Comme le disait l'affiche d'un très mauvais film sorti en 2005 et que tout le monde a fort heureusement oublié depuis : "sous la terre il y a l'Enfer et sous l'Enfer il y a... la Crypte". Les festivités du 31 décembre s'apparentant le plus souvent à une vision particulièrement perverse de l'Enfer, la mystérieuse salle servant de repaire à Rosa Crux (que l'on stylise Rosa†Crvx pour en respecter l'esthétique) nous semblait un lieu tout désigné pour achever 2024 dans un dernier rituel. Au moins, on ne risquait pas de nous enquiquiner avec la chenille, la danse des canards ou autres supplices atroces que même Dante n'osait imaginer.
Magnifique théâtre mettant à l'honneur la scène gothique (ces dernières années, Sieben, Sexblood, JE T'AIME, Malefixio, Then Comes Silence ou encore Aux Animaux y ont notamment posé leurs chauve-souris), cet ancien moulin des environs de Rouen nous plonge dans l'univers bien particulier de l'énigmatique projet mené depuis quarante ans par Olivier Tarabo et Claude Feeny. Redécoré en caveau qui ferait pâlir d'envie Friedrich Wilhelm Murnau, Mario Bava ou Terence Fisher, le soin du détail impressionne. On est accueillis dans un superbe salon servant aussi de boutique (avec un incroyable choix d'objets qui font rêver), où l'on peut aussi prendre nos (très beaux) billets pour le Totenbahn, un "train macabre" qui prive la traditionnelle attraction foraine de ses effets tapageurs pour offrir une expérience funèbre à la fois ludique, mystique et inquiétante ("fun et rails", comme on dit). Le bar s'appelle la Cloche du Diable, on y paye en Lvx (la monnaie locale) pour boire un verre autour d'un cercueil. On s'y sent bien : c'est immersif et cosy comme le plus douillet des tombeaux.
On en oublierait presque que l'on venait (aussi) pour y écouter de la musique. Des petits bancs, comme à l'église, permettent à une partie du public de s'asseoir, laissant à ceux du fond une chance de voir les musiciens jouer en contrebas, entre les colonnes et sous les voutes dans un décor de catacombe majestueux. Comme l'exige la logistique, ouvrir pour Rosa†Crvx offre le privilège de jouer entouré d'un carillon et de la B.A.M. (Batterie Acoustique Midi), ces délicieux squelettes automates. On en oublie l'écran, relégué dans un coin faute d'espace approprié, pour mieux apprécier le reste.
CURTAIN
Ces dernières années, plusieurs formations de la scène gothique française et internationale sont sortis d'une longue torpeur. Corpus Delicti, Les Tétines Noires, The March Violets ou encore Rosetta Stone renaissaient ainsi après de nombreuses années de silence... on murmure même que Rosa†Crvx pourrait (enfin) sortir un nouvel album ! Curtain aussi est passé par une résurrection tardive : après deux albums et un EP entre la fin des années 90 et la première partie des années 2000, la formation cold wave annonçait son retour en 2022 et sortait cette année Between Us, leur premier album depuis 18 ans.
Sur scène, la basse de François Peronet amplifie la tension post-punk des morceaux et donne ainsi une énergie plus rock, une spontanéité au spleen. De mélancolie, il est bien question avec Curtain malgré l'entrain apporté par l'électronique : il y a de quoi danser, mais avec tristesse. Au chant, Emmanuel Burget invoque des spectres aux nuances de gris, souvenirs pluvieux de The Cure et Clan of Xymox. Aux douceurs pop du récent morceau Unbelievable se heurtent des parties plus agressives comme la corrosive Good Career ou Can't Say No à la guitare incisive et la panique frénétique. Comme quoi, les titres plus récents, s'ils n'ont pas les déviances dissonantes de Urban Disease, savent aussi faire preuve de mordant ! Dans ces moments, on se dit que jouer face à un public assis doit leur faire tout drôle. Le numéro d'équilibriste est réussi, entre énergie viscérale, festivités froides et introspections. Curtain a le regard tourné vers l'avenir, avec plusieurs dates à venir (notamment à Paris avec Little Nemo, Guerre Froide et The Ultimate Dreamers) et un nouvel album dans les tuyaux : gardez-les bien à l’œil.
DAGEIST
Il y a quelque chose d'immédiatement attachant chez DaGeist. Le complicité entre le chanteur Davide Schiavoni et le bassiste Frédéric Strzelczyk saute aux yeux et les deux dégagent une sympathie touchante. C'en est presque embêtant : la musique de DaGeist est hantée, triste, mais leurs lives imposent une bonne humeur, un plaisir de partager dont on ressort bien involontairement avec le sourire alors que l'on pensait pouvoir bouder dans les ténèbres tranquillement. Leurs bouilles sont irrésistibles, leur énergie communicative.
