Selon les affiches, les oiseaux de nuit n'ont pas la même allure. Pour une soirée synth punk / coldwave minimaliste, les gothiques de République sont flamboyants : mulets audacieux, moustaches conquérantes, paillettes... On est venus pour danser à l'Alimentation Générale, haut lieu de l'effervescence nocturne du quartier, qui propose dans le cadre de sa onzième "Underground Disease Night" une affiche faite pour nous : froideur, mélancolie, synthés... Les Grecs de Dramachine, le Montpelliérain Larsovitch et le franco-biélorusse Tout Debord étaient au programme, que du sang neuf mais déjà bien glacé que nous sommes allés découvrir sur scène.
Tout Debord
Mille milliards de mille debords, tout d'abord, lui, on l'adore. Tout Debord n'a même pas encore lancé sa musique qu'on craque. Silhouette fluette dans un costume trop large, tee-shirt sagement rentré dans le pantalon sous un ceinture chatoyante, lunettes noires malgré la pénombre : la dégaine se remarque. Avec ses influences new wave et post-punk, Tout Debord lance la soirée de sa voix grave, le ton est monocorde. On ne sait pas s'il est désespéré ou juste blasé, là, à se dandiner sans grande conviction en récitant ses textes d'une humeur grise, mais on ne peut pas y résister. On sent que ce type n'est pas venu pour chauffer la salle. Sous les spots rouges et verts, dans une ambiance déjà de fin de nuit alors qu'il est encore tôt, Tout Debord sort tout droit sorti d'un film de David Lynch. L'artiste maîtrise le décalage : il ne semble ni à sa place, ni à la bonne époque, sans que l'on ne sache vraiment quelles pourraient être la place et l'époque de ce spectre improbable à l'air perdu. L'attitude est raccord avec le spleen qu'il dégage, la voix sépulcrale traverse un voile de réverbérations pendant qu'une programmation rythmique minimaliste remue déjà quelques ossatures dans le public. Les morceaux ont pour titre Rester Là, People and Ghosts, ou It's Raining : une poésie de la déprime et de l'automne. Pour commencer la soirée, une musique qui nous dit de laisser tomber, qui transpire le renoncement, ça plonge d'emblée dans le bon esprit : de toute façon ça sert à rien, à la fin on meurt, alors on s'en fout, bonne nuit.
LARSOVITCH
Pourtant, des combats à mener, il en reste. Il suffit de retrouver la fougue de Larsovitch pour s'en rendre compte. On s'amuse de le voir placé entre un projet aux origines biélorusse et un groupe grec, comme pour mieux l'encercler des influences qu'il affectionne tant. Larsovitch attrape son audience par les tripes pour ne plus la lâcher et enchaîne les titres de ses deux EPs. Le changement d'atmosphère est aussi radical que la musique : la température monte, les morceaux nous rentrent dedans, les rythmiques deviennent frénétiques. Fini les spectres errants et leurs états d'âme, il y a des odeurs de révolution dans l'air, quelque chose de physique. Sur scène, Larsovitch est comme possédé et incarne avec rage ses coups de gueule.
Sa musique, minimaliste et synthétique suinte l'énergie punk. Dans le public, on sue. Les nouveaux titres cartonnent : les mélodies entêtantes de Légions Perdues et Obossrannyi Gueroï, l'agressivité de Xenomorfos, la lourdeur cathartique de Normal'No... ça fonctionne à mort, surtout quand c'est interprété avec une telle ferveur. Sur scène, Larsovitch dégouline, Larsovitch crie, Larsovitch invective et confère à sa musique une puissance nouvelle. On est séduits par la générosité de l'artiste, qui se donne sans compter et semble même se battre avec le temps, semblant négocier en fin de set pour nous en offrir plus : "allez, on a encore le temps pour une dernière ?". Et avec ceci, ma bonne dame, oh, j'ai un peu de rab mais je vous l'ajoute, ne soyons pas pingres ! Au moment du changement de plateau, on comprend que le timing se serre mais on ne va pas s'en plaindre : non seulement on a eu une bonne dose de synthés furibards mais l'événement n'indiquait de toute façon que des horaires très vague alors tout va bien !
DRAMACHINE
Le trio Athénien va vite, lui aussi. Pourtant, là encore, l'ambiance change dès les premiers instants du concert. Après l'intensité et les sourcils froncés de Larsovitch, ce sont trois sourires radieux qui prennent place sur scène. On ne va pas vous mentir, on s'inquiète un peu : est-ce qu'il va falloir arrêter de faire la gueule ? Pourvu que non. Heureusement, la musique de Dramachine a beau avoir cette fièvre punk en elle, les influences gothiques lui donnent une angoisse qui nous rassure : ce n'est pas parce qu'ils ont l'air gentils et que le public se trémousse que l'on va prendre des coups de soleil ! Les voix d'Eleni Mandy et Lisa Klez se répondent, les synthés analogiques apportent leur touche rétro-futuriste à la guitare et la basse.
Comme les autres artistes de la soirée, Dramachine mélange époques et influences, donnant à ces brulots post-punk des rondeurs pop ou la morsure de synthés acérés. On est séduits par l'énergie qui s'en dégage, une envie de créer et de s'amuser assez communicative, un truc ludique qui se retrouve même dans l'humour dont le groupe fait preuve en se présentant : "trois mortels essayant de survivre dans un monde de chauve-souris dévoreuses de serpents, d'ex-petits amis, de météo extrême, de dingo de l'épanouissement personnel et de salaires de misère". Survivre à tout ça, ça se fait comme ils le font : avec quelques pirouettes et en fonçant sans trop se retourner, à l'instinct, et en baragouinant quelques mots en français pour se mettre le public dans la poche en cinq minutes. Assez paradoxalement, alors que l'on avançait dans la nuit, la soirée s'est éclaircie. Pendant les trois concerts, il est tombé des cordes sur Paris (Dramachine avait prévenu : météo extrême !) mais en sortant de l'Alimentation Générale, le ciel était dégagé : après les averses de Tout Debord et l'orage Larsovitch, Dramachine a chassé les nuages. On ne sait pas trop s'il faut les remercier ou les maudire pour ça, mais ils étaient très choupinous.