Chronique | Hangman's Chair - Saddiction

Pierre Sopor 10 février 2025

Saddiction : le titre, mélange de "sad" (triste) et "addiction", en dit déjà long. On sait comme Hangman's Chair peut être étouffant et désespéré et c'est avec un réel plaisir que l'on retourne se blottir dans la mélancolie du quatuor francilien, que l'on va se lover dans la couverture froide et grise de détachement et d'abandon qu'ils nous partagent chichement, là, camarades d'une nuit croisés sous un abris bus oublié ou au détour d'une allée qu'aucun lampadaire ni espoir ne vient plus éclairer. C'est avec plaisir que l'on se planque sous sa capuche pour effacer le reste du monde, que l'on se replonge dans ces gouffres de spleen et que l'on frissonne d'avance à l'idée de renouer avec ce mélange de pesanteur angoissée et d'influences cold wave éthérées.

On ne va pas vous le cacher : on espérait voir nos quatre gaillards continuer toujours plus loin dans voie de plus en plus assumée depuis une grosse dizaine d'années et Saddiction vient satisfaire nos espoirs. L'album commence en nous mettant K.O. : dans les premiers instants de To Know the Night, le batteur Mehdi Birouk Thépegnier nous assène ces frappes dont il a le secret, écrasantes et à la réverbération hantée par mille spectres. L'auditeur est sonné, étourdi, et peut alors commencer à se perdre, guidé par les plaintes de guitares qui réconcilient les influences doom, grunge, hardcore et surtout new wave et cold. Chez eux, les nuages s'amoncellent, gonflés par cette basse qui doit autant à la grisaille de la banlieue parisienne qu'aux briques rouges des quartiers prolos de Manchester. Quand il pleut, ce ne sont pas des gouttes mais des parpaings qui nous assomment.

Hangman's Chair nous plonge dans un brouillard de tourments mais le fait avec un entrain assez inédit : la tension post-punk de l'entêtante The Worst is Yet to Come (belle promesse) lui donne son côté dansant : imaginez une rencontre entre Killing Joke et la poisse déprimante d'Alice in Chains, ou The Cure qui se met à des choses plus lourdes. Bizarrement, en se refroidissant comme jamais, Hangman's Chair semble moins oppressant : l'idée d'en finir se caresse comme la promesse d'un espoir, un échappatoire, une lumière qui filtre à travers le béton. 2 A.M. Thoughts, avec Raven Van Dorst de DOOL, est un hymne aussi dévastateur que fédérateur. Les deux projets, qui partagent ce même goût pour l'errance, la mélancolie, la nuance et les tentations doom, étaient faits pour se rencontrer et le résultat est à la hauteur des attentes. "Ain't that a lovely way to go ?" : carrément les gars, celle-là va dans notre playlist de funéraille instantanément.

Idées noires, labyrinthes urbains, atmosphères planantes. Des millions d'âme entassées, enfermées, condamnées. Hangman's Chair sort de sa banlieue parisienne pour évoquer les souvenirs de la Citadelle de Kowloon avec Kowloon Lights. Les plaintes déchirantes de Cédric Toufouti s'extirpent des barres d'immeuble, la guitare de Julien Chanut sanglote, les horizons sont bouchés. Hangman's Chair sait mieux que personne comment bouleverser avec trois fois rien, deux ou trois accords, un riff simple : ils gardent la frime pour le jeu de scène, ici tout est au service de l'émotion. Les apocalypses y sont personnelles quand, dans les dernière secousses d'une agonie, le dernier hoquet d'un mourant ou les dernières pierres d'une avalanche de déveine, le groupe assène ses derniers uppercuts après nous avoir noyés dans ses nappes introspectives (In Disguise et sa conclusion ou le matraquage de Neglect, tous deux impitoyables).

Pourtant, dans ses derniers instants, Saddiction semble moins plombé, il se dégage de 44 YOD et de Healed? une forme d'acceptation douce-amère. Le point d'interrogation en fin du dernier titre, magistrale conclusion doom / post-punk à la teneur à la fois définitive et tournée vers l'avenir, amène la nuance : et si, finalement, plutôt que de sortir de sa dépression, Hangman's Chair arrivait à trouver un terrain d'entente avec ? Une résignation entre défaite et apaisement, on "fait avec" jusqu'à ce qu'on n'en puisse plus. Cette lumière au bout du tunnel a le teint blafard d'un néon, elle ne réchauffe pas mais permet au moins d'y voir quelque chose. C'est aussi ça, vieillir : errer jusqu'à en oublier où l'on allait, prendre de la hauteur comme une âme quitterait l'existence. La noirceur s'estompe et devient grise, le gris du ciel, le gris du béton, le gris dans les yeux et dans le cœur. Les choses n'iront pas mieux, on est partis pour laisser vagabonder nos carcasses encore un moment, alors autant voyager avec cette tristesse et en faire une amie, la fameuse "saddiction" qui donne son titre à l'album. Un réconfort cruel, mais avec Hangman's Chair on n'aura pas plus jovial. Saddiction, lui, touche au sublime dans toutes ses nuances, dans sa façon d'embrasser pleinement son spleen, avec cette paix retrouvée dans les défaites.