Depuis plusieurs années, What the Fest organise à l'automne le festival Ex Tenebris Lux dont la mission est simple : plonger Montpellier dans les ténèbres en mettant en avant les "cultures sombres" via plusieurs événements, dont une série de concerts mémorables. Cette année, la sélection était particulièrement riche et variée : Chelsea Wolfe, Hangman's Chair, DOOL, Rotting Christ, Maudits, Seth, Morne, Jozef Van Wissem en ciné-concert ou encore Shaârghot venaient repeindre en noir (littéralement, dans le cas du dernier groupe cité) une région qui, avant l'action salvatrice de What the Fest, n'était pas franchement gâtée en événements de ce genre.
Nous avons été voir leur soirée de clôture, une affiche industrielle comme on en rêve puisqu'en plus des désormais incontournables Shaârghot, on retrouvait Kill the Thrill (émergé cette année de presque vingt ans de sommeil) et Machinalis Tarantulae pour leur premier concert depuis cinq ans. Mazette (ou mazout ?), en voilà du beau monde sur scène et la soirée offrait un oasis de pénombre à Victoire 2 alors que le reste de Montpellier s'illuminait le temps d'une soirée mapping bien trop colorée pour nos rétines.
MACHINALIS TARANTULAE
La dernière fois que Machinalis Tarantulae se produisait sur scène, c'était déjà à Montpellier en 2019. Entre temps, le monde s'est arrêté le temps d'une pandémie et le duo a pris le temps de souffler pour nous concocter un troisième album que l'on découvrait enfin il y a deux mois (chronique). Justine Ribière et Miss Z ont très vite trouvé une formule singulière qui marche très bien en live en restant toutes les deux assises... jusqu'à aujourd'hui. La surprise du set, c'est ça : les voilà désormais debout ! Alors que l'on craint un instant de perdre un peu la saveur solennelle de leur rituel, on est vite rassurés : le choix est pertinent et colle bien à l'énergie des morceaux récents, plus rentre-dedans, et ça envoie grave.
Cinq ans ont passé depuis la dernière fois qu'on les a vues et elles nous avaient manqué. Très vite, on retrouve les marques : la viole de gambe, mystérieuse et poétique, se heurte aux percussions possédées et à la guitare mordante. La transe a des airs plus rock'n'roll et on sent le plaisir qu'a Miss Z à nous envoyer de gros riffs metal indus dans la tronche, un art dans lequel elle n'a plus rien à prouver depuis longtemps. On apprécie aussi de redécouvrir d'anciens titres, comme Melanocetus qui nous semble légèrement ralenti dans un premier temps comme pour en amplifier la mélancolie avant de gagner en intensité et sonner plus violent que jamais.
Les rythmiques martelées épousent les pulsations de nos petits cœurs qui s'affolent. Boum-boum-boum-boum. Justine Ribière associe froide autorité et émotions poignantes dans son chant avant de nous asséner d'intimidants grognements. On passe par tous les états et l'on en sort avec cette conviction renforcée : Machinalis Tarantulae est un trésor. Comme tous les trésors, ce projet est aussi beau que secret et précieux. En revanche, on a envie de le partager alors découvrez-les à votre tour, le charme opère avec plus de force que jamais !
KILL THE THRILL
Sur l'affiche, les vétérans de Kill the Thrill font figure d'accalmie douce-amère avec leur mélange de noise rock et de cold wave, leur froideur industrielle proposant encore une autre facette que les facéties ultra-violentes de la tête d'affiche ou des incantations baroque de Machinalis Tarantulae. Très bien, on peut alors souffler.
Entouré d'un line-up renouvelé (Stéphane Guilouzouic a remplacé Marylin Tognolli à la basse, Julien Robaut est à la guitare et François Rossi à la batterie), Nicolas Dick impose sa présence sobre et discrète et son vague à l'âme crépusculaire. Petit à petit, les morceaux se développent dans leur spleen, maîtrisant un art des sentiments contenus et du crescendo comparable aux Young Gods (à l'image de la récente Tout va Bien se Terminer dont la promesse dissimule de sacrées tempêtes en chemin).
Kill the Thrill a l'élégance de la sincérité, de la tension constante entre angoisse, espoirs et défaitisme. Le chanteur, lui, nous suspend à ses textes en français auxquels il donne vie de sa voix rocailleuse et pleine de fêlures. L'interprétation est habitée et du calme jaillissent quelques élancements tourmentés. On pense à la fois au Bowie de Blackstar et aux Swans alors que l'on oscille entre rugosité tellurique et contemplations moroses. Dans le fond de salle on discute entre gens plus tout à fait jeunes mais pas encore tout à fait vieux : depuis le temps, on apprécie la chance qui nous est offerte d'entendre ces sons-là et cette voix singulière sur scène !
SHAÂRGHOT
Un show de Shaârghot commence avant l'heure annoncée, alors que Skarskin, cette drôle de créature qui égaie les concerts de ses pitreries, se promène parmi le public pour nous "bénir" à la peinture noire. Alors que le groupe de metal industriel parisien approche de la décennie d'existence scénique, nous les avons vus grandir et remplir des salles de plus en plus grandes. Pourtant, ce soir, ce n'est pas complet. Entre plusieurs dates blindées, Shaârghot est peut-être victime de sa propre concurrence, ayant joué à Marseille dix jours plus tôt et jouant à Auch le lendemain, mais aussi d'un automne très chargé en concerts... et de ces fichues illuminations en ville !
