En très peu de temps, HEILUNG est devenu un petit phénomène, le trio réussissant à unir le mystère de sa musique inspirée par une "histoire amplifiée", faite de fantasmes et de rituels ancestraux, et un sens du théâtre qui s'exprime lors de concerts-spectacles-rituels millimétrés. Avec son deuxième album Futha, le groupe s'orientait vers une musique toujours plus atmosphérique et rassurante, prenant ses distances avec les borborygmes et chuchotements inquiétants d'Ofnir, premier album plus sombre et martial. Au tour de Drif désormais de faire voyager l'auditeur dans le temps. Mais dans quelle direction ?
On peut apprécier HEILUNG simplement pour sa musique, sans prendre en compte tout le folklore, mais ce serait passé à côté d'une partie du travail du groupe. Un album d'HEILUNG est accompagné de "clés" pour en appréhender des morceaux qui seraient autrement bien cryptiques. Drif ne fait pas exception et le nom de l'album en explicite d'emblée le concept. Drif signifie "rassembler" : plutôt que de rester concentré sur les cultures du nord de l'Europe, HEILUNG s'éloigne de ses contrées habituelles et rend hommage à différentes civilisations. Comme ils le disent eux-mêmes, une civilisation n'apparaît pas de nulle part et est connectée à d'autres : on trouvait de la soie venue d’Extrême Orient en Europe dès l'Age de Bronze, ou des perles originaires de ce qui serait aujourd'hui la Syrie chez les Vikings. HEILUNG connecte ainsi le temps et l'espace dans une démarche d'ouverture culturelle nécessaire et appréciable.
Musicalement, cela se traduit forcément par de nouvelles influences qui s'expriment dans Drif, notamment orientales. Ce n'est pas flagrant tout de suite, Asja et Anoana étant respectivement une chanson d'amour et un sort originaires d'Europe du Nord tiré du Hávamál, un poème de l'Edda poétique. HEILUNG ne s'y réinvente pas, entre incantations en chant de gorge et chaleur apportée par la voix de Maria Franz, instruments traditionnels et primitifs enregistrés en acoustiques puis lourdement traités en postproduction, mais HEILUNG fait toujours preuve d'un bel instinct de composition pour faire naître les émotions, et de construction pour offrir sur la durée aux morceaux leur puissance dramatique. L'intrigante curiosité de l'album est Tenet, inspirée par le célèbre carré magique découvert à Pompéi et chanté en introduction du morceau : Sator, Arepo, Tenet, Opera, Rotas. Un palindrome de gauche à droite, mais également de haut en bas une fois les mots mis en carré. HEILUNG s'est lancé le défi de faire du morceau un palindrome : à l'exception d'une partie des paroles, il est identique qu'on le joue dans un sens ou dans l'autre. Avec ses chœurs mélancoliques, ses lentes percussions discrètes et ses chuchotements, il exprime aussi le talent du groupe à retranscrire un mystère et une magie primitive.
Drif permet à HEILUNG de continuer à chercher la guérison dans le passé, l'apaisement. Si l'ensemble paraît toujours plus lumineux, laissant régulièrement à des morceaux atmosphériques la tâche de faire jaillir la grâce et l'élévation spirituelle au travers de la voix de Maria Franz (Nesso, Nikkal), le groupe n'a pas perdu son savoir-faire pour nous plonger dans les ténèbres et les ambiances guerrières. Les très minimalistes Urbani et Keltentrauer, avec leurs chœurs, leurs cris, leurs sons de bataille et d'armes en metal qui s'entrechoquent devraient fournir aux spectacles du groupe des interludes musclés et lient un chant de soldats Romains et une bataille de ces mêmes Romains contre les Celtes. On préfère néanmoins quand HEILUNG est plus mystique, moins dans la démonstration de force : Buslas Bann et son chant de gorge guttural dégage une lourdeur et une menace adaptée à la malédiction supposée apporter chute et terreur, bien que les paroles évoluent peu à peu pour devenir une bénédiction. Avec Marduk, HEILUNG conclue son album dans le dépouillement et les chuchotements mystérieux, récitant les cinquante noms du dieu babylonien qui auraient des propriétés magiques. L'ambiance primitive y est particulièrement réussie et offre à Drif le genre de conclusion idéale : obscure, inquiétante et après lesquelles seul le silence peut s'installer. HEILUNG et le sens du théâtre, toujours.
Drif est un album comme d'habitude très riche thématiquement. La démarche du groupe en studio est autrement plus passionnante que le grand spectacle ayant fait sa renommée : HEILUNG creuse et s'approprie diverses histoires, unit les cultures, les dieux, les mythes en tissant des liens via sa musique entre les époques et les continents. Il y est question d'antiquité Romaine, de Vikings, de dieux mésopotamiens. La musique est créée avec des ossements, mais également de l'électronique. Plutôt que de s'enfermer dans une bulle temporelle fantasmée et artificielle, HEILUNG fait exploser les frontières et explore, cherchant de nouvelles façons de donner à ses compositions un aspect rituel. Le groupe dit que Drif est un album "impossible à dompter", qui a suivi son propre chemin : on veut bien les croire. Le résultat a beau être éclaté, il est cohérent. Drif est un album méditatif et magique qui, s'il n'amène pas de franche révolution du style HEILUNG, continue d'approfondir la démarche du groupe.