Linga Dei est le quatrième album de ELE YPSIS, duo formé par le compostieur Stélian Derenne et de la chanteuse Laure Le Prunenec, officiant également chez IGORRR, ÖXXÖ XÖÖX, CORPO MENTE et RÏCÏNN. Amateurs d'étiquettes et de musique compartimentée prête à consommer, avec un gros "usage facile" dessus, passez votre chemin. ELE YPSIS n'attend rien de moins que votre plus totale attention, votre oreille et probablement votre âme.
D'âme il est bel et bien question ici, tant la musique du duo a quelque chose de sacré. Certes, le titre renvoie déjà au divin (le linga, ou lingam, est un symbole phallique de Shiva, c'était l'instant wikipedia), mais dès Axis Mundi, l'album pousse au recueillement. On entend une porte s'ouvrir, un orgue et des cloches retentissent, accompagnés d'un chant éthéré : nous ne sommes déjà plus vraiment dans notre terne monde quotidien. Nous nous en rendons à peine compte qu'un violon et une pulsation électronique emballent le morceau, le tumulte et le chaos venant chambouler ce qu'on avait d'abord pris pour une méditation apaisée. Il y a toujours eu cette tendance dans la musique de ELE YPSIS, cette envie de surprendre, cette façon de construire de longs morceaux qui nous séduisent et nous font voyager, avant de nous secouer lors de conclusions plus chaotiques. Linga Dei va plus loin encore, poussant les aspects apocalyptiques de ce projet à son paroxysme : il y a quelque chose de très baroque dans cette accumulation de notes, de couches, d'émotions. Obsidia est un morceau dont l'intensité ne peut laisser insensible, avec un conclusion particulièrement violente, folle, débridée. Les instruments classiques s'emballent, le chant plein d'emphase se mue parfois en cri, l'électronique fourmillante devient glitchs.
Avec une certaine ironie, et toute la modestie qu'impose une telle comparaison, ELE YPSIS mentionne Stravinsky comme influence. On pourrait évidemment aussi bien y ajouter DEAD CAN DANCE ou APHEX TWIN, d'une certaine manière, mais il y a dans l'énergie folle de leur musique quelque chose qui rappelle le compositeur russe, peut-être cette façon de créer quelque chose de vivant et viscéral en imposant des rythmes effrénés. Linga Dei est un album dans lequel il est facile de se perdre, à condition de réussir à y entrer. Il s'agit d'une oeuvre exigeante nécessitant que l'on s'y consacre pleinement, où même le langage (propre ici à la chanteuse) participe au mystère. On peut y sentir la dévotion des deux artistes pour leur travail, et c'est désormais à l'auditeur de faire preuve de la même attention. Ce n'est pas un album qui va rythmer votre jogging, ou à passer en fond quand on cuisine. Pour être apprécié pleinement, Linga Dei attend de vous une écoute entière, attentive, exclusive pour dévoiler en retour ses richesses et vous offrir l'esprit que les artistes y ont insufflé. On les sent d'ailleurs poussés dans leurs derniers retranchements sur l'épique morceau-titre de presqu'un quart d'heure qui conclue l'album. Avalanche théâtrale de notes au rythme imprévisible et changeant, ce titre en est presque épuisant physiquement. Une fin judicieuse, tant rien ne saurait passer après sinon le silence.
Linga Dei est un album peut-être hermétique au premier abord mais qui respecte assez son auditeur pour lui offrir un travail entier, sincère et total et lui fait assez confiance pour qu'il s'y plonge corps et âme sans pour autant lui en livrer toutes les clés. C'est bien le moindre que l'on puisse faire pour ELE YPSIS qui nous offre une oeuvre folle, à la fois apocalyptique et pleine de vie, chaotique et perfectionniste, intense, spirituelle et viscérale. À condition de bien vouloir en trouver l'accès, on ne quitte pas cet univers indemne.