Rosa Crux donne relativement peu de concerts, notamment à Paris où, en partie pour ne pas concurrencer les nuits Dark Ritual que le groupe organisait l'été en Picardie, on ne les avait plus vus depuis une dizaine d'années. Remercions alors le soutien de Persona Grata pour la mise en place de cette belle soirée dans un Trabendo qui, il faut bien le dire, n'était pas plein à craquer. Tant pis, et puis tant mieux : Rosa Crux a toujours eu cette aura mystérieuse. On est entre "ceux qui savent", détenteurs ou futurs détenteurs d'un sombre secret dont le parfum de catacombe nous accueille dès l'ouverture des portes grâce à un stand de merch toujours aussi fourni qu'impressionnant, cabinet de curiosité macabre de toute beauté.
DEAD MAN'S HILL
Dans le cas peu probable où certains se seraient perdus pour se retrouver là par hasard ("on a vu les ténèbres et on est entrés"), tout malentendu se dissipe rapidement avec Dead Man's Hill : oui, ça va être "ce genre de soirées".
Seul sur scène, l'artiste belge dissimule partiellement son visage derrière un masque à moitié déchiré laissant entrevoir sa bouche. L'effet, intrigant, donne l'impression de rencontrer une version alien de Joseph Merrick, alias Elephant Man (que Lynch renommait John, d'ailleurs), présence à la fois inquiétante et bizarre. Percussions martiales, atmosphère de funéraille : on est bien dans le thème de la soirée. Lui déclame ses textes, le ton d'ensemble est à la défaite et la menace. C'est sinistre, souvent oppressant. La pénombre et le silence respectueux des spectateurs permettent de s'immerger dans un brouillard sonore certes opaque mais duquel s'extirpent des mélodies parfois baroques vectrices d'émotions, presque épique et bien loin de l'austérité cérébrale que l'on imagine parfois dès qu'on emploie des étiquettes comme "dark ambient". Naïvement, en voyant "Dead Man's Hill" sur le flyer, on se disait que le nom avait peut-être été choisi en hommage à Sex Gang Children... Les facéties décalées de la formation batcave ne sont pas franchement de la partie mais le set fut captivant.
THE DISEASE
Boites à rythmes, nappes de synthé glaciales, présences noires et sobres... Le duo deathrock The Disease n'est pas inconnu des arpenteurs de souterrains obscurs. Vincent K (Babel 17) et la chanteuse de cabaret Léo de Saint Germain, dont certains ont déjà pu croiser la route aux côtés de différents projets goths / indus, prennent place sur scène en toute simplicité, profitant à leur tour du décor fourni par les cloches et squelettes de Rosa Crux.
Leur musique privilégie la retenue et l'on sent bien là les origines atmosphériques et instrumentales du projet. Cela laisse la place l'interprétation, Léo de Saint-Germain insufflant une forme d'autorité sépulcrale aux textes qu'elle déclame en anglais, allemand et français d'une voix qui réchauffe la froideur de l'électronique. Le temps de Nirgends, elle est accompagnée d'une petite poupée : on se doute bien qu'il se trame là quelque chose qui tient du sortilège. Avec ses incantations funèbres et sa mélancolie lugubre, The Disease se maintient avec justesse dans un équilibre entre minimalisme et théâtre gothique, rigueur et expressionnisme tourmenté pour mieux hypnotiser son public attentif.
ROSA CRUX
Si Rosa Crux doit plus son nom à la dualité entre les symboles qu'il contient (vie et mort, amour et haine) qu'au célèbre ordre secret de la Rose-Croix, mystères et secrets caractérisent assez bien l'entité rouennaise. Leurs apparitions sur scène sont aussi mémorables que rares, entretenant au fil des décennies cette aura bien particulière : on ne va pas voir Rosa Crux pour danser de façon insouciante sur des hits à 120 bpm.
