La dernière fois que Chelsea Wolfe passait en France en tête d'affiche remonte à l'été 2018 (nous y étions). Entre temps, il y avait bien eu une première partie pour A Perfect Circle, une apparition aux côtés de Converge au Hellfest 2022 (on y était aussi !) et, surtout, une tournée acoustique annulée en 2020 avec une date parisienne prévue pile-poil pour le premier jour de confinement... Il était donc grand temps de retrouver l'artiste qui a, entre temps, sorti plusieurs albums, s'éloignant du doom étouffant de Abyss et Hiss Spun qui hantaient, à l'époque, ses setlists. La première partie était assurée par le trio darkwave Kælan Mikla dont nous vous avons déjà, ici, dit le plus grand bien à plusieurs reprises. Bref : tous les ingrédients étaient réunis pour une très belle soirée, pleine de noires rêveries, le tout sous le haut plafond de l'Elysée Montmartre et la supervision de l'organisateur, Vedettes.
Kælan Mikla
Les années passent, les couleurs de cheveux changent à chaque fois, mais retrouver Kælan Mikla sur scène reste un plaisir qui jamais ne s'estompe. Dès les premiers instants, les trois islandaises dégagent immédiatement une sympathie touchante, avec leurs sourires discrets et leurs robes qui leur donnent une allure spectrale. Les trois Nornes entament leur set comme le veut la tradition avec le titre éponyme, Kælan Mikla, comme une présentation ou une note d'intention : leur nom veut dire "un grand froid, quelque chose de glacé".
S'enchaînent alors des titres menés par des synthés qui modernisent la coldwave de The Cure et consorts et une basse qui emprunte au post-punk sa tension. Avec les années, Kælan Mikla s'est adouci et ses dernières compositions sont moins tranchantes, moins minimalistes, moins froides justement. On apprécie alors la douceur nostalgique de Stormurinn, Örlögin ou de Hvítir Sandar jouée en fin de set sous le regard -toujours bienveillant- de Neige (chanteur d'Alcest), évidemment présent dans le public à défaut de monter sur scène pour jouer avec elles ce morceau pourtant enregistré ensemble.
On le disait plus haut : les années passent et, du côté de Kælan Mikla, certaines choses évoluent. Au chant, Laufey Soffía ne pousse plus autant sa voix dans les aigus qu'avant (si c'est pour ne pas perdre ses cordes vocales, on la comprend !), ce qui n'empêche pas Kalt ou Andvaka, avec leur intensité minimaliste et leur chant qui résonne comme une incantation possédée, de toujours autant secouer une setlist autrement plus apaisée. On savoure également les hurlements de banshee terrifiants qui hantent la très belle Sólstöður et résonnent dans l'Elysée Montmartre avec une puissance saisissante.
Il en faut peu à Kælan Mikla pour jeter son sort sur un public qui, vu l'accueil chaleureux, était déjà familier de leur poésie spectrale. Les danses élégantes de Laufey Soffía, la basse de Margrét Rósa (toujours planquée sous ses cheveux) qui apporte un peu d'épaisseur aux mélodies de Sólveig Matthildur dont la flûte traversière apporte un soupçon de magie organise à l'univers synthétique : c'est simple mais efficace. Faut-il voir dans le réchauffement climatique une cause de redoux qui touche Kælan Mikla ces dernières années ? Allez savoir. En tout cas, rarement Laufey Soffía a semblé si peu essoufflée au moment de remercier le public, toujours avec cette discrétion et cette sincérité attachante. Kælan Mikla continue de grandir et de toucher un public de plus en plus vaste et tout ce qui leur arrive est amplement mérité.
Chelsea Wolfe
Les ténèbres ! C'est dans la confortable pénombre et avec un peu d'avance sur l'heure annoncée que Chelsea Wolfe prend place derrière son micro, en toute simplicité, accompagnée des fidèles Ben Chisholm, son producteur et multi-instrumentiste aux machines, de Jess Gowrie (avec qui elle a aussi lancé le side-project Mrs Piss) à la batterie et Bryan Tulao à la guitare. Le concert commence avec cette crise d'angoisse psychédélique qu'est Whispers in the Echo Chamber, morceau d'ouverture de son dernier album. Accalmies et murmures, explosions de guitares, touches industrielles et, malgré les dimensions de la salle, une certaine intimité qui s'installe immédiatement : le ton est donné, l'obscurité sera sublime et pleine de contrastes.
Avec She Reaches Out to She Reaches Out to She (chronique) et son titre qui semble à la fois pouvoir se répéter à l'infini et lier les différentes époques de sa carrière, comme un dialogue entre les versions passées, présentes et futures de l'artiste, Chelsea Wolfe nous démontrait que chez elle, tout est histoire de cycles. La setlist est à cette image : le dernier album y est joué en intégralité, unissant déjà en lui-même les différents styles musicaux abordés par la musicienne (folk, doom, darkwave, trip-hop, etc) mais est également rejoint par une sélection de titres qui parcourent les dix / douze dernières années d'une discographie aux évolutions fascinantes.
Les échos sous-marins d'Abyss résonnent avec Survive, la pesanteur suffocante et mystique de 16 Psyche et The Culling apportent au set un supplément de profondeur, l'entêtante The Mother Road et Deranged for Rock'n'Roll s'enchaînent pour nous offrir une compensation à la tournée Birth of Violence annulée par une pandémie... Côté interprétation, on est soufflés par la perfection et la puissance du chant, mis en valeur par un son magistral, ample et clair qui rend justice à toutes les richesses, toutes les variations, toutes les petites bizarreries de la musique. On est régulièrement frappés par la qualité du rendu livr, comme lors de Feral Love et son incroyable version plus noise / indus qui en décuple l'intensité, cette version acoustique de Liminal en fin de set, à tomber, ou la sobriété désarmante de Flatlands, bouleversante.
Côté show, on connaît Chelsea Wolfe et sa réserve : il ne faut pas attendre d'elle un cirque de gimmicks et d'artifice. La chanteuse, souvent cachée derrière quelques mèches de cheveux ou un nuage de fumée, reste là où elle se sent le mieux : dans l'obscurité... ce qui, probablement bien à son insu, finit par transformer sa silhouette en une icone ténébreuse à l'aura mystérieuse ! Pourtant, on peut observer qu'avec les années, il lui arrive de lâcher son pied de micro, qu'elle s'adresse plus fréquemment au public pour le remercier et qu'il lui arrive même de sourire ! Les amateurs de spectacle ont tout de même été servis par des lumières souvent spectaculaires, des tableaux dont, dans le brouillard et la pénombre, se détachaient les silhouettes des musiciens et, régulièrement, ce cercle : un cycle, encore et toujours.
Chose assez rare pour être souligné : le public était irréprochable. Personne n'a osé troubler le silence des titres joués unplugged par Chelsea Wolfe seule sur scène devant une audience captivée et conquise, aucune remarque débile de gros lourd n'a percé les ombres. Quel bonheur : ainsi, absolument rien ne venait gâcher la beauté de cette soirée en tout point parfaite. Une première partie qui déjà nous mettait dans l'ambiance mélancolique et crépusculaire idéale, une setlist généreuse faite pour satisfaire tout le monde (on n'aurait cependant pas dit non à Carrion Flowers, jouée à Biarritz... mais en fait, on n'aurait dit non à aucun titre supplémentaire !), un show magnifique mais sans excès qui aurait pu nuire à la musique : l'immersion était totale et donnait l'impression d'avoir partagé un moment privilégié en petit comité malgré la présence de pas loin de 1000 personnes... Voilà une soirée dont on se souviendra longtemps.