Remontons le temps : à la toute fin des années 80, l'ambiance commence à sérieusement se dégrader du côté de Skinny Puppy. La création de l'album Rabies avec l'implication d'un certain Al Jourgensen a laissé un goût amer à cEvin Key et Dwayne Goettel, qui reprochent à Nivek Ogre de laisser trop de place à son nouvel ami et de consacrer plus de temps à ses à-côtés (Pigface et Ministry, qu'il accompagne en tournée pour défendre A Mind is a Terrible Thing to Waste) qu'à son groupe principal. Ils font alors appel à leur ancien camarade Bill Leeb, passé par Skinny Puppy au milieu des années 80 et qui était parti en 1986 pour fonder Frontline Assembly, et décident ensemble de se lancer à leur tour dans un side-project. Cyberaktif ne sort qu'un seul album, Tenebrae Vision, en 1991. Puis, la vie reprit son cour : Dwayne Goettel meurt en 1995, Skinny Puppy splitte une première fois puis se reforme au début des années 2000, Bill Leeb et cEvin Key continuent leur chemin chacun de leur côté, multipliant les aventures musicales. Mais comme le prophétisait un des titres les plus connus de Tenebrae Vision : "nothing stays the same"...
Il aura fallu attendre que Skinny Puppy annonce officiellement la fin de sa carrière, une quarantaine d'années après sa formation et avec un dernier album déjà vieux de dix ans pour que Cyberaktif, à la surprise générale, ne sorte de son sommeil. cEvin Key retrouve Bill Leeb, qui invite son indispensable binôme Rhys Fulber (ensemble, ils sont également impliqués dans Noise Unit et Delerium) pour former un nouveau trio. De l'aveu de Key, le retour de Cyberaktif a pour fondations des travaux réalisés dans l'optique d'un nouvel album de Skinny Puppy et laissés de côté depuis 2017 ou 2018...
Ce n'est donc pas une surprise si eNdgame évoque régulièrement les travaux "récents" des chiots de Vancouver (tout particulièrement les albums hanDover et Weapon), entre le psychédélisme synthétique de Locked Away, la menace sous-jacente de New World Awaits, les beats de You Don't Need to See, les nappes mélancoliques de The Freight ou encore cette rythmique sur la bien nommée Broken Through Time (une très chouette concession nostalgique presque anachronique) accompagné par une scansion sinistre caractéristique. Bill Leeb y apporte sa voix de spectre robotique, plus douce et accueillante que celle de Nivek Ogre, insufflant immédiatement aux morceaux un potentiel tubesque, une efficacité séduisante quelque soit le registre (la voix claire de You Don't Need to See, le mélange de mélancolie poétique et de charisme fédérateur d'A Single Trace).
Il y a quelque chose d'assez jouissif à écouter ce que ces trois artistes ont à nous offrir : de leur côté, Leeb et Fulber n'ont, eux non plus, jamais cessé d'expérimenter avec l'électronique, de varier les plaisirs et de coller à leur époque (Frontline Assembly a notamment incorporé des éléments synthwave et dubstep à sa musique). Key, qui se demandait récemment ce que l'étiquette "industrielle" voulait dire à notre époque, a donc trouvé des compagnons de jeu dont l'univers et les envies sont similaires aux siennes. Cet eNdgame peut donc se voir comme un laboratoire musical affranchi de contraintes : après tout, après trente ans d'absence, c'est presque un projet neuf. Mais si le matériel a évolué et que les hommes derrière la musique sont moins torturés, on retrouve ce plaisir de jouer avec les sons et les textures, ce goût pour l'empilement.
Ce comeback de Cyberaktif apporte une satisfaction de tous les instants. Leeb et Fulber y ont apporté leur savoir-faire en terme d'efficacité : les titres arrivent rapidement à l'essentiel malgré leurs richesses et leurs fioritures. Des rythmiques haletantes, un son qui taquine l'étrange sans pour autant plonger dans le malaise ou le désagréable, une variété d'humeurs et un équilibre toujours subtil là où se rencontrent les nappes contemplatives et les rythmes plus durs. On s'amuse régulièrement de voir comment la légèreté relative d'un morceau peut soudain être corrompue ou gagner en ampleur (Bitter End, In Deinem Träumen). La voix de Leeb sert de liant, pansement polyvalent à la fois rude et doux, inquiétant et familier. Après avoir mené tambours battant eNdgame, le trio nous laisse avec Splot, une piste hantée par une mélodie lugubre discrète, des couches de samples et une montée en intensité minimaliste douce-amère étonnamment émouvante : c'est à la fois bizarre et touchant, halluciné et beau comme un cyber-bébé à huit pattes recouverts d'yeux qui s'éloignerait au soleil couchant.
Avec eNdgame, Cyberaktif stimule toujours notre curiosité : il y a toujours une surprise, une trouvaille, un élément inattendu qui vient se greffer ou faire basculer un morceau dans un registre différent. En optant pour des structures faciles à assimiler et à aimer, le trio allie avec justesse ses ambitions de liberté et son savoir-faire quand il s'agit d'accrocheur l'auditeur. L'album part dans tous les sens tout en étant dompté, maîtrisé. L'effet, lui, est jouissif. Les racines de ce trip sous acide electro/indus sont évidemment flagrantes, mais la démarche de Cyberaktif est résolument ancré dans la modernité. Pourvu qu'il ne faille pas attendre à nouveau trois décennies pour avoir de leurs nouvelles !