La dernière fois que Kalandra jouait à Paris, c'était au Backstage by the Mill il y a moins d'un an, en co-tête d'affiche avec A.A. Williams. Le groupe norvégien aurait presque pu garer son bus au même endroit pour leur retour à la capitale, la Machine du Moulin Rouge étant littéralement la porte à côté. On confesse facilement nos doutes : en même pas un an, Kalandra attirerait deux fois plus de monde ? Eh bien l'organisateur Garmonbozia connaît son job et a eu le nez creux : si ce n'est pas complet, la file d'attente à l'ouverture des portes est impressionnante. Personne ne veut être en retard pour ne pas louper la première partie, Lili Refrain.
LILI REFRAIN
Car ceux qui savent, savent. Lili Refrain est phénoménale. Ces dernières années, l'artiste italienne a déjà enchanté le Hellfest et le Motocultor et ouvert pour Heilung. De quoi se tailler une solide réputation, qu'elle doit autant à sa musique qu'à sa personnalité sur scène. Son one-woman show commence comme d'habitude de manière lente, atmosphérique, avec Ichor. Elle pose les bases de son univers aux inspirations mystiques, folk, progressives et même quelques touches darkwave ici ou là. Son chant impressionne, incantations inquiétantes ou lamentations baroques. Surtout, Lili Refrain incarne sa musique avec une gestuelle et des mimiques qui soulignent chaque action, chaque couche qu'elle vient ajouter à ses morceaux dont on assiste en direct à la construction, boucle après boucle. Elle est seule sur scène et il ne faudrait surtout pas qu'elle soit accompagnée tant elle s'empare immédiatement de notre attention : on a rarement vu une première partie provoquer un tel respect, une telle admiration dans une salle déjà presque comble.
Les morceaux sont longs et évoluent au fur et à mesure qu'elle enregistre et boucle des éléments : synthé, percussions, guitare, clochette, voix... Elle ne brise sa transe que pour remercier chaleureusement le public et, dans un adorable mélange de français (impeccable) et anglais, expliquer comment elle met en place ses différentes boucles. Une parenthèse à la fois ludique et pédagogique pendant laquelle elle s'amuse à looper ses explications encore et encore et les superposer jusqu'à la cacophonie. Construit en crescendo, son set passe bien sûr par l'incontournable Mami Wata et atteint son apothéose avec Travellers, morceau absent de son récent album live et dont les ombres Tooliennes magnifiques transportent un public bouche-bée. Elle fait les cornes avec ses doigts, sourire XXL aux lèvres, pour mieux souligner ses riffs : ouais, la guitare, ouais, le metal ! Lili Refrain dédiait son dernier album studio (chronique) "aux nomades, aux migrants, aux fugitifs, aux naufragés et aux vagabonds, ceux qui dépassent les frontières et ceux qui inspirent les rêves" : ce soir, avec son cœur énorme qui débordait de la scène de la Machine, pourtant large, elle a fait voyager avec elle son auditoire et a probablement inspiré de nombreuses rêveries. Venu en nombre, le public captivé a réservé à cette superbe sorcière l'accueil que méritait sa performance, poétique, intense et unique.
KALANDRA
Kalandra vient tout juste de sortir l'album A Frame of Mind (chronique) et le public parisien a donc le privilège d'en découvrir certains titres joués presque pour la première fois, comme la rengaine pop I Am et son évolution vers un rock plus lourd qui ouvrent à la fois l'album et le concert. Entre Florian Bernhard Döderlein et Jogeir Daae Mæland, deux grands gaillards scandinaves barbus, la silhouette plus discrète de la chanteuse Katrine Stenbekk prend toute la lumière, avec sa robe blanche et sa simplicité naturelle.
Kalandra joue avec les nuances, puise dans ses origines quelques inspirations folk auxquelles le quatuor apporte douceur et lourdeur, chaleur et frissons. Les Norvégiens arrivent à imposer une ambiance intimiste qui doit beaucoup au jeu de scène de Katrine Stenbekk, qui s’assoit proche du bord de la scène comme pour briser les barrières qui la séparent de son audience. Sa voix, irréprochable, apaise et rassure dans la pénombre, mélange mélancolie et espoir (The Waiting Game, carton assuré). Elle prend le temps de présenter les morceaux joués (comme l'hymne à la paix The State of the World) ou explique après Ensom que ce rôle de headliner, avec un set si long, est inhabituel pour eux. Ils s'en sortent cependant très bien, la petite bulle confortable dans laquelle Kalandra invite son public à se blottir tranche radicalement avec la frénésie de Lili Refrain mais n'ennuie jamais grâce à ses quelques moments plus telluriques qui rappellent les influences prog du groupe (comme si les barbes et le grand chapeau de Jogeir Daae Mæland n'était déjà pas un indice suffisant !). Le set s'achève d'ailleurs sur Bardaginn jouée en rappel : après ça, on n'est pas prêts d'aller se coucher ! Entre temps, on aura évidemment eu droit à leur reprise de Helvegen de Wardruna et on note, un peu surpris, que la setlist reste encore très largement consacrée à l'album The Line malgré la sortie de son successeur deux jours avant le concert.
Il y a fort à parier que le phénomène Kalandra n'est pas prêt de s'essouffler, confirmant la bonne santé non seulement des univers musicaux "nordiques" mais aussi des projets qui osent associer aux traditions des formules pop accrocheuses et quelques riffs plus pesants. Un autre phénomène n'est pas prêt de s'essouffler : Lili Refrain, en première partie, a intérêt à très vite revenir et on espère la voir un jour à Paris en tête d'affiche. Pour le moment, en ce début de tournée, on a pu constater que ces deux projets, après s'être faits remarquer en festival et en première partie de groupes plus connus, sont en pleine explosion. Les voir entrer petit à petit dans la cour des grands fait plaisir : avec leurs propositions singulières, ils ne méritent pas moins.