à regretter que Constance Day, à la guitare et aux claviers, n'ait pas elle aussi un look aussi repoussant ! Il y a quelque chose de foncièrement réjouissant dans l'univers d'Aesthetic Perfection : là où la majorité des artistes de la scène gothique utilisent la figure du monstre pour se grimer en des choses plus ou moins élégantes, séduisantes ou charismatiques, lui s'amuse à tout chambouler et va vraiment au bout de la laideur, chatouille le ridicule et l'embrasse pleinement, à l'image de son mélange décomplexé de dark electro et de pop festive qui rendrait malade quelques puristes élitistes bougons restés coincés dans les années 80.
La performance a tout du freak show, entre les tenues improbables, les grimaces, le charisme de Graves en monsieur Loyal de ce cirque et la gestuelle hors de ce monde de Joe Letz avec ses bras à la longueur tentaculaire à qui tout semble si facile. Le batteur, fidèle à sa réputation, est un spectacle hallucinant à lui tout seul et le public finit bien sûr arrosé, le bonhomme étant toujours autant enclin à arroser d'eau ses futs. On se marre autant qu'on est médusés. Aesthetic Perfection attaque fort d'entrée en enchaînant Gods & Gold et S E X, deux titres dont les versions studios ont été enregistrées respectivement avec les guitaristes Richard Zven Kruspe de Rammstein et Sebastian Svalland (Pain, Lindemann). Le résultat est forcément rentre-dedans, avec quelques gros riffs assassins et ce contraste radical dans les parties plus pop. C'est accrocheur, l'ambiance est explosive immédiatement et le trio assure le spectacle avec enthousiasme et énergie, enchaînant les indispensables de sa discographie, d'anciennetés comme The Ones ou Spit it Out et ses racines aggrotech flagrantes aux titres du récent MMXXI en passant évidemment par Antibody, Love Like Lies, Never Enough, Rhythm + Control et compagnie. Au rang des moments forts, Save Myself, avec le retour sur scène d'Isaac Howlett pour un duo habité et poignant était particulièrement remarquable, le titre gagnant ici une intensité supplémentaire grâce à l'incarnation, l'énergie des interprètes et la complémentarité de leurs deux voix atypiques.
Et puis, avec un peu de recul, on se rend compte de tout ce qu'il y a à apprécier dans cette soirée. Si Graves fait le clown sur scène, son maquillage blanc et sa gestuelles évoquant parfois un mime baroque, si le public saute et gueule et que tout le monde s'éclate, il y a comme un parfum de funérailles dans tout ça. Faire la fête en sachant que c'est peut-être la dernière fois : certes, Aesthetic Perfection ouvrira pour Till Lindemann dans quelques mois, mais ça ne sera pas vraiment comparable... Sachant que la fête ne durera pas, que c'est peut-être la dernière, on n'en profite qu'avec plus de cœur et la soirée prend une tonalité plus mélancolique, à l'image finalement de ces chansons si festives mais aux paroles si sombres. On repense aussi au discours atypique de Graves, aux antipodes des baratins promotionnels et leurs illusions de glorioles bidon : avec une transparence aussi rafraîchissante que touchante, il se fiche des tabous et assume la loose, la galère, le look pourri sur scène, des morceaux qui n'ont pas besoin de tous être des chefs d’œuvre, son amour pour le moins mitigé quand il s'agit de se produire en live (ce qui ne transparaît à aucun moment du show)... Une forme d'honnêteté et de modestie aussi rares que précieuses et qui donnent à toute la démarche une profondeur inattendue. Ce n'est après tout pas pour rien si Aesthetic Perfection agace autant que passionne : cette fiesta clinquante et outrancière, finalement, dans ses perpétuels flirts avec le too-much et le ridicule, trouve une forme de grâce et de profondeur que l'on ne soupçonnerait pas à première vue.
Et puis, là, d'un coup, comme ça, c'est fini. La lumière se rallume, y'a plus personne sur scène, plus de musique, plus de fiesta. On aurait aimé un show plus long. On aurait aimé, nous aussi, avoir droit à un truc un peu imprévu comme un morceau unplugged (ils l'ont improvisé sur une date récente), bref, on aurait aimé tout et n'importe quoi pour faire durer le plaisir encore un peu. Aesthetic Perfection, c'est peut-être parfois n'importe quoi, parfois un peu kitsch, c'est facile pour les grincheux de se moquer, mais c'est surtout un projet absolument atypique, généreux, dont la démarche assumée est poussée jusqu'au bout avec une cohérence et une réflexion loin d'être si superficielle que ça... mais, sans intellectualiser la chose plus que ça, c'était surtout trop cool.