Mais que se passe-t-il avec Heartworms ? Après un tout premier morceau en 2020, c'est vers fin 2022 que la britannique Jojo Orme accélère et se met à sortir quelques singles et l'EP A Comforting Notion paraît en 2023. Un univers visuel singulier, tout en noir et blanc et qui mélange esthétique militaire et expressionnisme, une musique qui emprunte au post-punk, au rock industriel et à la pop en multipliant les clins d’œil aux années 80 et 90 avec l'appétit typique d'une personne qui n'a pas trop connu cette période : les bases sont là, solides, intrigantes. L'album Glutton for Punishment, son premier, vient de sortir (chronique) et Heartworms se rendait pour la première fois en France... et, déjà, enchaîne les sold-out à l'image de cette soirée à Paris à Petit Bain, une salle aux dimensions pourtant respectables, qui affiche complet.
MAI MAI MAI
Mais avant de découvrir ce petit phénomène sur scène, le public, déjà nombreux, fait face à Mai Mai Mai. Notons la communication pour le moins minimaliste de l'organisateur Super ! : on pensait encore, quelques heures avant, voir le projet EBM / indus PC World. La surprise est donc double : non seulement Mai Mai Mai a été annoncé au dernier moment mais l'univers de l'Italien est bien particulier. Programmer un artiste solo faisant dans l'ambient / noise avant un groupe plus rock ? L'opération est singulière mais le public, respectueux, suit attentivement ce que Mai Mai Mai a à proposer.
Le set est construit comme un unique morceau, sans interruption. Petit à petit, les éléments se mettent en place : percussions, dissonances, paroles et chœurs samplés... Mai Mai Mai est un projet aussi bien musical que vidéo et l'écran en fond de scène appuie l'univers. Nous voilà plongés dans un folklore méditerranéen mystérieux, fait de rituels obscurs qui, torturés par l'image, prennent des airs de souvenirs fantomatiques ou de cauchemars hallucinés. C'est sombre, épais, hypnotique, tribal et mystique, alors que l'Italie semble se rapprocher du vaudou au fil de montages psychédéliques qui mélangent iconographie religieuse et anciennes traditions accompagnés des nappes, rythmes et chants de cette drôle de silhouette, maître de culte spectral anonyme et voyageur temporel.
Mai Mai Mai introduit suffisamment de musicalité dans ses créations pour éviter le piège du projet noise auquel on ne comprend rien et la vidéo permet d'apporter à la performance la touche de spectacle qui nous épargne l'ennui du set d'un type tout seul derrière ses bidules. Le dispositif est intelligent et immersif, l'univers fascinant fonctionne très bien, même sur un public que l'on soupçonne peu initié à ce genre de propositions. Le set s'achève sous des applaudissements chaleureux, sans même que l'on ait spécialement vu l'heure avancer.
HEARTWORMS
Heartworms commence son concert comme son album, avec le sound-design discret d'In the Begnning qui sert à nous plonger dans l'ambiance, puis la mélancolie théâtrale de Just to Ask a Dance qui se heurte à une rythmique martiale. On est immédiatement pris par l'énergie que dégage Jojo Orme, frontwoman expressive et chaleureuse dont les mimiques retranscrivent tous les tourments de la musique. Derrière elle, le guitariste Benji Taylor et le batteur Gianluca de Gisi ont beau être en retrait pour lui laisser l'espace, ils ne sont pas anecdotiques. Certes, les cheveux affranchis de Taylor et la batterie surélevée attirent le regard mais la présence d'un "vrai" line-up permet à la musique de gagner une ampleur nouvelle, une nervosité qui donne à la musique un supplément d'agressivité.
Heartworms mélange les influences et refuse de se laisser enfermer. On pense à la froideur de Joy Division, qui a d'ailleurs servi de bande-son à la soirée entre les concerts, mélangée à l'intensité dramatique de Siouxsie Sioux, à la verve de PJ Harvey et à l'élégance de Nick Cave, au sens de l'accroche de Depeche Mode, au mordant de Nine Inch Nails... et à Tim Burton (Jojo Orme, avec son manteau et sa tignasse noire, rappelle étrangement Wynona Ryder dans Beetlejuice). Les touches pop aident à faire passer les pilules les plus chaotiques (nos préférées : la démence de Jacked, le tranchant de Retributions of an Awful Life).
Paradoxalement, c'est quand la musique s'arrête subitement que le concert atteint son apogée. Aucun son ne retentit et, alors que l'on pourrait entendre une mouche voler, Jojo Orme arpente la scène en dévisagent son audience, le regard intense et fou. Dans le fond, ceux qui ne voient pas, s'inquiètent : "qu'est ce qu'il se passe ? il y a un problème ?". Le silence, plus terrifiant que le fracas des instruments. Puis la chanteuse récite Beat Poem, des vers crachés avec une rage crescendo s'achevant sur un cri menaçant : "we are the people that you buried in the floors". Théâtral et habité, Heartworms sait nous couper le souffle avant de nous emporter avec ses mélodies plus pop (Extraordinary Wings, très beau moment, ou le final en apothéose de Warplane) et son ironie mordante faite de confessions, de doutes, de chagrins et d'élans pacifistes. L'interprétation est irréprochable, à la fois juste et habitée, la voix de la chanteuse est un tourbillon de nuances particulièrement communicatif.
Alors, quand le concert s'achève, on compte les points : est-ce que l'engouement suscité par Heartworms est justifié ? Et comment ! Alors que le premier album de la jeune artiste était déjà passionnant, le live a mis en valeur ce que l'on préfère dans ce projet : sa folie viscérale, ses jaillissements cathartiques qui mélangent dissonances et rengaines pop plus rassurantes. La nostalgie est toujours meilleure quand elle est exprimée par des artistes qui n'ont pas vraiment connu l'époque concernée, on se réjouit alors de voir arriver cet hommage 80's / 90's passé à une moulinette plus moderne. Heartworms dépoussière les icônes gothiques, déringardise les clichés pour les assumer entièrement tout en les secouant avec une malice ludique, jouissive et une énergie fiévreuse. Il y a encore quelques semaines, on vous aurait dit "il va falloir garder à l’œil ce groupe, on lui prédit de belles choses". Eh bien, les belles choses sont là et il serait temps d'attraper le train en marche si vous avez loupé les premiers wagons, car Heartworms grandit très vite.