Front 242 + Sydney Valette + Ultra Sunn @ Le Trianon - Paris (75) - 7 décembre 2024

Live Report | Front 242 + Sydney Valette + Ultra Sunn @ Le Trianon - Paris (75) - 7 décembre 2024

Pierre Sopor 10 décembre 2024

A quelques mètres d'écart, le Trianon et l'Elysée Montmartre affichaient complet et des gens habillés en noir s'alignaient devant les deux salles. Il ne fallait pas se tromper de porte : d'un côté, le groupe de death metal Dying Fetus venait atomiser des neurones pendant que de l'autre Front 242 venait faire ses adieux à Paris. Après plus de quarante ans de carrière, les patrons de l'EBM, véritables légendes de la musique électronique, ont décidé de quitter la scène, emportant avec eux tout un pan d'histoire de la musique. Il était alors impossible pour nous de rater cette dernière danse organisée par Persona Grata dans une salle évidemment comble. La sono envoie Der Mussolini de DAF, histoire de poser le contexte : l'EBM d'hier, d'aujourd'hui et de demain est roi le temps d'une soirée.

SYDNEY VALETTE

Sydney Valette est partout : cette affirmation s'applique aussi bien aux scènes qu'il arpente avec énergie qu'aux musiques qui l'intéressent. EBM, darkwave, italo disco, techno, cyberpunk : les spectres électroniques le hantent, peu importe l'étiquette. De fantômes, il est d'ailleurs bel et bien question dans ces nappes de synthés mélancoliques, ce chant dégoulinant de spleen cold wave et les projections à la fois poétiques, mystérieuses et psychédéliques qui remplissent l'écran derrière l'artiste, seul sur scène.

Mais Sydney Valette n'est pas qu'une âme en peine : il y a un corps aussi, et du muscle, une charpente bien solide. Des beats, du dynamisme, des rythmiques qui cognent... Bref, on ne s'ennuie pas. Surtout, le bonhomme sait occuper l'espace, qui ne manque pas au Trianon. Il gambade, sautille, interpelle un public qui ne demandait que ça pour commencer à se débarrasser de ses fourmis dans les jambes (la Cigale n'est pas loin, après tout). Le set ne dure qu'une demi-heure, ce qui suffit pour s'échauffer sans vraiment avoir le temps de le voir passer. La prochaine fois qu'on le croisera, ce sera sûrement dans une salle plus petite mais les dimensions du Trianon n'ont pas empêché l'échange, c'était classe.

ULTRA SUNN

Il y a comme un arrière-goût de passage de témoin ce soir-là : les vétérans de Front 242 s'en vont, leurs jeunes compatriotes d'Ultra Sunn continuent d'émerger. Le duo devient trio sur scène et attaque avec enthousiasme, laissant au chanteur Sam Huge le soin d'assurer le show. Les Bruxellois nous enchaînent les singles de leur premier album, US, sorti plus tôt cette année (chronique). Some Ghost Could Follow et son refrain à la VNV Nation fait d'emblée office de cri de ralliement, la plus récente Stories impose sa touche douce-amère, on apprécie le mélange d'EBM et de futurepop, de martial et d'angles arrondis.

Le public réagit bien et il y a de quoi, Ultra Sunn sait moderniser ses influences pour proposer une musique à la fois respectueuse des codes mais également bien ancrée dans le présent et personnelle. Avec un seul album dans leur discographie, le groupe maintient une certaine uniformité dans un set sans temps mort, les morceaux s'enchaînant alors comme autant de variations autour d'une rythmique implacable qui jamais ne faiblit. On a hâte de les voir grandir encore et encore pour découvrir comment ils nous feront danser à l'avenir et quelles nouvelles textures ils sauront proposer, leur équilibre entre spleen et tension étant plein de promesses. "This is the sound of Belgium", crie à un moment Sam : il a raison d'être un brin chauvin et Gabi Delgado n'est malheureusement plus là pour le contredire.

FRONT 242

Entre le logo projeté sur l'écran avant le début du concert, la courte vidéo mettant en scène l'arrivée du groupe et enfin leur façon de venir saluer le public avant de commencer le concert, Front 242 joue dès le début avec nos émotions et sait comment exciter notre impatience. Une tournée d'adieu, un Jean-Luc de Meyer désormais tout chauve : ils arriveraient presque à nous faire croire qu'ils ont pris un coup de vieux. Tu parles, dès ce début de set avec W.Y.H.I.W.Y.G. et l'anxiogène rouleau-compresseur Moldavia, Front 242 retourne la salle avec une énergie qui semble inépuisable. La musique est toujours aussi radicale, sans compromis, et reste ainsi intemporelle. Partir quand on est encore au top : peu peuvent se permettre ce luxe.

Malgré la froideur de l'univers, la température du Trianon grimpe encore et encore. "On nous a invités à Notre-Dame mais on a refusé", "La première fois qu'on a joué à Paris, c'était en 87... ou en soixante-vingt-sept, on ne sait pas trop avec vous les Français" (taquins, ces Belges...), "on a même joué à l'Olympia, mon père me croyait pas, il disait que y'a que Brel qui joue là-bas... bah Brel il n'est plus là, mais nous on est encore là !" : les prises de parole sont chaleureuses et font retomber un peu la tension, permettant de souffler un peu. Richard 23 a toujours eu le sens de la punchline.

Dans la fosse, les quinquagénaires pogotent comme si le Mur de Berlin était toujours là, comme si c'était encore Alain Gillot-Pétré qui présentait la météo. On a les cheveux bien rasés au-dessus des oreilles. L'EBM ne déconne pas avec le look. C'est physique, les corps suent et remuent, les mouvements sont presque mécaniques, comme des machines esclaves des rythmiques frénétiques et martiales soutenues par le batteur Tim Kroker. Mais il y a une âme, il y a du cœur et ce cœur se serre à la vue de l'heure qui tourne, impitoyable. Ce "Allez Paris, faites du bruit comme si c'était la dernière" balancé alors que la fin du set approche est d'une ironie mélancolique mordante : faisons "comme si", alors.

Forcément, malgré cette célébration de l'instant présent, la nostalgie est une composante indispensable de la soirée. Non seulement Front 242 n'a pas sorti le moindre album depuis plus de vingt ans, mais il est impossible de ne pas déjà penser à "après" et à comme ils vont nous manquer. On profite une dernière fois des classiques éternels, Body to Body, Punish Your Machine, Tragedy for You et la voix de Jean-Luc de Meyer, rauque et menaçante, qui remplit l'espace du Trianon ou, évidemment, Welcome to Paradise et Headhunter qui font trembler les murs. Entre temps, Gripped by Fear, Masterhit et surtout Happiness feront office de curiosité inhabituelle qui font plaisir. Le groupe revient faire ses adieux devant un montage de photos d'archive parcourant plus de quatre décennies d'histoire, au son de Work 242. Et puis là, d'un coup, c'était fini.

On en a pris plein les oreilles, plein les yeux avec ces projections futuristes cyberpunk minimalistes, dures, glaciales qui se font l'écho visuel parfait de la musique... Avec générosité et énergie, les quatre musiciens (cinq en comptant Daniel B, absent de la scène mais que l'on n'oserait oublier) ont offert la fiesta d'au-revoir parfaite. Front 242 s'en va alors que le groupe semble, comme d'habitude, au top de sa forme. Les patrons, jusqu'au bout et probablement après, pour encore longtemps.