Bien souvent, pour trouver des trésors, il faut creuser. C'est dans les entrailles du Klub que le collectif Au-delà du Silence proposait sa neuvième séance "Aucune Petite Musique de Nuit" en associant deux personnages aussi rares qu'atypiques. Les apparitions de David E. Williams et Sieben en France se comptent sur les doigts d'une main malgré des carrières qui s'étalent sur plusieurs décennies. Neofolk, pop sombre, darkwave : peu importe les étiquettes, ces deux-là associent leur poésie à un art du décalage qui fait mouche.
DAVID E. WILLIAMS
Faute de meilleur mot, nous qualifierons ici David E. Williams d'olibrius goth. Le découvrir, pour un public non averti, passe tout d'abord par un frisson d'inquiétude : avec son apparence austère, l'artiste s'assoit derrière son synthétiseur et n'a pas franchement l'air du plus amusant des troubadours. Eh bien figurez-vous qu'il n'a pas seulement le look d'un personnage de la Famille Addams mais également l'humour pince-sans-rire funèbre.
David E. Williams parcourt sa discographie et enchaîne les titres courts qui mélangent absurdité et ironie, allant chercher la mélancolie dans des images inattendues ("vous arrive-t-il de souhaiter être quelqu'un d'autre... comme par exemple un cheval ?" demande-t-il, accablé, avant de faire rimer "I wish i was a horse, no marriage or divorce" avec, plus tard "I wish I was a corpse" - "j'aurais aimé être un cheval, pas de mariage ni divorce" puis "j'aurais aimé être un cadavre").
Le jeu de scène est à l'image des chansons : le minimalisme laisse la place à des fantaisies, des surprises toujours exécutées avec l'enthousiasme d'un croque-mort déprimé alors que ses mains donnent vie à des mélodies aussi simples que saisissantes. Des pas de danse résignés comme un condamné à mort, une gestuelle accusatrice, des yeux exorbités et des sourcils froncés : que ce soit pour nous parler de picnics ou de Idi Amin Dada, David E. Williams garde sa moue blasée. Entre les morceaux, il remercie en italien, en espagnol, en allemand... en bon américain, il explique sans l'ombre d'un sourire confondre les pays européens.
Et puis, subitement, après avoir mélangé tragique et comique en chantant le spleen d'un pied étouffant dans sa chaussure, après avoir pris une voix aiguë creepy sur Get Me Ladder ou férocement avoué préférer être un rat qu'un navire en perdition, David E. Williams plonge dans l'intime et le poignant dépouillé de facéties pour parler de maladie et de mort. La force des contrastes : on saisit mieux le tragique car on a pu s'amuser, on s'amuse mieux car on a besoin d'être soulagé après des moments aussi pesants. Maître de la rupture de ton et du bon mot sinistre, David E. Williams est autant attachant qu'il n'avait pas l'air d'un marrant une heure plus tôt et, dans son rôle délicieux et bien conscient parfois du ridicule, se fichant totalement d'avoir "l'air cool" ou ce genre de bêtises, il impose la mélancolie douce-amère d'un clown triste. Des artistes comme ça sont aussi rares que précieux : un olibrius, qu'on vous disait.
SIEBEN
Avec Sieben, c'est un tout autre genre de troubadour qui nous attend. Pas vu à Paris depuis une éternité (2007 avant Emilie Autumn, peut-être ?), Matt Howden est, lui aussi, unique. C'est évidemment en chaussettes dépareillées qu'il s'installe sur la scène du Klub, détail impératif que ses concerts streamés chaque semaine pendant les confinements ont rendu célèbre chez son public. Le sourire est chaleureux, comme toujours : on se voit en vrai, on est au Klub, mais Howden réussit à donner l'impression qu'on est dans son salon, comme à l'époque où il nous y invitait virtuellement. On en aurait presque la nostalgie de cette période covidée, où Sieben nous offrait chaque semaine un set de chez lui !
La setlist met en avant les travaux les plus récents du violonistes. Pour ceux qui n'ont pas suivi son évolution ou gardent un souvenir de sa venue en 2007, il y a de quoi être surpris. Depuis Crumbs en 2018, Sieben laisse exploser une colère, une ironie et un propos plus critique qui étaient jusque-là plus contenus (bien que l'on se souvienne d'irruptions enflammées comme Rite Against the Right en 2007). Au violon, bouclé grâce aux pédales à ses pieds, il ajoute l'électronique jusqu'à opter pour une froideur et une lourdeur industrielle aussi agressive qu'inédite sur ses titres les plus récents (la zinzin Ads 4U, Programme of Entertainment et ses vociférations ou la très méchante, le trip-hop sous stéroïde théâtral de What do I Know ou encore la violence de Fuzzageddon en fin de set).
Sieben a beau laisser s'exprimer sa fureur, la poésie n'a pas disparu et Howden arrache à Kev (c'est le nom de son violon en kevlar) des lamentations poignantes (ce final sur Black Moon, Rise Again du superbe The Old Magic, un titre rescapé de la période pré-Kev). L'intensité de ces nouveaux titres est décuplée en live grâce à l'énergie qu'y met Matt Howden comme possédé. Il descend parmi son public et se démène comme un fou, brandit son archet, arme avec laquelle il part à l'assaut de monstrueux moulins, sa musique contre la bêtise.
Entre deux transes ou il se sert de son violon comme d'une guitare, il s'amuse l'air de rien d'être complètement myope et du futur apocalyptique qu'un certain abruti orange finira bien par provoquer outre-Atlantique. C'est ça Sieben : une élégance et une politesse de tous les instants, un sourire facétieux pour nous parler de notre fin imminente, une charge enragée emballée avec poésie et un plaisir ludique de créer, de torturer Kev, de faire mumuse avec les loopers pour nous embarquer dans un univers créatif fou et jouissif. Quelle classe ! Il ne nous reste plus qu'à espérer que cette folie douce s'emparera à nouveau du public français un jour. Allez, on peut rêver : toi, l'organisateur riche et célèbre qui nous lit, programme donc Sieben avec Machinalis Tarantulae et Jo Quail, bon sang !