Il y a dix ans, on découvrait ce drôle de truc, trois types mazoutés avec une énergie pas possible qui dynamitaient une scène metal indus française dont les dernières secousses commençaient à dater. Ils avaient un nom bizarre ("y'a tout l'monde qui crie Chaârlhot, mais c'est qui Chaârlhot ?") et leur mélange jouissif de violence et de fiesta incitait le public, pas encore très nombreux, à être débile. On en ressortait crade, heureux, et avec le sentiment que ce machin qui sortait de nulle part mais qui faisait déjà preuve de beaucoup d'ambition, n'allait pas en rester là. Depuis, on a vu la marée noire se répandre. De trois sur scène, ils sont passés à quatre, puis cinq, puis six (voire huit, selon les morceaux). On les a vus dans un bar en banlieue de Meaux à entrée libre, on les a vus blinder le Gibus, les Gibus sont devenus des Petit Bain, les Petit Bain des Trabendo : aujourd'hui Shaârghot est devenu un des groupes importants de la scène metal française et fêtait ses dix ans à la Cigale le temps d'une soirée organisée par Gérard Drouot.
Pour l'occasion, la prestigieuse salle parisienne était plongé dans une lumière verte propre à l'univers du groupe, alors que les troopers de ce monde futuriste dystopique patrouillaient parmi la foule, décalage anachronique avec l'élégant décor de théâtre de la Cigale. Un rideau dissimule la scène, un comédien en costume reprend son rôle du clip / court-métrage de Black Wave pour venir taquiner le public avant le début du concert, l'attente devenant une autre partie du spectacle... Ils ont soigné le décor et le fait qu'un DJ Set d'un certain StrYder ouvre la soirée renforce quelque part cette immersion : c'est un peu comme se pointer à une teuf clandestine en pleine Cité Ruche. On se met en jambe au son de Tool, HEALTH, Skinny Puppy, Ministry ou Nine Inch Nails. Entre temps la sono de la salle crache des titres des OST de Doom Eternal et Cyberpunk 2077 et la queue pour le stand de merch intimide les plus braves. Il y a comme un truc dans l'air et quand on voit le soucis apporté aux détails en marge du concert, on sent que le show va être mémorable. Shaârghot n'a jamais lésiné sur les moyens quand il s'agit de tout donner à son public.
Hasard du calendrier ? Shaârghot fêtait ses dix ans d'existence scénique le soir de la Saint-Valentin. Mais dans la salle, dont la fosse commence à fourmiller de Shadows, c'était plutôt Steven (Cigale, tout ça...) que Valentin, ambiance tatane dans la tronche plutôt que bisouille. D'ailleurs, quand le concert commence enfin, aucune bise n'est venue, c'était tornade direct : nous voilà fort dépourvus. Il ne nous reste plus qu'à danser, maintenant. Le rituel du début reste inchangé : on attaque comme sur l'album Vol. III - Let Me Out, entre cette intro déjà épique et le morceau éponyme ultra-violent. "Comme d'habitude" avec Shaârghot, c'est un peu galvaudé : tout peut arriver dans la fosse, et d'ailleurs tout arrive ("je crois qu'une chaussure vient de passer au-dessus de ma tête", entend-on s'interroger).
Concert après concert, Shaârghot continue de s'améliorer. Ces derniers temps, on a vu le show lumière évoluer pour devenir une succession de tableau démentiels et majestueux auxquels la technique de la Cigale permet de rendre hommage correctement. On a vu cette troupe muter pour toujours plus apprivoiser ses personnages dont le jeu théâtral, avec ces couleurs vives, évoque parfois des cases de BD, alors que leurs postures sublimées par l'éclairage se font iconiques. Ce qui surprend ce soir, c'est comme tout semble juste, tout est parfait. Il y a la technique impeccable, certes, avec un son qui rend justice à toutes les couches et subtilités des morceaux, mais on est également surpris par le chant du Shaârghot, plus dans la maîtrise que d'habitude... Peut-être qu'avec les deux heures de concert annoncées, il fallait s'économiser un poil. Cracher ses cordes vocales, c'est rigolo mais pas forcément judicieux pour tenir sur la durée.
