Chronique | Bloodywood - Rakshak

Pierre Sopor 9 mars 2022

Bien avant de sortir son premier album, peut-être même avant de vraiment se trouver, Bloodywood était déjà un phénomène. Karan Katiyar et Jayant Bhadula se lançaient en 2016 avec pour unique ambition de "détruire" des chansons pop en les reprenant à la sauce metal. Le buzz monte, notamment avec Heavy de Linkin Park et Tunak Tunak de Daler Mehndi, déjà très populaire sur internet grâce à son clip un brin kitsch (selon nos critères occidentaux, en tout cas). C'est avec Ari Ari, reprise des Bombay Rockers qui reprenaient eux-mêmes une chanson traditionnelle, que Bloodywood affirme son identité : sous-titré "indian street metal", le morceau assume son ancrage folk indien et invite le rappeur Raoul Kerr, qui devient définitivement le troisième membre du groupe.

La recette est trouvée et Bloodywood peut désormais lancer la machine à hits avec une énergie contagieuse et une générosité typique des productions made in Bollywood : on en prend plein la vue, plein les oreilles et leur premier album, Rakshak, est une tempête folle et jouissive. Au-delà des voix de Bhadula et Kerr, dont l'alchimie est d'une efficacité redoutable, plus encore que les mélodies (la flute de Katiyar, indispensable), ce qui impressionne d'emblée chez Bloodywood sont les percussions. Tribales et massives, elles apportent une lourdeur et un impact imparable aux compositions, une vitalité explosive irrésistible. Gaddaar, Machi Bahsad Chack Le... les hymnes fous et intenses s'enchaînent et nous emportent avec eux, tornade toute puissante à laquelle on n'a, de toute façon, aucune envie de résister.

Alors que l'étiquette folk metal est encore souvent synonyme de sonorités européennes, scandinaves, germaniques ou celtiques, les propositions plus dépaysantes se multiplient et ont, forcément, pour nos oreilles l'attrait d'une forme de nouveauté. Mais au-delà de cette curiosité des premiers instants, au-delà de ce côté accrocheur et fun immédiat, Bloodywood sait se renouveler et donner à son album une réelle profondeur. Ce ne sont pas que des "rigolos qui font des parodies sur internet" (Karan Katiyar était d'ailleurs avocat) : peut-être motivé par Kerr, dont c'est une des marques de fabrique, le trio se frotte à des thématiques sociales souvent lourdes et la musique prend alors des directions plus mélancoliques pesantes (l'émotion qui jaillit en crescendo dans Zanjeero Se, le flow furieux de Dana-Dan avec sa rythmique hachée menaçante et ses plaintes spectrales en fin de morceau, la plus introspective Yaad,  la crépusculaire et écrasante BSDK.exe, moment le plus noir de l'album).

Si bien sûr, comme c'est souvent le cas avec les albums aussi percutants du début à la fin, la résistance de l'auditeur est parfois mise à l'épreuve et il n'est pas interdit de ressentir quelques coups de fatigue, Rakshak est un premier album réjouissant et fédérateur. Avec son mélange d'influences et cette tornade d'humeurs, de textures, de couleurs, Bloodwood a réussi à proposer un premier album dont l'énergie n'est pas sans rappeler celle de leur pays. Aucun doute : ce projet qui a commencé comme un truc qui buzz sur le net a le capital sympathie et le talent pour tout conquérir.