Ces deux-là savent y faire pour faire monter la température, malgré la froideur des morceaux. En live, la musique prend une dimension nouvelle, plus agressive, soulignant quelques fulgurances qui flirtent avec l'industriel et la techno, à l'image de la hargneuse Trash Disco ou de The Abyss of Years où se mélangent dureté mécanique et sensibilité pleine de fêlures, Schiavoni s'appropriant facilement les lignes de chant de Philippe Lomprez (Trisomie 21). C'est à la fois poignant et rageur et DaGeist trouve une grâce surprenante dans un mélange acrobatique d'émotions qui se confondent en un tourbillon parfois vertigineux : espoirs, nostalgie, regrets, envie de frétiller le popotin mais également de tout laisser tomber pour mieux regarder la pluie s'écraser sur les carreaux d'une fenêtre. Ils dégoulinent de tristesse le temps de No One is Innocent avant de faire des cœurs avec les doigts et nous rappeler, un brin frimeur, que ce projet les a menés sur des scènes américaines et japonaises. Chaleureux, DaGeist remercie un public acquis à sa cause. Il y avait du monde venu d'un peu partout ce soir mais on a pu constater qu'en entendant parler de leur région, les Lillois ont applaudi plus fort que tout le monde : dans la Crypte, DaGeist est aussi à la maison.
ROSA†CRVX
Oublions un instant ces histoires de bouilles irrésistibles, de fêtes douce-amères, de popotins qui frétillent et de Lillois qui applaudissent. Trêve de frivolités : Rosa†Crvx prend place sur scène avec une sobriété élégante à la limite de l'austérité qui contraste radicalement avec l'aspect ostentatoire des lieux. Pas de déguisement, pas d'ornemental : malgré le décor, le rituel ne donne jamais dans le grand-guignol et garde une élégante sincérité qui lui confère sa crédibilité. Nous ne sommes pas au cirque, comme le rappelle d'emblée la gravité de de Procvmbere. Les rythmiques programmées, martiales, nous donnent l'impression d'assister à notre propre exécution. On tend la tête. Est-ce pour mieux voir par dessus la foule, ou faut-il y voir une pulsion masochiste ? Tenez, voici une nuque dégagée, tranchez donc ! Nous sommes coupables, tellement coupables. Derrière son piano, Claude Feeny intimide toujours : son visage fermé, absorbé à la tâche, est un jugement à lui tout seul et nous ferait avouer nos pires secrets. Olivier Tarabo, hôte et maitre de cérémonie, déclame en Latin avec la ferveur d'un possédé. Le son impressionne et restitue tout l'aspect grandiose de la musique avec une ampleur qui ferait pâlir les salles où nous avons vu le groupe dernièrement, de dimension bien supérieure.
La setlist est légèrement remaniée depuis les dates de Lille et Paris un mois plus tôt mais c'est avec le même plaisir que l'on reçoit la sentence. Les "Venite Venite Venite !" qui sonnent toujours autant comme une injonction qu'une accusation (on croirait entendre "vanités, vanités !") servent de tremplin à 1335 où l'on savoure la rencontre d'une guitare endiablée et d'une cloche solennelle. Ces titres, inédits pour le moment, sonnent certes comme autant de présages funèbres mais augurent du meilleur pour l'album à venir.
L’atmosphère fiévreuse et hallucinée de Qvi Non Cessant, avec l'apport d'une cornemuse pour souligner la touche irréelle des incantations possédées, les liturgies démentes de Terribilis, la guitare ensorcelée de l'hypnotique In Tenebris : Rosa†Crvx déclame, associe le sinistre au sublime, élévation et mise en terre et enchaînes les malédictions. Au fil du temps, le spectacle a évolué. Ces temps-ci, Frédéric de DaGeist revient jouer de la basse le temps d'Aglon et Hel Hel, apportant une densité supplémentaires à deux titres aux accents à nouveau plus rock. Rosa†Crvx a le sens du suspense et maîtrise la tension du spectacle, crescendo mystique dont l'apogée arrive avec la frénétique et terrifiante Vil, entre cauchemar expressionniste et aliénation industrielle. Comme tout rituel, le concert suit ses codes : c'est aussi le signal que la fin approche.
Alors qu'Eli Elo retentit, ceux qui sont debout se dressent sur la pointe des pieds et les téléphones se lèvent pour filmer la fameuse Danse de la Terre. "On avait envisagé de faire ça dehors, mais il fait trop froid" : comme il n'était pas question de rendre la Crypte impraticable pour le reste de la soirée, le rituel est réinventé. Une épaisse fumée remplace la terre habituelle et ajoute une touche poétique et fantomatique nouvelle, plus éthérée, à ce spectacle fascinant aux airs de rite sacrificiel. On ressort de cette prestation avec à nouveau l'impression d'avoir assisté à une proposition unique. En assumant un spectacle grandiose dans une configuration si intimiste, Rosa†Crvx soigne sa réputation de projet bien à part que l'on n'aborde pas comme n'importe quel groupe de musique. Ce moment majestueux fédère alors les adeptes, les fidèles, ceux dans le secret : minuit approche et nous n'étions pas vraiment venus pour fêter 2025 mais plutôt pour enterrer 2024. Cette veillée funèbre avait fière allure : pourvu que de nombreuses autres années viendront mourir en ces lieux.