Suivre Amanda Palmer est particulièrement exaltant : la liberté que lui offrent les soutiens qu'elle reçoit via Patreon et son incroyable créativité lui permettent de sortir régulièrement de nouvelles choses, qu'il s'agisse de morceaux isolés ou d'EPs tous très variés (ces dernières années, par exemple, on a eu les magnifiques Sketches For The Musical JIB et l'hommage à Bowie Strung Out In Heaven). De sorties en sorties, elle s'entoure d'une petite troupe de collaborateurs, tels que Jherek Bischoff ou Edward Ka-Spel des LEGENDARY PINK DOTS avec qui elle sortait un album en 2017. On n'a pas eu le temps de réaliser qu'en fait, Amanda Palmer n'a plus sorti d'album solo depuis Theatre is Evil en 2012. Mis à part cette longue durée, l'état du monde justifie plus que jamais la sortie de There Will be no Intermission, un disque nécessaire à plus d'un titre.
L'artiste n'a jamais mâché ses mots ni masqué ses engagements divers, mais a toujours su faire preuve d'une subtilité, d'une compassion et d'une intelligence trop rare. Ce n'est pas un hasard si There Will be no Intermission sort le 8 mars, journée internationale des droits de la femme, à une époque où la plus grande puissance économique et culturelle mondiale revient sur des choses telles que le droit à l'avortement. Au-delà de son engagement féministe et humaniste (comme si l'on pouvait séparer l'un de l'autre), le disque promet également une plongée particulièrement personnelle dans l'âme de son auteur : la mise à nu de la pochette n'est pas que littérale et va au-delà d'un pied de nez aux puritains, aux fanatiques qui voudraient rendre invisible le corps des femmes ou aux réseaux sociaux et leurs algorithmes falsifiant tout rapport pseudo-social. Avant même d'en commencer l'écoute, cet album est déjà fascinant.
L'auditeur qui suit régulièrement l'artiste en connaît déjà une partie : plusieurs titres ont été mis en ligne en version démo ces dernières années, voire joués en live. Mais There Will be no Intermission est un album qui mérite que l'on s'y plonge entièrement avec une oreille neuve. Si l'on connaît les talents d'AMANDA PALMER pour passer d'une émotion à une autre, sa capacité à faire sourire au détour d'une formule ironique puis à nous toucher profondément, on ne pouvait pas s'attendre à ce début : après une intro lugubre, The Ride est un déballage émotionnel de dix minutes tout en élégance et en retenue, à la fois pudique et brutalement sincère, hanté par un piano mélancolique et fantomatique (que l'on retrouvera plus tard, à mi-album avec la transition donnant son titre à l'ensemble et avant la conclusion du disque) et le sens de la formule de Palmer, à fleur de peau. Notre attention est captée tout du long par la sincérité de ce qui s'en dégage et quelques passages plus intenses, avec plus d'emphase. Elle nous prévenait : There Will be no Intermission est un album qui n'aurait pas du exister, un exercice de survie à la fois effrayant et thérapeutique où l'on retrouve toutes ses angoisses et malheurs liées à sa situation de jeune parent et où il est question d'avortements, de fausses-couches, de deuils et de maladie. "It’s just a ride, and you’ve got the choice to get off anytime that you like / The alternative is nothingness" chante-t-elle avant d'y répondre "The ride is so loud it can make you think nobody's listening, But isn’t it nice when we all can cry at the same time" : l'écriture douce-amère est d'une justesse et d'une perfection rare.
Récemment, elle s'emportait à propos de la portée qu'avaient ses publications sur facebook, constatant qu'une chanson qu'elle avait mis 23 ans à écrire et qui contenait une expérience de vie véritable et sincère atteignait deux fois moins de monde qu'une anodine photo du quotidien, comme si le réseau social faisait tout pour maintenir des contacts superficiels entre les gens. C'est vrai que l'album dégage un vécu et un recul, jamais synonyme de distanciation : le piano et la voix proche d'Amanda Palmer crée une ambiance intime qui n'empêche pas les envolées. Les choses décollent d'ailleurs très vite, avec la pop désespérée et rageuse de Drowning in the Sound. Une rage qui explose par intermittence au long du disque, on la retrouve par exemple dans les couplets de Machete, et qui apporte au disque un mordant supplémentaire. Les morceaux, relativement longs, sont espacés de transitions hantées, aux accents carnavalesques rappelant ses travaux avec Jason Webley, qui permettent de respirer, d'atterrir après chaque morceau pour mieux se plonger dans le suivant. L'album est d'une profondeur abyssale et d'une grande variété : éviter la monotonie et la lassitude avec un disque aussi long, personnel et minimaliste dans ses instruments n'est pas simple. Pourtant, There Will be no Intermission y arrive très bien : non seulement il nous tient en haleine grâce à ses textes puissants et son chant qui prend aux tripes (Bigger on the Inside est bouleversante tout au long de ses huit minutes) mais se permet aussi d'inviter de nouvelles sonorités : le ukulélé, deuxième instrument de prédilection d'Amanda Palmer est ainsi très présent mais se retrouve parfois brutalement au centre de l'attention, comme dans The Thing About Things, ou alors un orgue très théâtral vient mettre en valeur le refrain de Judy Blume...
Cet album est particulièrement dense et d'une intelligence incroyable. Dans un exercice d'équilibriste impressionnant, AMANDA PALMER réussit à exprimer des tourments adolescents avec le vécu et les angoisses d'une adulte, à se dévoiler avec intimité tout en englobant de manière universelle son public et à faire de cette oeuvre si personnelle une prise de position politique forte. Elle jongle avec les émotions, insufflant une ironie parfois dramatique à ses textes qui devrait rendre fou ses détracteurs les plus obtus. Avec toutes ses peurs et ses pertes, cet album parle en fait de la vie et en est rempli. Les œuvres aussi puissantes et bouleversantes de sincérité, aussi riches autant dans le fond que la forme (pourtant simple en apparence) sont exceptionnelles et demandent certes du temps, du travail et un vécu. Mais ça, tout le monde peut l'obtenir. Par contre, il faut un courage et un génie comme celui d'AMANDA PALMER pour aboutir à un tel résultat. Et ça, c'est unique.