Et puis, après une poignée des habituels Now Die, Bang Bang ou Traders Must Die arrive une petite respiration. Une nappe, une mélodie qui monte. Un truc qu'on n'avait pas entendu depuis des années et qui semble jaillir de très loin, qu'on reconnaît mais qui a grandi en chemin : Uman iz Jaws, qui servait autrefois d'ouverture mais n'avait pas été jouée depuis longtemps, retentit et est la première grosse surprise de la soirée. Le morceau a été remanié pour ne pas dépareiller avec les titres plus récents et plus amples mais sa mélodie simple et redoutable n'a rien perdu de sa puissance. Le Shaârghot ressort son masque arachnoïde, c'est comme un Gibus il y a 9 ans sauf qu'on est quatre fois plus, qu'on se pète pas les rotules sur la scène et que tout est plus grand, plus fou (sauf nous, parce qu'on vieillit). On retrouve ce parfum dément, ce sentiment de proximité, ce chaos... mais dans une des plus belles salles de Paris !
Avec deux heures de show, il fallait bien une setlist adaptée. Étienne Bianchi, cerveau malade de tout ça, nous confiait en interview trouver que ses anciens titres n'étaient pas forcément à la hauteur. Retrouver la frénésie de Mad Party (et évidemment les ballons - œil), la fureur de The Way et surtout Shaârghot dont le lifting est le plus flagrant, donne envie de le contredire. Sur cette dernière, les mélodies et la lourdeur ont été boostées, c'est monumental, théâtral, apocalyptique. Espérons que les ressortir du placard leur donnera envie de les rejouer à l'occasion ! Le show est aussi aéré de pauses atmosphériques, des transitions qui nous rappellent tout le talent de Shaârghot pour donner vie à des ambiances cinématographiques (Ghost in the Walls, superbe)... au point d'espérer les entendre pousser également toujours plus dans cette direction !
La guitare de Brun'O Klose crache des étincelles, Skarskin fait le pitre et balance des faux billets dans la foule, les Mantis rôdent dans l'ombre, le temps file à toute allure. Sur scène, les musiciens amusent la galerie : walls of death, circle pits, et on saute à gauche et à droite, youpie-youpla. Au bout d'une heure environ, on réalise qu'en temps normal on approcherait de la fin. On n'en est qu'à la moitié et heureusement, cette heure est passé en un clin d’œil. Après AZERTY, le groupe nous fait le coup du "allez salut, c'est tout pour aujourd'hui". On y croit à mort. Skarskin monte sur scène, un téléphone à la main. Une sonnerie retentit, le répondeur du Shaârghot demande si l'on en veut encore. Cette sonnerie, on la reconnaît : le groupe assume jusqu'au bout le clin d’œil à Shut Your Mouth de Pain avant de se lancer dans Something in my Head, une des grosses surprises du dernier album et qui n'avait encore jamais été jouée en live. Dans le fond de la salle, on entend des "oh putain, yes !". L'interprétation est viscérale et dans l'esprit de l'émotion douce-amère, mélancolique et rageuse de Are You Ready? jouée un peu plus tôt. C'était un autre grand moment de la soirée. Et puis, après l'hymne Shadows et toujours cette rage qui vient des tripes, ce désespoir cathartique, c'est fini pour de vrai. En un dernier tableau, le groupe salue. Le rideau se referme lentement et, dans les derniers instants, avant de disparaître pour de bon, on s'attendrait presque à ce que le Shaârghot nous balance un "That's All, folks !".
La Cigale se vide et les fourmis ont le sourire mais aussi un peu le cafard, pas de doute : demain, la marée noire aura un coup de blues. C'est fini. Un show comme ça, on n'en reverra pas avant longtemps. Ça fait dix ans qu'on en voit de toutes les couleurs avec ces zozos-là, du noir évidemment, du rouge et du vert aussi, mais pas mal de bleus sur nos petits corps tout cassés. Avec son énergie folle et sa mise en scène aussi généreuse qu'ambitieuse, Shaârghot offre un truc unique à son public. Ça transpire la passion et le travail acharné, on a pu sentir que ce show avait bénéficié d'une attention particulière. C'était leur meilleur concert, l'apogée d'une première partie de carrière qui force le respect. Le mieux dans tout ça, c'est que même si l'on en sort avec déjà la nostalgie de ce moment incroyable, la nostalgie des vieux morceaux retrouvés pour peut-être juste ce moment exceptionnel, on meurt aussi d'impatience de découvrir la suite et de voir où ils vont nous emmener à l'avenir.