On retrouve alors un parfum bien particulier, presque oublié et qui nous manquait un peu, celui des concerts de Shaârghot en petit comité, un peu comme il y a dix ans quand on sentait bien que cette petite bestiole survoltée allait très vite grandir mais que chaque personne présente pouvait encore la garder un peu "pour soi". Pour la fibre nostalgique, on a d'ailleurs hâte de voir cette date spéciale à Paris le 14 février prochain où certains vieux titres seront enfin rejoués : n'en déplaise à leur créateur, soit trop modeste soit rendu sourd à force de beugler, ils tabassent toujours !
Toutes nos craintes au sujet de l'ambiance sont vite balayées. Les gens présents ont des fourmis dans les jambes... On s'amuse de voir Étienne Bianchi prendre un premier bain de foule dès le second morceau, bien qu'on le soupçonne d'avoir improvisé la manœuvre pour éviter se s'étaler après un dérapage. C'est que l'animal est turbulent et donne l'impression de descendre de scène pour venir nous chercher, nous travailler au corps. Quel régal de voir que l'enthousiasme, la générosité et l'énergie du groupe est non seulement intacte mais semble décuplée par la proximité.
A force de les voir, il devient difficile d'en parler sans se répéter. Le show est grandiose et fou, la technique irréprochable (des lumières qui donnent vie aux tableaux dystopiques au son, ample et puissant). On s'amuse comme des fous. On note cependant que le groupe continue de progresser : on ignore si c'est "écrit" ou si l'enchaînement des dates a amené cela spontanément mais chaque membre incarne son personnage avec un naturel saisissant. Ce sont des musiciens mais, avec leurs costumes et leurs rôles respectifs, on les croirait également tout droit sortis d'une bande-dessinée ou d'un cartoon. Ce soir, c'est Paul Prevel, alias B-28 (également derrière le magnifique projet Kloahk) qui brille de toute sa noirceur sous les projecteurs. Son arrivée officielle dans le groupe il y a deux ans est la meilleure chose qui soit arrivée au groupe ces dernières années : électron libre entre synthés et guitares, il habite la scène et offre au Shaârghot un nouveau side-kick charismatique attachant... et un poil inquiétant parfois.
Pour le reste, on se mange les titres du dernier album comme on entre dans une tornade : on a beau s'y préparer, ça secoue toujours autant et il n'est pas impossible de voir défiler sous notre regard un brin paniqué divers objets insolites et membres du corps (les jambes ont cette manie bizarre de se retrouver à hauteur des yeux). Les tornades ont cependant la politesse de ne pas éclater d'un rire dément lorsqu'elles s'amusent à casser vos corps, encore. Brun'O Klose à la guitare nous asperge d'étincelles. Skarskin balance des billets pendant Traders Must Die. La présence familière de Clem'X à la basse, avec son absurde pied de micro - porte gobelet apporte le supplément papier de verre dès que sa bouche s'approche du micro.... et comme d'habitude, on a du mal à distinguer Olivier derrière sa batterie. Tous suintent de charisme. Shaârghot mélange humour et ultra-violence dans un grand cirque cathartique et ironique où la mégalomanie des personnages contraste avec la générosité du groupe, qui salue longuement son public en fin de concert, et où la plus grande rigueur pour garantir le meilleur moment possible au public côtoie une spontanéité et un goût manifeste pour le chaos.
Quand Are You Ready? résonne, annonçant le début de la fin du set (il reste encore quelques perles rageuses avant le final fédérateur sur l'hymne apocalyptique Shadows et cette dualité viscérale entre colère, rébellion, fête et mélancolie dans laquelle Shaârghot trouve à nouveau un état de grâce aussi inattendu que puissant), on réalise alors que tout cela n'a duré que le temps d'un clin d’œil. Il valait mieux ne pas trop cligner des yeux, d'ailleurs, pour ne rien louper du spectacle (et mieux esquiver les morceaux de jambes et les dents qui volent). Les yeux finiront de toute façon au beurre noir, comme un symbole de résistance face au menaçant Great Eye tout vert qui nous scrute tout le long de la soirée.
On le savait mais il fallait le re-vérifier, encore et encore : Shaârghot en live, c'est toujours exceptionnel. Amusant, communicatif, bourrin, sauvage, fou, jouissif, salissant... On en ressort lessivé au Gazoil plutôt qu'à Vanish, en miettes, dégueulasses, puant, collant. On sait que dans les jours à venir, le moindre geste, le moindre contact provoquera une petite douleur, un craquement. La définition du bonheur.
Avant de faire tomber le rideau sur cette soirée magique, il faut encore remercier What the Fest pour son travail incroyable qui non seulement force le respect pour la qualité des soirées proposées mais est également absolument indispensable et nécessaire. Une passion acharnée et une envie d'offrir le meilleur aux gens, voilà qui caractérisait finalement toute la soirée dans son ensemble, alors allez les soutenir, eux et tous les autres. Face à l'obscurantisme et les illuminés, choisissez les ténèbres parce que sans ça, on n'aura plus qu'à se faire trois bises (comme il est de coutume à Montpellier) en se faisant bouffer par des moustiques en plein novembre et devant de sages mappings ou autres festivités patrimoniales à la con vraiment très sympa. Ex Tenebris Lux, comme on dit, et à l'année prochaine !