"Un jour, nous jouions au Damnation Festival en face de tous ces gens et 24 heures plus tard j'étais de retour au boulot, à apprendre à des enfants comment fabriquer des panneaux solaires. C'est moi : ridicule et pleine de sang !". Julie Christmas a tout dit et l'artwork de son nouvel album, avec cette photo floue, ce grand sourire et cette bouche ensanglantée, enfonce le clou. Artiste aux multiples facettes et à l'énergie indomptable, Julie Christmas est aussi bien trop rare : ses précédents groupes Battle of Mice et Made Out of Babies ont disparu avec le début des années 2010, son premier (et jusque là dernier) album en son nom propre remonte à quatorze ans et sa collaboration avec Cult of Luna sur l'album Mariner a déjà huit ans. Ridiculous and Full of Blood était attendu et l'on s'y plonge avec le plaisir bien particulier de retrouver une tempête intime jouissive et non dénuée d'angles pointus auxquels se heurter et s'écorcher.
Entourée de musiciens issus de groupes prestigieux (Johannes Persson de Cult of Luna et John LaMacchioa de Candiria aux guitares, Chris Enriquez de Spotlights à la batterie, Andrew Schneider de Kenmode à la basse et Tim Tierney de On the Might of Princes aux claviers), Julie Christmas est une tornade qui démolit les frontières stylistiques et bondit avec gourmandise d'une humeur à une autre. Not Enough donne le ton, avec cette tension sous-jacente, ce pétage de plombs contenu qui couve et explose. Elle menace, déclame, rugit, minaude : la démonstration est impressionnante, autant pour les capacités vocales de la chanteuse que pour l'émotion qu'elle insuffle. Rock alternatif, grunge, pop bizarre, doom, grunge : il y a un peu de tout ça chez Julie Christmas.
Si elle ne renoue jamais avec la lourdeur de Battle of Mice, la présence de Johannes Persson se fait sentir au-delà du relief qu'il donne aux guitares : sa voix transforme The End of the World en grand-huit vertigineux mais c'est surtout la progression de The Lighthouse, entre mystères oniriques et exorcisme furieux, qui étourdit. La traversée de Ridiculous and Full of Blood nous fait également passer par l'hymne fédérateur Supernatural et son refrain poignant, les jaillissements neo-metal de Thin Skin, les facéties creepy-chelou de Kids et la tension insoutenable de Blast et ses "lalala" aussi drôles qu'inquiétants. Narratrice zinzin et possédée, Julie Christmas passe de la poésie à la Björk à l'éruption viscérale à la Queen Adreena. Cependant, on note dans toutes ces facettes une uniformité plus affirmée que sur le premier album, comme si Ridiculous and Full of Blood était l'enfant un peu difforme (mais magnifique) de The Bad Wife et Mariner, perdant en route ses touches plus cabaret et ses numéros théâtraux pour se focaliser sur l'énergie.
Alors bien sûr, une telle générosité, une telle folie, ça ne peut mettre tout le monde d'accord et la traversée de Ridiculous and Full of Blood, pleine de remous, n'est pas sans heurts. Il arrive parfois que l'on éprouve une légère lassitude ou un peu de crispation mais ces imperfections font finalement partie intégrante de l'ensemble : ridicule et pleine de sang, consciente de ses fêlures et ses défauts, Julie Christmas ne triche pas et semble même s'en amuser follement, arrachant son âme pour l'épingler sur chaque morceau avec un acharnement monomaniaque touchant et communicatif. Quand elle étale ses tripes, on l'imagine faire avec ses mains toutes cracra et sanguinolentes, fière du tableau dégoulinant et poisseux qui en résulte. Le résultat est bouleversant, cathartique, sauvage, terrifiant, drôle, introspectif et totalement fou.
A l'école primaire, il y a souvent un gamin qui a pour ami imaginaire des enfants morts et qui collectionne des insectes en leur donnant des noms anglais alambiqués pour faire chic. Ce gamin, c'est Julie Christmas. Mais si vous êtes là, à lire ces lignes, alors vous savez très bien que ce gamin, c'est aussi nous, c'est aussi vous. Ridiculous and Full of Blood est ce genre d'album, entier, honnête et jouissif dans lequel tous les jouets brisés, tous les zinzins un peu boiteux, tous les trucs mignons mais frappadingues se retrouvent avec bonheur. "Nous sommes tous fous ici, vous aussi, sinon vous ne seriez pas là", alors bienvenue dans l'ouragan le plus dingue de l'année !