Chez Fragile Figures, tout est sombre poésie et tension : les évocations du duo colmarien nous frappent dès les artworks, graphiques et mystérieux, avant que la musique ne vienne donner vie à toutes sortes de spectres. L'expérience se poursuit alors en live, quand les silhouettes des deux musiciens se détachent des images projetées sur l'écran derrière eux, donnant vie à un univers fait de mélancolie, de rêveries, mais aussi de dureté. Leur second album, See the Charcoal Rats, arrive à point nommé à la fin de l'hiver, comme pour mieux accompagner nos froides errances.
Charcoal, le charbon. Les mines, le souterrain, les vestiges d'une ère industrielle qui hantent encore le paysage : l'imaginaire sied à l'est de la France et nous met en condition. Alors que l'on croit entendre dans de discrets chœurs à la connotation sacrée les lamentations de fantômes d'un passé oublié, le ton se durcit. Le charbon, ça noircit et Fragile Figures a beau être un projet discret, ils maîtrisent les nuances et crescendo comme bien peu. Les rythmiques programmées de Kai Reznik, impitoyables, imposent une cadence mécanique. La guitare y apporte des états d'âme. La base de Julien Judd, elle, sert de nerfs et, dans ses accents post-punk, insuffle angoisse et urgence.
C'est beau à s'y perdre, il ne faut que quelques instants pour que leur "noise rock cinématographique" nous emporte dans ces paysages recouverts de neige et de poussière. Les reliefs se créent, naturellement. L'organique réussit à s'extirper de l'intransigeance des machines, l'âme dans le synthétique, les fleurs qui bourgeonnent dans le permafrost. Les figures sont peut-être fragiles mais surtout acrobatiques. Le souffle coupé, on suit le fil d'un labyrinthe onirique captivant alors que ilaisse à l'auditeur la place pour donner vie à ses propres images, ses propres spectres.
Fragile Figures est plus muet encore que d'habitude... mais alors que les paroles samplées sont moins nombreuses, jamais la musique ne semble avoir autant parlé, crié même. Une rage nouvelle semble les habiter, quelque chose qui bouillonne sous la surface et ne demande qu'à jaillir. C'est dense et les tentations electro indus sont plus flagrantes également (L'automne, hypnotique, ou la très bien nommée Post-Industrial Nightmare et cette descente vertigineuse dans un abîme de tôle rouillée).
Les rêveries du duo ont toujours eu cette faculté d'abolir les notions de temps et d'espace chez l'auditeur, évoquant une immensité intemporelle, une page blanche sur laquelle on peut certes écrire mais surtout chercher à se souvenir de ce qui a été effacé, comme les virages de cette musique insaisissable. Avec I Know They're Robots et sa citation de Westworld, puis Arachnopolis, Fragile Figures lie le passé industriel à un futur déshumanisé et synthétique : que l'on regarde en avant ou en arrière, l'humain ne semble pas avoir sa place... Il n'y a que dans ce présent hors du temps que l'on peut respirer, avant ce final où les lamentations de la guitare répondent au martèlement inlassable de l'électronique : une fois n'est pas coutume, le cœur qui bat ne se trouvera pas ici dans le beat. Les nuisances synthétiques s'invitent de plus en plus, évocatrice d'un dérèglement, d'un effondrement. Fragile Figures tend à l'apocalyptique lors d'un dernier titre épique : huit minutes ont passé sans que l'on pense même à respirer.
Ces cauchemars tortueux et cette poésie intemporelle sont d'une puissance rare. Fragile Figures ne parle pas, ne frime pas, ils s'excuseraient presque d'exister. Mais alors, quelle aventure ! See the Charcoal Rats passe en un clin d’œil et, tel Jack Nicholson errant dans le labyrinthe de Shining, l'auditeur prend alors le risque d'oublier le temps au point de se l'écouter en boucle jusqu'à être à son tour recouvert par la neige, nouveau fantôme perdu qui vient s'ajouter à ceux de la musique.