Amateurs de soirées atypiques et de musiques aventureuses, en voici une qu'il ne fallait pas louper. Même si la dernière venue des avant-gardistes américains de Liturgy ne date que d'un an presque jour pour jour, la sortie entre temps du génial 93696 justifiait bien d'y retourner. La première partie étant assurée par Mütterlein, l'impressionnant projet drone / doom / dark-folk / dark-ambient / ritual (ajoutez vous-mêmes les étiquettes qui vous conviennent) de Marion Leclercq, vous comprenez bien que malgré la concurrence féroce habituelle du mois d'octobre, c'était un concert que nous ne pouvions pas rater.
MÜTTERLEIN
Les emblématiques serpettes disposées sur scène, un brouillard épais provoqué par les machines à fumée, la pénombre qui s'installe dans une salle bien pleine où la chaleur dévient étouffante et une nappe grave et menaçante qui retentit : le rituel peut commencer. Mütterlein n'est pas là pour nous rassurer, bien au contraire, et lance son set avec A Mass For It histoire d'imposer dès les premiers instants une ambiance pesante et funèbre. Si le premier album Orphans of the Black Sun contenait encore quelques éclaircies et laissait passer suffisamment d'oxygène, la performance de ce soir nous plonge dans l'opacité étouffante de Bring Down the Flags et ses longues errances hallucinées dans les abysses.
Entourée de ses serpettes, symboles très graphiques aussi menaçants qu'évocateurs de sorcellerie, Marion Leclercq a su associer sa musique à une scénographie très graphique qui, forcément marque les esprits. Elle, au milieu du dispositif, fait au contraire preuve d'une sobriété et d'une discrétion très spontanée. Cachée derrière ses cheveux, elle laisse sa musique envelopper l'audience pour mieux la noyer puis laisse échapper quelques rugissements rageurs, terrifiants et viscéraux ou arrache quelques riffs à sa guitare. Mütterlein exige une certaine attention de son public, impose une espèce de respect qui vire presque au recueillement et il est toujours surprenant de ne pas entendre le moindre applaudissement avant la fin du set. Mais vous avez déjà vu des gens applaudir toutes les cinq minutes pendant des funérailles, vous ?
LITURGY
En bientôt vingt ans, Liturgy s'est taillé une solide réputation de groupe défiant les conventions et dont le travail est en perpétuelle recherche d'innovations. Si par commodité on continue de les ranger dans le black metal, il n'est pas nécessaire d'entendre la moindre note pour comprendre qu'il ne s'agit pas là du profil "typique". Un look short-sandales et un sourire chaleureux : la géniale Haela Hunt-Hendrix n'est pas vraiment l'artiste que l'on rencontre dans le genre. Femme transgenre et petite-fille de milliardaire, autrice de vidéos philosophiques, engagée dans un side-project mélangeant musique classique, rap, electro et metal, c'est décidément un personnage que l'on ne croise pas tous les jours. Dans son groupe, seul le guitariste Mario Miron, avec son tee-shirt Korn, arbore un look évoquant le "milieu". Le contraste et l'inattendu commencent avant même la musique et ça fait du bien.
Liturgy a toujours échappé aux classifications, refusant de s'enterrer paresseusement dans une genre. Il est question d'audace, de curiosité, d'expérimentations : il y a dans la musique un peu de noise, un peu de rock bizarroïde, un peu de néo-classique, de l'électronique, des dissonances... L'auditeur voyage en permanence en contrées inconnues, trimballé dans tous les sens au fil d'un set aux accents psychédéliques qui commençait, comme le dernier album, par les hululements éthérés et surréalistes de Daily Bread pour plonger ensuite dans une lourdeur impitoyable. Liturgy ne se repose pas sur des clichés éculés et s'amuse à associer violence et grâce. Les musiques "extrêmes" ont souvent bien du mal à dépasser les clôtures qu'elles ont créées, y stagnant docilement. Liturgy ignore totalement ces limites étriquées et fait preuve d'une liberté aussi rafraichissante que vitale... mais aussi parfois intimidante ! Cet inconnu imprévisible peut dérouter malgré, entre deux hurlements cathartiques, la bienveillance que dégage la frontwoman.
De ce mélange d'agressivité et d'expérimentations s'extirpe la voix de la chanteuse, semblable à une plainte ou une incantation inarticulée, point d'orgue d'une performance qui a coupé toute attache avec la réalité. Forcément, ça divise, mais c'est lot des artistes ambitieux. La soirée avait des airs de cérémonie pour initiés, on se sent donc un peu comme les témoins privilégiés d'un truc assez unique. Surtout, on a l'impression de ne pas avoir été pris pour des cons : on apprécie toujours le courage des artistes qui offrent à leur public autre chose que du réchauffé !