Sur scène, Olivier Tarabo est toujours accompagné de Claude Feeny, maîtresse intransigeante du piano et de l'impressionnant carillon. S'il y a beaucoup de choses à admirer lors d'un concert de Rosa Crux, c'est peut-être cette dernière qui nous fascine finalement le plus. Dos au public, silhouette austère au visage fermé, elle dégage une autorité intimidante de meneuse de culte religieux... On lui confierait aisément la tête de l'école de danse du Suspiria de Dario Argento. Comme une injonction, les deux scandent ensemble un Venite ("venez !"), ordonnant à leur audience de les rejoindre mais que l'oreille pourrait aussi faire passer pour un "vanité" accusateur et prophétique ne dénotant pas parmi tous ces ossements.
Rosa Crux joue avec les mots et les sens et s'approprie d'anciens textes liturgiques. Rien n'est servi sur un plateau, tout est opaque et sonne comme des incantations, des litanies, des secrets que l'on s'échange à la lueur d'une bougie. Pourtant, le son est ample et puissant. Les rythmiques martiales de l'emblématique B.A.M. (pour Batterie Acoustique Midi), cet ensemble de squelettes automates en charge des percussions, imposent leur rigueur glaciale et une humeur pesante d'enterrement. Olivier Tarabo prévenait en début de set que cette date leur tenait à cœur et qu'ils avaient beaucoup travaillé pour nous en mettre plein la vue. La promesse est tenue et le rituel suit son cours, immuable, selon des codes obscurs qui lui sont propres.
Musique rituelle, martiale, néoclassique, folk... Rosa Crux échappe aux classifications. On y apprécie l'épaisseur apportée par la guitare dont les grincements retentissent avec la solennité d'une marche funèbre (poignante Adorasti, vers le début du set, et même si un drapeau y est agitée, on les imagine plutôt en berne). L'automatisme des percussions, loin du simple gimmick, participe à cette sensation de fatalité : la condamnation arrive, implacable. Dans la pénombre du Trabendo, on se laisse alors emporter par l'intensité d'In Tenebris, les supplications d'Omnes Qvi Descendvnt, la mélancolie de Proficere ou l'angoisse possédée et frénétique de Vil.
La mort est omniprésente : en plus des "musiciens squelettes", il y a les vidéos projetées. Ossuaires, rats, cadavres putréfiés... Au-delà des fragrances de tombeau, cela souligne la tonalité sacrée du concert en explorant en permanence le plus grand des mystères. L'humeur est au recueillement alors que notre futilité nous est systématiquement rappelée. De ces ténèbres, cependant, émergent quelques lueurs. Que ce soit le temps de rares éclaircies qui filtrent dans la musique comme un rayon de lune à travers le vitrail viendrait créer un contraste pour mieux mettre en valeur les ténèbres, ou dans le sourire de Frédéric, bassiste de DaGeist invité le temps de deux morceaux.
Le clou du spectacle est attendu et le concert s'achève sur la Danse de la Terre qui accompagne Eli-Elo. Deux femmes dévêtues et recouvertes de terre se lancent dans une danse à la fois cathartique, primitive et mécanique dans la répétition de ses gestes. A genoux sur une table au milieu du public, elles semblent comme offertes en sacrifice, plaçant l'audience dans un rôle ambigu et achevant de faire de nous, pauvres mortels, des acteurs du rituel. Dans le fond de la salle, le regard interdit des agents de sécurité qui espéraient peut-être naïvement que les squelettes jouant du tambour serait la chose la plus insolite de la soirée, vaut lui aussi le détour : comme on le disait plus haut, c'est "ce genre de soirée".
Après un long set généreux, il est temps de retrouver la nuit qui semble finalement bien lumineuse après un tel concert. Cela fait longtemps que Rosa Crux dit travailler à un nouvel album. Plusieurs titres joués ce soir ne figurent sur aucune de leurs sorties et après plus de vingt ans cette "nouvelle sortie" se fait toujours désirer. Rosa Crux est un projet aux ambitions et à la richesse intimidantes et pourtant, malgré son statut de "culte" (dans tous les sens du terme), confidentiel. C'était à la fois terrifiant, sublime, oppressant, introspectif et grandiloquent. Espérons que leur prochaine venue à Paris ne se fera pas dans dix ans !