Birth of Violence a cinq ans : jamais Chelsea Wolfe n'avait laissé passer autant de temps entre deux albums. Certes, une pandémie mondiale est passée par là et l'artiste a multiplié les collaborations, que ce soit avec Converge le temps de l'album BloodMoon I, avec le compositeur Tyler Bates sur la bande originale de film X, avec Emma Ruth Rundle pour un single ou même avec DC Comics pour accompagner une publication de l'éditeur. On sentait déjà sur son dernier album une remise en question avec ce virage entièrement acoustique, comme pour se débarrasser des ambiances étouffantes d'Abyss et Hiss Spun et aller vers plus de simplicité. Chelsea Wolfe le dit elle-même : She Reaches Out to She Reaches Out to She est une renaissance, une œuvre cathartique, le fruit de sa quête cyclique de guérison.
Les mots sont donc posés : "renaissance" mais également "cycle". Il y a déjà ce titre d'album, que l'on peut répéter à l'infini, évocateur de Sisyphe poussant son rocher, encore et toujours... Mais aussi, et surtout, une réinvention stylistique qui passe par un regard en arrière. En soit, Whispers In The Echo Chamber ouvre l'album comme une note d'intension en synthétisant le carrière de Chelsea Wolfe tout en ouvrant de nouvelles voies. La mélancolie s'exprime dans le minimalisme, l'électronique est de retour avec une orientation entre trip hop et industriel avant qu'une lourdeur très doom et quelques riffs metal ne viennent plonger la fin du morceau dans la tempête. Une chambre d'écho, où se répètent en boucle certains mots, encore et encore : on comprend alors que le cycle doit être brisé, qu'elle cherche à y échapper.
Si elle n'a rien perdu de sa superbe, Chelsea Wolfe semble s'être débarrassée de certains artifices. L'artwork où elle pose en un simple tee-shirt en dit long : fini les rituels ténébreux, la quête d'authenticité entamée il y a cinq ans continue, quitte à laisser un peu de côté cette image de "Prêtresse des Ténèbres" qui lui collait à la peau. Elle chante "Surrounded by living ghosts, you see, I thought I had to swallow them before they swallowed me" (Entourée de spectres vivants, j'ai cru devoir les avaler avant qu'ils ne m'avalent), comme pour mieux évoquer ses démons passés dont elle se détache, ces anciens liens dont elle se débarrasse (et notamment son label historique, Sargent House, entaché par des accusations de harcèlement envers ses artistes moins connues).
Chelsea Wolfe n'a pas besoin d'appuyer plus que ça sa séance de spiritisme pour invoquer des fantômes, les siens en l’occurrence : ils hantent son album de bout en bout, rôdant par exemple dans les nappes d'Everything Turns Blue et son refrain hypnotique. Pourtant, Chelsea Wolfe n'a jamais été aussi loin dans l'expérimentation. Elle et son producteur / multi-instrumentiste Ben Chisholm jouent avec l'électronique, les collages et les contrastes, à l'image d'Eyes Like Nightshade et sa froideur synthétique très industrielle pleine de glitchs et aux beats qui s'emballent à laquelle le chant toujours chargé d'émotions éthérées apporte une présence spectrale pendant qu'une discrète mélodie s'incruste. En remettant l'électronique au premier plan, She Reaches Out to She Reaches Out to She se rapproche forcément souvent du mémorable Pain is Beauty sorti en 2013. Retour cyclique ? Oui, mais pas seulement : ce nouvel album est plus un lointain descendant mutant qu'une redite.
N'allez cependant pas croire que, dans sa quête de guérison, Chelsea Wolfe en oublie les ténèbres. Au contraire, elles sont omniprésentes : une catharsis se doit d'être douloureuse et She Reaches Out to She Reaches Out to She déborde de splendeurs gothiques, de mélancolie et d'angoisse (le rythme paniqué de House of Self-Undoing). Cependant, loin de la pesanteur anxiogène et étouffante des albums plus doom, la mélancolie s'exprime plus ici dans l'immatériel, l'insaisissable, comme pour illustrer une forme de détachement de la part de la chanteuse qui survole ses peines plutôt que de les laisser l'enterrer. L'album fait parfois preuve d'une ampleur rarement entendue dans ses précédents travaux, à l'image d'Unseen World et le mystère de sa mélodie orientale quasi épique que l'on regrette de voir s'interrompre si rapidement.
On a souvent comparé Chelsea Wolfe à Björk ou PJ Harvey, ses collaborations avec King Dude faisant forcément écho à la rencontre entre de la chanteuse britannique et Nick Cave. On la découvre aussi héritière torturée de Portishead (quelque chose évoque Bristol dans Tunnel Lights ou l'obsédante The Liminal, mais visitée par Nine Inch Nails), proposant une espèce de trip-hop hallucinée et anxiogène (on pense alors au chemin emprunté par GGGOLDDD sur son dernier EP). Il ne suffisait pas à Chelsea Wolfe d'être vue comme la cheffe d'une meute de louves tourmentées (d'Emma Ruth Rundle à King Woman en passant par A.A. Williams, Darkher ou même Frayle, entre folk minimaliste, rock sombre et doom mystique) : elle continue à se réinventer, à chercher de nouvelles façons d'exprimer ses vagues à l'âme.
Si avec Dusk elle conclue l'album sur un titre tourné vers la lumière, avec une guitare conquérante comme jamais on n'en avait entendue chez elle, là encore, cette notion d'éternel recommencement rampe dans les ombres : on lui souhaite cependant que la nouvelle nuit qu'annonce ce "crépuscule", et le romantisme vampirique qui l'accompagne, soit plus exaltante que terrifiante. Ce nouvel album de Chelsea Wolfe est moins théâtral ou moins suffocant que certains de ses précédents travaux. Il n'en est pas moins passionnant : l'artiste y prouve sa capacité à se réinventer et à échapper aux classifications tout en restant fidèle à elle-même. C'est sombre, étourdissant aussi, mais surtout superbe.